CHAPITRE 1
Qui sont les critiques ?
Pour ceux qui souhaiteraient trouver ici une charge en règle contre le manque de culture des nouvelles générations de critiques, manque de culture qui expliquerait la vacuité devant laquelle nous nous trouvons, vous êtes dans le mauvais livre. Non pas que je crois que tous ceux qui exercent le métier présentement ont ce qu’il faut pour le faire, mais simplement que le procès d’intention n’est pas mon style et que le fait de blâmer les individus pour l’indigence dans laquelle ils travaillent me semble réducteur. Parce que je les fréquente (comme lectrice), parce que je les rencontre (comme complice), je crois, au contraire, que beaucoup de journalistes culturels ont tout ce qu’il faut pour maintenir une vitalité critique dans nos médias. Mais on leur en donne bien peu les moyens. De plus, si certains d’entre eux n’ont pas ce qu’il faut, la vraie question est-elle de savoir pourquoi untel manque de culture ? Devrait-on plutôt s’interroger sur ce qui pousse certains à lui offrir une tribune ? Comme tout le monde, je devine bien que certaines personnes affectées à la couverture culturelle sont plus intéressées par le divertissement et le vedettariat que par mon idée d’une scène culturelle de qualité. Mais je blâme moins les individus que ceux qui les engagent.
N’empêche qu’il me semblait devoir commencer cette réflexion sur l’état de la critique en répondant à cette question : c’est qui, un critique ?
Dans les médias généralistes, un critique est, la plupart du temps, un journaliste qui a pour mandat de couvrir la scène culturelle. Dans certains cas, il peut s’agir de collaborateurs spécialisés à qui l’on demande de couvrir une partie précise de la production. Dans tous les cas, il s’agit de journalistes ou de collaborateurs qui sont appelés à poser un jugement sur une création artistique. J’inclus dans cette définition les chroniqueurs culturels des émissions télévisuelles et radiophoniques. Même si plusieurs d’entre eux se refusent à se considérer comme des critiques, on leur demande souvent d’exprimer leur point de vue sur les œuvres.
Dans un premier temps, il est important de noter qu’il est à peu près impossible de catégoriser les critiques en fonction de leurs formations. Les parcours menant à ce métier sont multiples. Longtemps, les critiques ont été surtout des passionnés d’art dotés d’un certain sens des communications. Ce cheminement existe encore, mais on constate, chez la jeune génération, de plus en plus de journalistes diplômés dont l’intérêt ou la passion pour la culture les mènent à assumer cette spécialité (ce beat, comme on dit dans le métier pour référer au secteur auquel le journaliste est affecté). Certains ont une double formation (en journalisme et en arts), d’autres ont un parcours plus hétéroclite.
Chose certaine, ce n’est pas le diplôme qui fait le critique.
Ce n’est pas non plus la sécurité d’emploi ! Dans les dernières années, la tendance est nette : si les pigistes sont de plus en plus nombreux au Québec, dans le domaine culturel, ils sont très largement majoritaires. Ceux qui ont des postes permanents semblent être les derniers de leur tribu et la plupart des jeunes critiques rencontrés lors de mes recherches ont fait une croix sur l’idée d’obtenir un poste permanent.
Si la pige a certains avantages, comme celui d’offrir une flexibilité, elle pose aussi des défis de taille au secteur. Elle entraîne d’abord une grande vulnérabilité face aux clients. Ne pouvant pas toujours prévoir qui sera à l’origine du prochain contrat ou même si ce contrat ne sera pas directement dans le milieu culturel plutôt que dans le milieu médiatique, les pigistes peuvent être en position beaucoup plus précaire devant certains aléas du métier ou devant les susceptibilités de certains producteurs ou diffuseurs. Un pigiste qui se retrouve sur la liste noire d’un grand acteur culturel (pour ne pas avoir respecté un embargo, par exemple) n’évolue pas dans la même sécurité qu’un journaliste permanent.
Il y a aussi une limite structurelle au travail à la pige. Conventionnellement, le pigiste de la presse écrite est payé au feuillet. Le reste relève de lui. Veut-il faire de la recherche ? Souhaite-t-il aller plus loin ? Souhaiterait-il se déplacer vers un festival ou une exposition pour rester à l’affût de son domaine ? Tout cela lui appartient, la plupart du temps. Il doit se débrouiller.
Encore là, les cas de figure sont multiples. Que Le Devoir offre un espace à des professeurs d’université pour traiter d’ouvrages très particuliers ne peut pas se comparer aux conditions dans lesquelles travaillent, par exemple, les trois ou quatre pigistes qui traitent le théâtre dans les pages du même journal. Ceux-là doivent cumuler des contrats. Dans le meilleur des cas, ils réussiront à faire tourner leur vie autour du théâtre, histoire qu’une pige en nourrisse d’autres. Dans d’autres cas, ils devront au moins momentanément se rabattre sur d’autres types de contrats, quitte à enlever aux arts le rôle central qu’ils souhaiteraient leur voir jouer dans leur parcours professionnel. Et il ne s’agit que d’un exemple.
