Expansion
La grande transformation
Le milieu du XIXe siècle coïncide avec l’essor en Occident d’un régime de production et d’un mode de développement centrés sur l’industrie et le salariat. L’avènement, qui n’a de cesse d’amplifier par la suite, ne suit pas un patron identique de déploiement dans l’espace, ni par sa cadence ni par son amplitude. Si l’industrialisation et le salariat profitent à plusieurs, ils consolident ou accentuent la vulnérabilité du plus grand nombre. Ils accroissent aussi l’incertitude chez bien des gens. L’angoisse est d’autant plus forte que les changements surviennent de manière précipitée et se font dans plusieurs directions à la fois.
À partir des années 1840, l’Amérique septentrionale devient l’un des principaux terrains d’accumulation capitaliste sur la planète. Vers l’ouest comme vers le nord, les « frontières internes » du continent sont étendues aux limites du territoire accessible. Tout ce qui s’oppose ou contrevient à l’ordre du capital et à ses deux mamelles idéologiques – le droit de propriété privée et la liberté de circulation des individus – est décrié ou ruiné. L’esclavage, les réserves du clergé, le régime seigneurial, une partie des grands domaines fonciers privés et le communautarisme métis sont ainsi abolis par la loi ou disloqués par la force entre le milieu des années 1830 et celui des années 1880. Les Autochtones qui pratiquent encore des modes de vie ancestraux et dont on ne tolère plus le nomadisme, regardé comme inaccordable avec le modernisme, sont pour leur part refoulés aux marges de l’espace exploitable ou dans ses aspérités. Voués à l’assimilation par une série de bills discriminatoires consolidés dans l’Acte des Sauvages de 1876, ils sont mis à l’index de la société qui s’édifie, à l’instar des délinquants, déviants, inaptes et miséreux de toutes natures, que l’on tente de réformer pour juguler en eux les pathologies amorales ou anormales qui les dépravent, les murant dans des pénitenciers, des écoles d’industrie, des maisons d’éducation ou des établissements de correction pour y parvenir.
En pratique, le continent nord-américain est assujetti aux intérêts d’entrepreneurs et de politiciens partageant les mêmes utopies de grandeur. Enfiévrés par l’idéologie du progrès sans mesure, les premiers se lancent dans de gigantesques projets de développement industriel et d’exploitation des ressources naturelles. Les deuxièmes, qui ne se gênent pas pour participer au klondike des canaux et des chemins de fer, où construction rime souvent avec corruption, s’évertuent à favoriser l’élan capitaliste avec un zèle irrésistible. Même les Églises et les organismes religieux participent comme investisseurs au bonanza nord-américain. À tous égards, la seconde moitié du XIXe siècle inaugure une période d’expansion qui, bien qu’elle soit caractérisée par des phases d’accélération ou de ralentissement et impulsée par des sources d’énergie et des produits générateurs qui varient dans le temps, modifiant du coup la géographie du développement continental, ne tarit pas de façon draconienne avant la grande crise des années 1930.
Renommé province de Québec en 1867, le Canada-Est participe de cette métamorphose générale. Le milieu du XIXe siècle est un moment de basculement dans l’histoire du Québec. Il ne concorde pas, comme l’ont écrit bien des éditorialistes depuis Arthur Buies, avec l’exil de la province dans un long hiver de survivance et d’atonie généralisée, sorte de phase dépressive où la parole des traditionalistes et des Églises, celle de l’Église catholique en particulier, s’impose sur la raison sociale comme un vaste linceul sur les intelligences. Cette période marque plutôt le début d’une transformation profonde de la société québécoise et celui d’une formidable mutation et progression de son économie. Sur le plan politique, le « long siècle » qui commence avec l’Acte d’Union voit les leaders canadiens-français poursuivre leurs efforts pour redresser ou maintenir la position du groupement, apprécié comme nation(alité) mais dans des sens variés par les uns ou par les autres, dans le contexte d’une évolution politique instable et compliquée sur le continent. Pour ses promoteurs, contestés mais également appuyés, la décision d’adhérer au projet (con)fédéral de 1867 et de stabiliser la condition canadienne-française dans ce cadre tient d’un pragmatisme politique comportant des éléments d’accommodement et de compromission tout autant qu’elle résulte d’un extraordinaire pari sur la nature et l’orientation du nouveau pays à bâtir.
Transformations tous azimuts
À l’encontre de ce que colporte le sens commun, le Québec n’est pas exempt des dynamismes qui caractérisent foncièrement le XIXe siècle nord-américain. Sur le plan économique comme sur le plan social, il est au contraire marqué par tous les processus structurants de cette époque : industrialisation, prolétarisation, consommation marchande, urbanisation galopante, mouvements migratoires locaux, régionaux et internationaux. À partir des années 1850, le phénomène allant croissant, le Québec entre de plain-pied dans l’univers du capitalisme industriel. Mais tous ses habitants et toutes ses régions n’y pénètrent pas à la même allure et sous les mêmes auspices.
