Chapitre 1
Les causes des épidémies au XIXe siècle : un siècle d’incertitudes
Tout au long du XIXe siècle, les maladies infectieuses constituent au Québec la principale cause de mortalité. Les médecins, impuissants à guérir ces maladies infectieuses, concentrent leurs efforts sur le soulagement des malades et sur la prévention. Mais qui dit prévention dit causalité. Or, dans tout l’Occident, les théories sur les causes des épidémies sont diverses, peu fiables et sont loin de faire l’unanimité. Certes, l’approche rationnelle axée sur l’observation et « l’épreuve des faits » permet certaines avancées en matière de prévention, mais elle se heurte à des données contradictoires et fort complexes. Or, si l’on ne s’entend pas sur la cause, on ne s’entend pas sur les mesures à adopter. Avec pour conséquence que les pouvoirs publics ont tout le loisir d’appliquer ou non les mesures préventives proposées par les médecins. L’analyse d’un tel contexte permet d’expliquer l’incohérence et le laxisme des politiques préventives appliquées au gré des intérêts de nombreux acteurs : marchands, commerçants, politiciens, médecins…
Les doctrines pré-bactériologiques
Parmi les théories pré-microbiennes qui circulent au Québec au cours du XIXe siècle, il y en a deux qui servent de cadre général aux interventions des médecins du Québec : l’approche contagionniste et l’approche infectionniste.
Selon la première, l’élément contagieux, alors fréquemment dénommé contagium, se reproduit dans un organisme et peut se transmettre soit directement par contact cutané ou inoculation, soit indirectement par les vêtements, la literie, les objets contaminés, les aliments, les déjections, etc. Au niveau préventif, les contagionnistes, tout en acceptant le rôle de certains facteurs environnementaux, privilégient surtout la mise en place d’une police sanitaire, l’instauration de mesures d’assainissement de l’environnement, l’imposition de mesures de quarantaine et d’isolement et la vaccination dans le cas de la variole. Ils recommandent aussi la déclaration obligatoire par les médecins de tous les cas d’infection, obligation qui suscite une opposition de nombreux médecins du Québec.
Quant à l’approche infectionniste, elle postule que les épidémies sont la conséquence d’une viciation de l’air par des émanations issues des matières en décomposition qui agit comme un poison dans l’organisme humain. Ces émanations sont appelées miasmes pour les matières organiques et effluves pour les matières végétales. Mais c’est le concept de miasme qui sera le plus utilisé.
Les médecins partisans de cette approche accordent donc une importance particulière au rôle joué par l’environnement physique – les saisons, le climat, la modification des conditions atmosphériques – dans la genèse des maladies épidémiques et leurs propagations. Certains médecins tracent des topographies médicales – sorte de cartes environnementales – en tenant compte des éléments géographiques, météorologiques et géologiques. Ils cherchent ainsi à préciser l’occurrence et les conditions d’apparition de certaines maladies épidémiques ou endémiques dans la province.
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Le miasme : un concept mal fondé
À l’instar de quelques termes qui sont apparus dans l’évolution des sciences, le miasme, qu’on associait à un poison, était un concept utilisé par les médecins pour expliquer la naissance et la propagation d’une épidémie. Les concepts ne sont que les étapes provisoires de la construction de la réalité. Certains concepts n’ont toutefois jamais eu d’existence avérée. C’est le cas de l’éther en histoire de l’astronomie. Au XIXe siècle, on pensait que la lumière avait besoin d’un milieu de propagation, l’éther, qui emplissait tout l’Univers. Or, cet élément supposé n’existe pas. Personne ne l’a jamais observé, tout comme le miasme.
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Cependant, l’approche infectionniste n’implique pas la reconnaissance du caractère infectieux au sens moderne d’une transmission d’une maladie par un agent infectieux viral ou bactérien. On n’en est pas encore là. L’infection est envisagée plutôt comme une action perturbatrice exercée sur l’organisme par des miasmes pathogènes. De même, le concept d’épidémie employé de nos jours diffère quelque peu de celui qui était employé durant les deux premiers tiers du XIXe siècle. Il désignait alors toute maladie causée par des agents aériens pathogènes affectant, pour un temps limité, un grand nombre d’individus dans un même secteur plus ou moins étendu. On établissait ainsi une distinction assez nette entre les maladies qui étaient contagieuses (rubéole, lèpre, varicelle, tuberculose…) et celles qui étaient épidémiques (choléra, typhus, fièvre typhoïde, dysenterie…).