En faisant disparaître petit à petit les places permanentes en journalisme culturel, on se prive de la possibilité de développer un bassin d’observateurs privilégiés qui pourraient parfois s’éloigner de la chaude actualité culturelle pour dégager des tendances ou jeter un regard plus large sur le milieu culturel. La prédominance de la pige empêche aussi l’existence d’un tel espace parce que, très souvent, les journalistes se voient distribuer des tâches plutôt que de participer à l’édification d’une certaine idée de la couverture culturelle.
C’est sans compter que le paiement au feuillet peut faire préférer les entrevues et les prépapiers, souvent moins exigeants, moins risqués, moins pressants et plus longs, donc plus payants. Ainsi, le système du journalisme culturel tel qu’il a fini par s’implanter fragilise l’espace critique dans les médias.
La disparition des spécialistes
Je l’ai souligné d’entrée de jeu, le rôle de journalistes culturels spécialisés tend à disparaître. Cela est d’autant plus paradoxal que le recours à des spécialistes pourrait en partie expliquer la prédominance d’un modèle à la pige. Dans les médias électroniques, les critiques, souvent pigistes, sont maintenant presque tous des généralistes. Dans les médias papier, les spécialistes persistent à certains endroits, mais on les voit aussi disparaître.
De façon usuelle, nous pourrions dire qu’un journaliste culturel spécialisé est quelqu’un qui se concentre sur une discipline artistique. Idéalement, le spécialiste serait un journaliste qui possédait de grandes connaissances dans une discipline avant d’hériter d’un beat spécialisé !
Trop souvent, même lorsqu’un journaliste se retrouve à couvrir en priorité une discipline, c’est un peu par hasard, un peu par disponibilité. « Aimes-tu ça le théâtre ? » Et dans plusieurs médias, vous verrez les journalistes passer allègrement d’une discipline à l’autre sans qu’on comprenne ce qui pousse les cadres à assumer que telle personne aura les qualités requises. C’est l’ère du critique ou du chroniqueur généraliste.
Le problème de ce modèle, c’est que sa popularité sous-entend qu’il y a quelque chose dans les arts et la culture qui permet d’en créer une catégorie cohérente et complète, un objet d’intérêt qui forme un tout. C’est la valorisation de l’omnivore culturel qui saute de l’opéra à la BD, et de l’exposition de mode dans un musée à un film d’essai. Ce modèle, souvent repris en table ronde (le fameux modèle de La bande des six), est aussi celui qui prévaut quand vient le temps d’embaucher des chroniqueurs culturels attitrés à des émissions d’affaires publiques ou d’actualité, comme dans les bulletins de nouvelles, les émissions du matin ou du retour à la maison.
Cette définition de l’objet culturel comme un tout indifférencié pose problème. Quel peut bien être le rapport entre l’interprétation d’une symphonie de Beethoven par un grand orchestre et l’exposition d’un centre d’artistes qui s’intéresse, par exemple, à la photographie involontaire ? Ces deux manifestations culturelles n’ont rien à voir l’une avec l’autre, ni dans leur contexte ni dans leur public cible, et encore moins dans leur démarche. Le règne du chroniqueur culturel tient pour acquis que celui qui couvre le champ culturel peut absorber des expériences très différentes et porter un jugement crédible sur celles-ci.
Il faut dire que cette situation est aussi rendue possible dans la mesure où ce qui intéresse la sphère médiatique n’est pas l’œuvre ou la démarche, mais l’événement culturel. Si l’on s’intéresse à la symphonie de Beethoven, c’est probablement parce qu’elle est jouée dans un parc par Yannick Nezet-Séguin. C’est alors le chef et le contexte qui font l’événement. Si l’on s’intéresse à l’exposition d’un centre d’artistes… En fait, je ne sais pas ce qui pourrait vraiment pousser les grands médias à s’intéresser à l’exposition d’un centre d’artistes, à moins qu’il s’appuie sur un scandale de mœurs ou que Marc Séguin soit impliqué ! Une fois de plus, ce serait donc l’événement qui serait en jeu.
Dans les médias électroniques, presque sans exception, les chroniqueurs culturels couvrent les arts et le divertissement, ou les arts et le spectacle. En tout cas, ils couvrent de tout, font de leur mieux, fréquentent des lancements et des spectacles, rapportent l’actualité socioculturelle (les débats sur le financement ou le prix du livre ou autres enjeux) et nous disent, ici et là, ce qu’ils en pensent. Tout ça dans des plages de temps extrêmement réduites. Et même s’ils n’ont pas pour premier mandat de faire de la critique, leur regard sur les arts et la culture n’est pas sans répercussions. Ce travail se fait dans la jovialité – dans ce que j’ai appelé l’été à l’année – qui donne d’emblée une impression positive de ce dont ils parlent.
La critique se porte donc assez mal à la télévision et à la radio. Lors de la parution de la première édition de cet essai, je notais quelques lieux où de petites bulles critiques persistaient. La plupart de ces espaces ont disparu depuis. Après la fin de Voir.tv, les émissions culturelles de Télé-Québec n’ont pas proposé d’espaces criti...