Chapitre 1
1714-1719
Voyage Ă QuĂ©bec, suivi dâun sĂ©jour Ă La Rochelle
[5] DĂšs quâon commence Ă jouir du repos dans un Ăąge mĂ»re, il est juste de reconnoĂźtre ses Ă©garements de jeunesse pour en faire un amande honorable Ă Dieu son crĂ©ateur, par un vĂ©ritable retour vers lui. Jâay trop sensiblement ressenty sa main secourable dans les traverses de ma vie, qui nâa Ă©tĂ© quâun tissu de miserres et de dangers, pour [ne pas] lui en rendre des actions de grĂąces. Câest dans cette vue que jâĂ©cris ces mĂ©moires, oĂč les particuliers jusques aux Ministres trouveront sujets de rĂ©flexion touchant la formation des colonies et le choix des officiers. Mon principal but est de donner une idĂ©e claire et naĂŻve de la Louisianne, de dĂ©crire les mĆurs et les coutumes de ses habitans, le commerce et ce qui sây est passĂ© jusquâĂ prĂ©sent, y emtremeslant mes voyages, mes traveaux et ce que jây ay souferts pendant vingt et une annĂ©e, et dans les vastes pays circonvoisins. Mais avant que dâen venir Ă cette conclusion, il est nĂ©cessaire de dire en peu de mots ma destinĂ©e, embarquement et voyage de France en Canadas.
Je diray donc quâaprĂšs que mon cher pĂšre nâust rien Ă©pargnĂ© pour me faire faire mes Ă©tudes, au lieu de suivre lâexemple de mes frĂšres qui, Ă lâimitation de ce cher pĂšre, prirent les uns le party de la robbe, les autres le rabat avec de bons bĂ©nĂ©fices, moy qui Ă©toit le plus jeune, suivant le penchant de mon Ă©toille, je pris le party des armes et fut cadet dans le rĂ©giment de lâAuxerois, pour lors en garnison Ă la citadelle de Verdun. Mais je nây restay pas une annĂ©e que mon pere obtint de Mr Le Blanc, pour lors Ministre, de me faire passer dans les pays Ă©trangers. On mâenvoya un ordre de quitter ce rĂ©giment et de me rendre Ă Rochefort pour ĂȘtre dans les gardes marinnes. Jâarrivay Ă cette ville recommandĂ© trĂšs particulierrement Ă Mr de la Galisonnierre, alors gouverneur de cette place, et, recommandĂ© de mĂȘme [6] Ă Mr de BĂ©gon, intendant, je fus reçus de ces Mrs avec grande politesse, et le lendemain ils me firent entrer au nombre de Mrs les gardes marinne. Au bout de cinq mois parmi eux, Ă continuer Ă apprendre les mathĂ©matiques pour lesquels jâavois beaucoup dâinclinations, jâust ordre de mâembarquer dans une fregatte de roy nomĂ©e la Victoire, pour faire ma premierre campagne en mer. Elle devoit aller Ă QuĂ©bec, ville capitalle de Canada, pour y porter une somme considĂ©rable dâargent de France, afin de retirer soit disant lâargent de papier qui Ă©toit pour lors en usage dans ces endroits. Il devoit aller avec nous une autre fregatte de roy nomĂ©e lâAstrĂ©e, mais par des raisons connues Ă la Cour la Victoire eut ordre de partir seulle la premierre.
AprĂšs mâavoir emmarinĂ© et payer dans un bateau le tribut Ă la mer, et compter, comme disent les marins, mes chemises, et le vent Ă©tant venus favorable, nous mismes Ă la voille le 21 juillet et partĂźmes sous lâaille de Dieu pour notre voyage. Nous pouvions ĂȘtre au moins 640 personnes, nous nâusmes rien dâextraordinaire pendant notre routte, toujours bons tems et bon vent, et comme on espĂ©roit dâĂȘtre bientost sur le banc de Terre Neuve, on se prĂ©paroit Ă faire le batĂȘme de ceux qui nây avoient pas encore passĂ©s. Câest une cĂ©rĂ©monie que les matelots nâoublient pas de faire aux nouveaux embarquĂ©s, tant pour se divertir que pour avoir quelque profit de ceux qui ne veulent point se laisser mouiller. Je dĂ©criray dans un autre endroit cette cĂ©rĂ©monie, vu que notre capitaine dĂ©fendit de la faire parce que un rouli causĂ© par un coup de mer estropia par le renversement du navirre sur tribord 52 personnes, qui furent brĂ»lĂ©s par le bouillon de leurs gamelles qui tomba sur eux. Mais notre capitaine, [7] aprĂšs avoir fait la dĂ©ffence de faire le batĂȘme, pour satisfaire Ă son Ă©quipage fit donner double pitance de boisson tant Ă dĂźner quâĂ souper, Ă ce jour-lĂ seulement. VoilĂ ce qui causa pour lors que je ne vis point les cĂ©rĂ©monies de mon premier baptĂȘme, qui sĂ»rement auroit Ă©tĂ© fait, et il mâen auroit coĂ»tĂ© du moins ma pistole, qui me resta dans ma poche.
