CHAPITRE 1
Trouver sa voie
Au milieu de l’Atlantique, le Zeelhaen, un trois-mâts chargé de fourrures et de bois, poursuit sa route en direction d’Amsterdam sur une mer déchaînée. Depuis son départ de Manhatte que les résidents hollandais de cette ville préfèrent appeler Nieuw-Amsterdam, où Radisson et le père Poncet ont pris place à bord, le navire a essuyé plusieurs jours de mauvais temps. Le père jésuite en a beaucoup souffert, au contraire de Radisson qui a pris plaisir à observer le savoir-faire de l’équipage jusqu’à ce que cette tempête menaçante se lève. Il lit maintenant dans le visage des marins que la situation est grave.
Le maître d’équipage, Johan Heyn, met sa grande expérience à profit en venant remplacer le barreur. Il se poste sur la dunette arrière, à l’endroit le plus élevé du navire, d’où il surveille les vagues déferlantes qui entourent le bateau. Il dirige avec assurance le Zeelhaen à travers ces flots tumultueux. Les manœuvres qu’il a commandées pour sécuriser le navire sont presque terminées. Les marins redescendent des mâts en vitesse après avoir ferlé toutes les voiles, ne gardant déployées que la moitié de la grand-voile et celle d’artimon, à l’arrière, pour maintenir le cap.
Les hommes de quart se dépêchent de rejoindre le reste de l’équipage dans les quartiers sombres et encombrés où ils dorment, mangent et se reposent, sous le pont. Radisson hésite à les suivre. Il veut rester le plus longtemps possible avec les quatre matelots qui s’affairent à immobiliser les vergues et à attacher tout ce qui pourrait passer par-dessus bord. Accroupi dans son recoin préféré, le dos collé au gaillard arrière qui le protège des embruns, il se sent en sécurité malgré les vagues qui assaillent le petit Zeelhaen, ce navire qui lui avait pourtant paru si grand lorsqu’il y est monté à Manhatte, en comparaison des canots d’écorce auxquels il s’était habitué.
La mer s’élève et roule, s’écroule en rugissant, se relève en un mouvement sans fin que Radisson observe avec fascination. Parfois, l’eau glacée gicle par-dessus sa tête et coule dans son dos depuis la dunette. Qu’importe, puisque l’eau pénètre maintenant dans tout le navire et que tout le monde est trempé.
Tant que dure ce jour grisâtre dont la lumière émane davantage de la mer que du ciel bouché par les nuages, Radisson ne craint rien. Il fait confiance à Johan. Mais il n’ose penser à ce qui adviendra quand la nuit compliquera la tâche du maître d’équipage, surtout si la tempête prend de l’ampleur.
Jamais il n’a vu un aussi mauvais temps.
L’un des matelots vient de terminer sa besogne et court à son tour se mettre à l’abri dans le navire. En passant près de Radisson, il lui crie de l’accompagner. Le jeune homme fait semblant de ne pas comprendre et reste là, même s’il décode maintenant bien le hollandais, après vingt et un jours passés à bord. À l’inverse du bon sens, un officier sort au même moment du gaillard arrière et monte avec peine sur la dunette. Radisson avance de quelques pas pour voir ce qu’il fait là, en se tenant fermement au bastingage. Il a rejoint le maître d’équipage et tous deux tiennent maintenant la barre à quatre mains, de toutes leurs forces, tellement la mer est grosse.
Des vagues furieuses les cernent de toutes parts. Le navire alterne de leur sommet bouillonnant au creux des gouffres effrayants où il pourrait sombrer pour l’éternité. Pendant un moment, en arrivant sur la crête, ils dominent la mer éblouissante qui crache des nuées d’écume blanche. Puis le Zeelhaen plonge dans la nuit abyssale comme dans le ventre d’un dragon. Et le miracle se reproduit. Le navire remonte, fend la crête lumineuse et plonge encore. Radisson est subjugué par ce bal aussi spectaculaire qu’inquiétant.
La tempête gagne encore en puissance.
Des tonnes d’eau frappent de plein fouet la poupe du navire. Le château arrière où loge le capitaine en est chaque fois ébranlé. Les coups de butoir se répercutent dans tout le navire. Radisson sent sans cesse le danger croître. Il s’apprête à rentrer quand le capitaine fait irruption sur le pont. Radisson le regarde gravir l’escalier ruisselant jusque sur la dunette et invectiver Johan en gesticulant. Radisson n’en comprend pas la raison. Les deux hommes se disputent. Les deux barreurs font ensuite virer légèrement le bateau pour lui faire prendre les vagues de trois quarts arrière. Ainsi, la cabine du capitaine sera moins durement frappée. Le navire roule par contre davantage. Radisson a du mal à garder son équilibre.
