CHAPITRE 1
Le premier temps : l’enquête éclair
L’enquête est soumise à la dictature du facteur temps. Car presque tout se joue au cours des 24 premières heures suivant la perpétration d’un crime. Et si pendant ces golden hours l’enquête ne s’enclenche pas, il sera plus tard difficile, sinon impossible, de réunir les faits nécessaires à la preuve. C’est ce que des criminologues ont découvert durant les années 1970 à l’occasion de recherches sur plusieurs services de police américains. À cette information cruciale – en rupture avec ce que nous racontent les romans policiers – vient s’ajouter le constat qu’un grand nombre des délits et crimes signalés étaient élucidés par les patrouilleurs arrivés les premiers sur la scène de crime. Par ailleurs, l’examen par les chercheurs du fonctionnement quotidien des services d’enquête permettait de constater qu’en ce temps-là, les détectives peinaient à s’organiser efficacement et à prioriser leurs dossiers.
Puis, vers la fin du xxe siècle et à l’aube du xxie siècle, les observateurs ne pouvaient pas nier les progrès : dans les méthodes techniques et scientifiques d’analyse de la scène de crime, dans l’exploitation des empreintes digitales et de l’ADN, dans les bases de données informatisées, et sans oublier dans la multiplication des traces numériques.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui encore, le premier temps de l’enquête reste décisif : quand des patrouilleurs arrivent sans tarder sur la scène du crime, quand ils obtiennent des informations pertinentes de la bouche de la victime ou des témoins et quand ils font des constatations décisives sur la scène de crime, l’essentiel de ce qu’il faut savoir est déjà acquis. Dans l’analyse menée par Barlatier (2017, p. 127) sur 110 études empiriques, la contribution du patrouilleur à l’enquête apparaît comme le facteur qui contribue le plus à l’élucidation (voir aussi Greenwood et collab., 1977 ; Skogan et Antunes, 1979 ; Eck, 1983).
Dans ce chapitre, nous présenterons un bref bilan des recherches empiriques sur les enquêtes policières effectuées, dans un premier temps pendant la seconde moitié du xxe siècle puis, dans un deuxième temps, durant la dernière décennie du xxe siècle et la première décennie du xxie siècle. Ceci fait, nous enchaînerons sur la question de l’enquête éclair.
Le fonctionnement quotidien des services d’enquête américains entre 1950 et 1980
Au cours des années 1950 et 1960, le détective ayant reçu le rapport du patrouilleur commençait par rencontrer la victime. Si possible, il interrogeait des témoins et, quelquefois, les bases de données. Mais ces fichiers de police étaient peu nombreux et difficiles d’accès. Des traces matérielles étaient parfois prélevées, mais elles étaient sous-exploitées et contribuaient fort peu à l’élucidation. Dans la moitié des cas, les enquêteurs se contentaient d’un examen superficiel et, si la solution ne s’imposait pas rapidement, ils laissaient tomber et passaient à l’affaire suivante.
Dans ces services d’enquête, on déposait quotidiennement un bon nombre de dossiers sur le bureau de chacun des détectives. Parmi ces cas se trouvaient pêle-mêle des affaires faciles à élucider et d’autres très difficiles. Le détective sautait alors d’un cas à l’autre en laissant en friche les plus ardus. Les affaires n’étaient ni filtrées ni priorisées systématiquement, de sorte que les enquêteurs perdaient leur temps à des affaires pratiquement insolubles.
C’est en réaction à cet état de fait que, durant les années 1970, a émergé l’idée d’un système qui permettrait de prioriser les dossiers. Pour éviter que les détectives ne soient submergés par trop d’affaires, on a proposé de réaliser un triage des cas (case screening). Il s’agissait d’identifier les cas insolubles et de les classer « sans suite » pour ne conserver que les dossiers qui présentaient une chance raisonnable d’être résolus. L’information utile à ce filtrage provenait des rapports préliminaires préparés par les patrouilleurs arrivés les premiers sur les lieux du crime, car on avait constaté que les informations recueillies sur la scène de crime par les patrouilleurs prédisaient l’élucidation. Dès 1977, Greenwood rapporte que plusieurs services de police américains avaient déjà mis en place un tel dispositif de triage. À partir d’une liste de critères objectifs tirés du rapport du patrouilleur, on décidait de l’opportunité ou non de lancer une enquête (Greenberg et Wasserman, 1979 ; Eck, 1979 et 1983 ; Reynolds, 1983).
Quand un homicide, un vol à main armée ou un cambriolage était élucidé, il l’était généralement en quelques heures. Par exemple, 74 % des vols à main armée élucidés à Boston l’ont été très rapidement ; certains voleurs ont été pris en flagrant délit (Conklin, 1972 ; voir aussi Greenwood et collab., 1977). S’est alors imposée une distinction décisive entre les deux temps de l’enquête. Premièrement, l’enquête préliminaire, rapide, effectuée sur la scène de crime par les patrouilleurs qui voient et écoutent ce que disent les témoins et les protagonistes de l’affaire. On a utilisé à ce propos le terme de « self-solving », car l’affaire se résolvait d’elle-même. Deuxièmement, l’investigation complémentaire (follow-up), durant laquelle le détective prenait bonne note des informations recueillies par les premiers intervenants ; il les vérifiait, y faisait des ajouts, classait le tout et rédigeait un rapport destiné au procureur chargé des poursuites (Eck, 1983).