Enfin nous arrivĂąmes sur ce banc fameux et profitable pour ceux qui font leur carĂȘme, ou pour ceux qui ne font que maigre, par les excelentes morues quâon y prend, sur lequel nous ne fĂ»mes pas citost arrivĂ©s que nous donnĂąmes secour Ă un vaisseaux pĂȘcheur qui Ă©toit dĂ©mĂątĂ© de ses trois mĂąts, sans canons, ni poudre, ni boulet, ni mĂȘme compas de marinne, ni bousolle. Deux vaisseaux forbans lâavoient pillĂ© et avoient maltraitĂ© le capitaine et son second. On leur donna de quoy se mĂąter et ce qui leurs Ă©toit nĂ©cessaire. Ils nous apprĂźmes quâil y avoit trois vaisseaux forbans qui avoient connoissance de notre carguaison et de notre routte, et quâils sâĂ©toient ventĂ©s ou de mourir ou de nous prendre. Sur ce, nous continuĂąmes notre routte, veillant sur ceux qui nous cherchoient. Le lendemain au matin nous les trouvĂąmes, et sans faire icy une description de notre combat, câest tout dire quâun se fit sauter en lâair, lâun fut coulĂ© Ă fond et lâautre pris. Mais nous eĂ»mes 190 personnes tant de tuĂ©s que de blessĂ©s, et nous trouvant sans ennemis, notre capitaine jugea Ă propos de relĂącher Ă Sainte Anne du cap Breton. Nous y arrivĂąmes le 21 dâaoust.
La veille de la St Louis on fit pendre tous les forbants au nombre de 91, et on ne rĂ©serva que le seul capitaine pour en faire une exĂ©cution plus cruelle, comme on le verra par la suitte. Nous restĂąmes [8] huit jours Ă cet endroit pour nous reposer et prendre des rafraĂźchissements, et raccommoder de certains endroits de notre navirre qui avoient Ă©tĂ© endommagĂ©s par ces pirattes, aprĂšs quoy nous nous remĂźmes en mer pour aller Ă nottre destination. Mais au bout de 24 heures ceux qui avoient Ă©tĂ© blessĂ©s dans le combat, ainsi que ceux qui avoient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s ainsi que je lâai dis, furent attaquĂ©s du scorbut, maladie trĂšs dangereuse et commune en mer. On ne peut Ă©viter la mort si lâon nâa pas le bonheur dâarriver Ă terre, oĂč on recouvre la santĂ© plus facillement que dans les vaisseaux, et on pouroit fort bien dire que câest lâenvie dâĂȘtre Ă terre qui cause cette maladie. Je nâen fut pas moi-mĂȘme exempt ; elle commença Ă me prendre Ă la jambe droitte Ă un clou ou fronque [furoncle] qui mây Ă©toit venu.
Lorsque nous fĂ»mes hors de la vue de terre, on fit le procĂšs au capitaine des forbans, et il fut comdamnĂ© dâĂȘtre hissĂ© en dehors du navire au bout de la vergue de misenne, par une corde au bout de laquelle il y a un morceau de bois qui passe entre les jambes du criminel, de telle sorte quâil est assis comme Ă califorchon. Ses bras sont attachez avec la corde et son corps pareillement, et cette corde est passĂ©e dans une poulie qui est au bout de la vergue, et de dessus le pont on Ă©lĂšve le criminel jusquâau bout de la vergue en haut. Ensuitte on lĂąche la corde, et sa pesenteur lâentraĂźne, et il tombe dans la mer. Lorsquâil passe entre les deux canons, on les tire Ă la fois Ă poudre seulement. Câest ce quâon nomme la calle. Cette [9] punition marinne se fait quelquefois 7 Ă 8 fois, mais pour ce capitaine forband ne fut point obligĂ© dâĂȘtre par nos gens tirez ni lĂąchĂ©s, mais toujours suspendu au-dessus de lâeau Ă 6 ou 7 pieds, de telle sorte que lorsque le vaisseau rouloit et penchoit du cĂŽtĂ© de babord, il entroit dans la mer, et le vaisseau revenant Ă repancher Ă tribord, il se trouvoit hors de la mer et se seroit Ă©crasĂ© imfailliblement contre les flancs du navire, sâil nâust la prĂ©caution comme il lâavoit de sâen dĂ©ffendre avec ses pieds. On le faisoit assoir tous les repas sur le bord du navirre. Il resta ainsi six jours suspendu mais du six au sept, pendant lâobscuritĂ© de la nuit, il fut coupĂ© en deux par un poisson fort carnacier que lâon nomme requain, comme qui voudroit dire que ce poisson, par le nom que lâon le nomme, seroit le requiem de ceux quâil attrappe.