Quand il s’apprête enfin à rentrer dans le navire, deux énormes vagues conjuguent leur puissance pour former une pyramide monumentale qui domine le Zeelhaen. Elle se dresse presque à hauteur des mâts, roule en direction du bateau et s’abat sur lui en un fracas terrifiant. Radisson a couru pour se mettre à l’abri, mais il est pris de vitesse par la vague qui le plaque sur le pont. Le ressac le projette contre un obstacle solide qu’il heurte violemment. À moitié assommé, il a perdu tout repère. Il suffoque dans l’océan qui le submerge. Un autre courant le jette contre le bastingage auquel il s’accroche désespérément. Le temps fuit, interminable. Il a rejoint les poissons. Enfin, son visage refait surface. Il respire à nouveau, étourdi, hébété, étendu sur le pont qui est passé à la verticale. Le Zeelhaen tangue de façon effroyable. Les vagues assaillent le navire sans relâche par le travers. Il a dévié de sa course et risque à tout moment de sombrer.
Le Zeelhaen se redresse et reste à flot de justesse. Radisson s’inquiète de ce qui a pu arriver au capitaine, au maître d’équipage, à son assistant et aux trois matelots qui étaient demeurés sur le pont. Il aperçoit un rescapé cramponné aux haubans du mât de misaine. Mais aucune trace des autres. Tout a été lavé autour de lui. La mer a fait un grand ménage. Sauf une lourde vergue décrochée du grand mât qui se balance dangereusement sur le pont, pendue au bout d’une corde. La grand-voile est arrachée. Radisson réalise la chance qu’il a eue de ne pas passer par-dessus bord.
Le bateau se stabilise encore. Radisson en profite pour se précipiter dans l’escalier qui mène à la dunette. Là, il ne voit personne, qu’un espace désert balayé par le vent et les embruns. La voile d’artimon aussi est déchirée. Sinistre impression d’être seul au monde. Il doit s’accrocher à la drisse la plus proche pour ne pas tomber. Le navire s’incline à nouveau dangereusement. Presque chaque vague le couche sur le flanc.
Radisson aperçoit enfin le capitaine entortillé comme un pantin de chiffon entre les barreaux du garde-corps, sur tribord. Il entend aussi un bruit anormal, comme une plainte mélangée au hurlement du vent, au tonnerre des flots, une apparence de cri humain. Il cherche. Ne voit rien. Puis il remarque deux bras puissants enserrant la rampe du bastingage de l’extérieur du navire. C’est Johan qui s’accroche à la vie de toutes ses forces et crie à l’aide. Radisson veut le rejoindre mais l’inclinaison du navire est trop prononcée. Au moment opportun, à la faveur du mouvement de balancier qui s’est emparé du Zeelhaen, il s’élance vers le naufragé. Mais le pont qui bascule à nouveau le propulse vers la mer. Il se jette à plat ventre et s’écrase tête première contre le bastingage, dernier rempart qui le garde du côté des vivants.
Visage penché sur les flots rageurs, il serre fermement les bras du maître contre sa poitrine, attendant le prochain redressement du Zeelhaen pour agir. C’est le moment ! Il saisit l’homme de toute son énergie et le tire d’un élan jusqu’à lui. Tous deux restent couchés sur le pont, côte à côte, essoufflés, effrayés, pendant que le navire roule à nouveau. Dès que le Zeelhaen repasse par l’horizontal, Johan se lève et pointe du doigt la manuelle du gouvernail en criant :
— Redresser le navire ! Vite ! Il faut redresser le navire !
Radisson a compris l’appel lancé en langue hollandaise. Tous deux se précipitent sur la manuelle et la tirent de toutes leurs forces, s’aidant de tout leur poids, glissant sur le pont qui valse à mort. Le lourd voilier a pris trop d’eau et résiste à leur tentative. Le maître cherche une solution. Il veut saisir une corde attachée au mât. Radisson la coupe avec son couteau à tête d’aigle et la lui donne. Le maître la fixe solidement à la manuelle puis s’agrippe au mât d’artimon pour ne pas glisser. Ils tirent ensemble à s’en arracher les mains, s’arc-boutent à s’en briser les os. Le Zeelhaen alourdi n’obéit qu’à moitié. La tempête s’acharne à le coucher sur le côté. Le naufrage menace toujours.
Par miracle, deux matelots surviennent sur la dunette. De l’avant du navire où ils se sont abrités, ils ont réussi à franchir la distance qui les séparait du gaillard arrière au risque de leur vie. À quatre, ils parviennent à redresser le navire et à le stabiliser. Le gouvernail tient le coup. Le pire est peut-être passé.
Le maître envoie un matelot ordonner à l’équipage de pomper de toutes leurs forces et lui commande de ramener des hommes pour rescaper le capitaine.
Le matelot et trois costauds réapparaissent sur le pont. Deux d’entre eux tiennent fermement la manuelle du gouvernail pendant que les cinq autres se dirigent vers le capitaine. Les sauveteurs se cramponnent aux cordages, au bastingage, à leurs vêtements, à leur vie, sans jamais perdre de vue la mer en furie. Ils progressent lentement jusqu’au capitaine qui est si mal en point que c’est pitié à voir. Un homme libère sa tête qui se met à bringuebaler à chaque mouvement du navire. Il parvient à dégager son bras, sa jambe fracassée. Mais est-ce que ces morceaux désarticulés font encore partie d’un corps humain ? Le capitaine est méconnaissable. Il faut emmener cette chose enveloppée dans un uniforme à l’intérieur du navire. Radisson porte les jam...