C’était il y a un demi-siècle. Maintenant, en ce début du xxie siècle, comment la situation se présente-t-elle ?
La police scientifique s’affirme
Aujourd’hui, la contribution de la police scientifique aux enquêtes est devenue beaucoup plus importante qu’elle l’était durant le siècle précédent. Des spécialistes de scènes de crime interviennent dans les affaires graves. Ils photographient, font des prélèvements et des croquis. Ils recueillent des traces qui seront ensuite expertisées. Les traces les plus courantes sont les empreintes digitales, les traces de sang, les cheveux, les traces de sperme, les traces de balles tirées par des armes à feu, et les empreintes de chaussures et de pneus. L’ADN devient de plus en plus important et conduit à de nombreuses mises en accusation ainsi qu’à des disculpations de coupables présumés. En Grande-Bretagne, au début des années 2000, les traces matérielles recueillies dans le cadre d’enquêtes sur des délits contre la propriété établissaient un premier lien avec le suspect dans 24 % des cas et contribuaient substantiellement à l’élucidation. Ces traces étaient principalement l’ADN et les empreintes digitales. L’automatisation du relevé des empreintes digitales et leur enregistrement dans des bases de données ont contribué à cette performance. Ces traces servent à corroborer des informations obtenues de la bouche des victimes, des témoins ou des suspects eux-mêmes. La présence d’une preuve physique est un bon prédicteur de l’élucidation et fait grimper la probabilité des poursuites. Ces preuves sont particulièrement utiles pour les cambriolages parce que, dans de tels cas, la victime ne sait généralement rien du cambrioleur. Cependant ces traces sont insuffisamment exploitées : les laboratoires de criminalistique, engorgés, prennent des mois à livrer leurs rapports d’analyse. Les traces ne jouent un rôle que dans 5 % des cas analysés par Barlatier (2017). C’est dans les affaires particulièrement ardues qu’elles se révèlent utiles.
Les traces numériques s’imposent
Avec les développements fulgurants de l’informatique, de l’électronique, des téléphones portables, d’Internet, de la vidéosurveillance et des bases de données informatisées de toute nature, la traçabilité des comportements humains a explosé. Le nombre de personnes qui laissent aujourd’hui des traces numériques est sans commune mesure avec le nombre de personnes qui, au cours du xxe siècle, laissaient des traces écrites ou autres (Boullier, 2016). Dans nos pays, la majorité des adultes et des adolescents sont présents d’une manière ou d’une autre sur le Web avec Facebook, les autres médias sociaux, les courriels… De plus, leurs déplacements peuvent être localisés quand ils font des appels sur leur téléphone portable. Les transactions bancaires et commerciales laissent des traces, de même que les communications de toutes sortes et les déplacements, sans oublier les transactions frauduleuses. Les services d’enquête peuvent ainsi connaître les antécédents des suspects, de leurs complices et de leurs victimes. Ils peuvent investiguer leurs réseaux criminels et établir des liens entre les criminels et les victimes, des rapports entre deux crimes. Dorénavant, les enquêteurs peuvent répondre à toutes sortes de questions : où le criminel et la victime étaient-ils à l’heure fatidique ? Que faisaient-ils à ce moment-là ? À qui téléphonaient-ils ?
Les bases de données informatisées sont dorénavant incontournables
Les fichiers de police d’autrefois ont cédé la place à un pullulement de banques de données numérisées, policières et non policières, publiques et privées, ouvertes et fermées. Aujourd’hui, les enquêteurs peuvent consulter des bases de données de ministères, de banques, d’entreprises commerciales, de fournisseurs de services Internet et téléphoniques, sans oublier les immenses bases de données ouvertes à tous comme Google ainsi que des immenses sources fermées comme celles de la RAMQ et de la SAAQ.
Il est ainsi possible de lier un crime qui fait l’objet d’une enquête à un grand nombre d’éléments : à des antécédents criminels, à des crimes semblables, à des victimes semblables ou identiques, à des complices, à des codélinquants… Le passé et le présent des protagonistes d’un crime sont désormais connaissables. Dans les services d’enquête, les croissances parallèles des bases de données et des traces numériques ont rendu indispensable la contribution de l’analyste – souvent un criminologue ou un spécialiste de police scientifique. On a besoin de son expertise pour fouiller dans ces bases de données et exploiter l’information qu’on y trouve (voir les travaux de Horvath, Meesig et Lee, 2001 ; de Roman et collab., 2008 ; de Peterson et collab., 2013 ; de Carter et Carter, 2015 ; de Brown et collab., 2014 ; de Tilley et collab., 2017 ; de Brandl, 2014 ; de Ribaux, 2014 et de Barlatier, 2017).
Un plus grand potentiel d’élucidation
Avec toutes ces innovations scientifiques et technologiques, il devient plus difficile pour les criminels d’échapper aux poursuites. En effet, grâce à ces progrès, les enquêteurs et les criminalistes peuvent détecter de plus en plus de traces matérielles et informatiques, capter de plus en plus d’images, établir de plus en plus de liens entre les entités criminelles et améliorer les communications téléphoniques entre la police et les citoyens. Les policiers et les autres enquêteurs ont dorénavant à leur disposition des téléphones, des ordinateurs, des systèmes de vidéosurveillance, des bases de données, des radars, des balises et toutes sortes d’autres instruments pour découvrir la vérité et en faire la démonstration. Se pourrait-il que ces progrès technologiques aient ...