Ce qui est de particulier câest que ce loup de mer nâa point de yeux et ne voit goutte. Il a deux petits poissons attachez, lâun dâun cĂŽtĂ© prĂšs de ses ouĂŻes, qui le conduissent et qui lui servent de pillotte. De plus ce poisson nâouvre point sa guelle, Ă©tant Ă nager sur son ventre, car il faut pour dĂ©vorer quâil se retourne sens dessus dessous, et lorsque lâon en veut prendre Ă bord des vaisseaux, il faut un fort gros arpon ou crochet de fer tenu par une chaĂźne forte. Au bout de ce crochet on y met un morceau de lard ou de beuf, et lorsquâil lâa avalĂ© et par consĂ©quent accrochĂ©, on le hisse Ă bord. Toutte sa force alors nâest que dans sa queue, qui est capable de casser la jambe dâune personne, puisque jâen ai vu un qui de sa queue cassa la jambe dâune vache. Mais aussitost que lâon lui a coupĂ© le bout, il tombe quelques gouttes de sang, et il est bientost mort. Il y a des matelots qui [10] en ont mangĂ©s, mais on dit quâil donne le flux de sang, et ordinairement les capitaines dĂ©fendent de sâen servir. La cervelle de cet animal aquatique est comme de la bouillie ; on a mĂȘme de la peine Ă la ramasser. Mais exposĂ©e lĂ au soleil, elle vient dĂ»re comme une pierre, et je me suis laissĂ© dire par un de nos chirurgiens quâelle Ă©toit trĂšs bonne pour les femmes enceintes.
Enfin nous arrivĂąmes Ă la ville de QuĂ©bec le 12 de septembre. Je ne ferai point la description de cette ville capitalle du Canadas, je diray seulement quâelle est bien bĂątie, bien fortifiĂ©e, gouvernement intendance, HĂŽtel Dieu servies par des bonnes et charitables religieuses de lâordre de Saint Augustin, quâil y a une trĂšs belle citadelle, un Ă©vĂȘchĂ©. CâĂ©toit Mr lâabbĂ© de Saint-Valier qui en Ă©toit alors lâĂ©vĂȘque, Mr le marquis de Vaudreuil gouverneur, et le frĂšre de Mr BĂ©gond en Ă©toit lâintendant. Comme jâĂ©tois malade du scorbut et que jâĂ©tois dans les gardes marinne, Mr de la Corne, chevalier de Saint Louis et gros major, mâayant pris en amitiĂ© dans le moment mĂȘme de la descente de notre vaisseau Ă terre, je fus envoyĂ© Ă lâHĂŽtel Dieu pour y avoir un lit, au lieu que tous les scorbutiques du navire furent mis dans la citadelle au grand air, et sur des lits posĂ©s sur la paille mise sur le pavĂ© des chambres de cette forteresse. Ă peine y ut-il un jour que je fus dans ce lieu que jâust le bonheur dây trouver une religieuse, demoiselle de Paris, que jâavois connue ainsi que moy dans notre bas Ăąge. CâĂ©ttoit la fille de Mr du Plessis qui avoit passĂ© Ă QuĂ©bec en qualitĂ© de trĂ©sorier, et qui y Ă©toit mort. Cette religieuse sâappeloit la mĂšre Sainte Joseph. Elle avoit [11] avec elle dans ce mĂȘme couvent une sĆur pour compagne nomĂ©e la mĂšre de lâEnfant Jesus, qui prĂ©fĂ©ra de suivre le bon exemple de sa sĆur, se faisant religieuse au lieu de prendre le party du mariage que lui offroit Mr de Cavagnolle, fils de Mr le marquis de Vaudreuil, de telle sorte que ces deux demoiselles et charitables religieuses mâont rendus des services que je nâoubliray jamais, ainsi que Mr de la Corne, homme remply de mĂ©ritte et de bontez.
Jâai dis quâils mâont rendu service, câest pendant le tems de deux annĂ©es que jâay Ă©tĂ© dans cette ville, vu quâĂ©tant bien malade, [mais] non pas du scorbut, dont jâĂ©tois parfaitement bien guĂ©ry par la manierre que lâon retire cette maladie Ă ceux qui en sont attaquĂ©s ; et voicy comme on les traitte. On fait un grand trou dans la terre de la hauteur de la personne Ă prendre depuis les pieds jusquâau col. La terre est passĂ©e au travers dâun crible de bois, les pierres en sont ĂŽtĂ©es, et alors on met le scorbutique dans ce trou debo...