Montréal comme métropole
En Amérique du Nord, Montréal est l’une des villes où la transition vers l’industrie et le salariat se fait avec le plus d’intensité. Impulsée et orchestrée par des entrepreneurs d’origine anglaise, écossaise ou américaine surtout, l’industrialisation de Montréal, qui profite au départ de l’exploitation du pouvoir hydraulique du canal de Lachine, est aussi l’affaire de quelques bâtisseurs francophones. On pense à Augustin Cantin, monarque de la construction navale, ou à Joseph Ambroise Isaie Craig, commerçant prospère qui s’enthousiasme pour l’éclairage électrique en 1878 et forme la Phoenix Electric Co., étouffée quelques années plus tard par la Royal Electric Co. à laquelle sont associés Joseph-Rosaire Thibodeau, Raymond Préfontaine et la famille Forget. Au milieu du siècle, il faut concevoir Montréal comme un pôle de croissance qui, pour les colonies britanniques d’Amérique du Nord, est aussi important que le sont New York, Boston, Baltimore ou Philadelphie pour les États-Unis. L’agglomération principale du Canada-Uni, qui vit au rythme des innovations technologiques affectant les places centrales du monde occidental, comme en témoigne l’inauguration en 1860 du pont Victoria, ouvrage pionnier à l’époque, entre d’ailleurs en concurrence directe avec les cités américaines de la côte Est, chacune s’appliquant à détourner à son profit le trafic continental. Emportées par des patrons souvent peu scrupuleux au chapitre de la morale économique, ces localités dynamiques cherchent à s’imposer comme des centres d’activités névralgiques sur des zones de pourtour en les satellisant dans le processus.
À partir du milieu du XIXe siècle, Montréal devient le moteur de l’économie de la colonie et du Dominion par la suite. C’est dans cette ville, au cœur du quartier de Pointe-Saint-Charles, que le Grand Tronc, compagnie de chemin de fer fondée en 1852 et dont les intérêts sont souvent confondus avec ceux du pays qu’il dessert, possède ses ateliers de réparation, employant pas moins de 750 travailleurs à l’époque, qui dépassent le chiffre de 2 900 en 1881. C’est également dans cette ville qu’ont pignon sur rue les trois vaisseaux amiraux du capital canadien : la Bank of Montreal, le Canada Pacific Railway et la Hudson’s Bay Company, et que réside la classe d’entrepreneurs qui, appelée à devenir faste au point de contrôler 70 % de la richesse du pays en 1900, entreprend de développer le territoire canadien d’est en ouest.
Au moment où le Canada prend son élan comme pays, ce n’est pas Toronto, ville régionale en puissance, mais Montréal, métropole nationale affirmée, port de transit et de transbordement important, terminus de quatre grands réseaux ferroviaires et capitale boursière du nouvel État, qui accueille dans l’arrondissement du Golden Square Mile les magnats de la finance et des assurances, de l’industrie et du transport canadiens, très souvent de souche écossaise, que sont Hugh Allan, George Stephen, John Redpath, George Drummond, Donald Smith, William Watson Ogilvie, Richard Bladworth Angus, Cornelius van Horne (américain d’origine celui-là), Herbert Samuel Holt (natif d’Irlande), Max Aitken et les frères Molson (d’ascendance anglaise), mais aussi Louis-Joseph et Rodolphe Forget, Frédéric-Liguori Béique, et combien d’autres.
Flux migratoires et restructuration du territoire
L’essor industriel de Montréal et sa double connexion au système continental et au système atlantique la rendent attrayante comme lieu d’immigration transitoire ou d’installation durable. Les besoins en main-d’œuvre dans la ville, qui croît à vive allure, font d’ailleurs que cette immigration n’est pas que locale ou provinciale, mais internationale aussi et blanche d’abord. À partir des années 1840, Montréal, mieux située que Québec et Trois-Rivières qui rétrogradent à mesure que l’ère industrielle s’impose sur l’économie du bois, voit sa population fortement augmenter et se diversifier par l’afflux migratoire. Si les Canadiens français sont présents en masse dans la ville, ils ne forment pas la majorité de la population entre 1831 et 1867. Composés de Britanniques d’origine, d’Irlandais, de natifs des Canadas et d’Américains, les « anglophones », qu’on ne peut réduire à l’état de communauté homogène et qui présentent rarement un front uni face aux francophones, sont plus nombreux, réalité qu’ils entendent exploiter en vue de faire de Montréal un lieu qui leur appartient aussi, sinon surtout. Entre les deux principaux groupes linguistiques de la ville s’amorce au milieu du XIXe siècle une rivalité durable pour la mainmise économique, linguistique, symbolique et mémorielle de la métropole.
La présence anglophone ne se fait toutefois pas sentir qu’à Montréal. Elle est également forte à Québec, bien qu’elle soit en décroissance, en Gaspésie, dans l’Outaouais et dans les Cantons-de-l’Est, où la population de langue anglaise est solidement implantée et instituée, bénéficiant des services d’une université – Bishop’s, fondée en 1843 – et des bons offices d’une institution financière, l’Eastern Township Bank, établie en 1859. Au mitan du siècle, le quart de la population de l’ancien Bas-Canada est de langue maternelle anglaise, ce qui fait de la province, à bien des égards, une société à double tradition et horizon culturels dont les valences tournent l’une autour de l’autre comme les hélices d’une structure d’ADN. C’est vers la fin du siècle seulement, et plus encore au suivant, que des immigrants d’autres cultures ou nationalités, des juifs d’Europe de l’Est et des Italiens surtout, mais aussi des Chinois, des Syriens et des Libanais, ajoutent significativement ou modestement aux coloris du paysage ethnique de la province, essentiellement dans la métropole. À l’époque arrivent par exemple de Russie les parents de Saul Bellow, né en 1915 à Lachine et futur Prix Nobel de littérature (à titre de citoyen américain cependant). Au début des années 1930, six pour cent de la population totale du Québec n’est ni française ni britannique d’origine ; sur l’île de Montréal, la proportion atteint cependant 14 % alors qu’elle n’était que de 2 % en 1871 et de 4 % en 1900. Précisons que le yiddish, après le français et l’anglais, est la troisième langue parlée à Montréal entre 1900 et 1950, ce qui témoigne de la place occupée par les juifs...