Infectionnisme, miasmes et aérisme au Québec
Tout au long du XIXe siècle, c’est l’approche infectionniste qui est dominante au Québec, tout comme elle l’est dans le reste du Canada, en Grande-Bretagne et en Europe continentale. La première revue médicale au Québec publiée en 1826-1827, Le Journal de médecine de Québec/The Quebec Medical Journal, fait mention « d’agents atmosphériques morbides » responsables des épidémies. Dans cette revue, un correspondant de Trois-Rivières établit une causalité entre l’apparition simultanée d’un orage et d’une maladie contagieuse ressemblant au typhus. Il fait mention de vents porteurs « de molécules délétères semblables à celles qui se dégagent des lieux fangeux ou qui contiennent beaucoup de matières végétales en décomposition ».
Cette représentation ancienne est alors encore très répandue. La croyance des Européens et des Nord-Américains en des vents porteurs d’un air fétide et corrompu est attestée par de nombreux auteurs. En revanche, on fait aussi mention de ses effets bénéfiques. Lors de l’épidémie de choléra de 1834, les médecins souhaitent l’arrivée d’un vent du nord pour diminuer la propagation de la maladie. Il en est de même dans les régions européennes, où l’on espérait que les vents océaniques ou en provenance des montagnes diminuent l’intensité des épidémies. Ces observations ne sont pas dénuées de fondement. L’attente d’un vent susceptible d’abaisser la température répond aux données actuelles de la bactériologie concernant la transmission du choléra selon lesquelles les effets pathologiques du bacille seraient au maximum à 37 °C et au minimum en dessous de 16 °C. Sens commun et art médical font ici bon ménage.
Pour plusieurs, les effets des variations barométriques et thermométriques sur les épidémies sont incontestables : les « foyers miasmatiques » varient selon la latitude, la localité et la saison. Un médecin du Québec, citant le rapport du bureau de santé de Londres sur le choléra de 1849, fait état aussi de causes prédisposantes – humidité, malpropreté, matières végétales et animales en décomposition – qui ont rendu l’atmosphère « impure » et ont provoqué l’épidémie. D’autres mentionnent que certaines conditions électriques de l’atmosphère sont des sources probables des épidémies. Un d’entre eux, qui s’intéresse à la nature du choléra et a effectué plusieurs autopsies à cet effet, soutient que cette épidémie est produite par une carence d’électricité dans l’air provoquant l’éclosion de « foyers miasmatiques ». On ne s’étonnera pas qu’il préconise comme traitement l’administration d’un léger courant électrique sur la muqueuse intestinale.
Les autorités médicales réunies à la Conférence internationale d’hygiène de Vienne en 1874 s’accordent sur le fait que l’air ambiant est le véhicule principal de l’agent générateur du choléra. L’approche aériste demeure un modèle explicatif dominant dans la genèse des épidémies.
Mais à mesure qu’on avance dans le siècle, avec dans son sillage une urbanisation croissante, notamment à Québec et Montréal, les médecins ont tendance à restreindre la géographie des causes des épidémies pour s’en tenir aux modifications de l’air « urbain ». Celui-ci est corrompu par l’accumulation des déchets humains, animaux et végétaux. En 1865, le chirurgien William Hingston, lors d’une conférence publique à l’Institut médical de Montréal, fait état des vapeurs issues des immondices de la ville qui coulent dans les canaux souterrains, lesquels contribuent à favoriser l’action des miasmes cholériques. Quinze ans plus tard, un médecin présente les deux causes principales de viciation de l’air : la décomposition des matières organiques autour des habitations et l’émanation des miasmes provenant des égouts et des cabinets d’aisances. Il en veut comme preuve ces deux enfants qui, s’amusant à regarder les ouvriers pendant que ceux-ci travaillaient à déboucher l’égout, furent atteints d’une grave diarrhée.
Ces exemples illustrent la conviction de nombreux auteurs quant au rôle de l’atmosphère dans la genèse ou la propagation des épidémies. Cela peut surprendre. Le phénomène de la contagion paraît pourtant évident et est en partie confirmé par l’avancée des épidémies d’un pays à un autre et d’un port à un autre. Cependant, il faut comprendre que, dans les représentations de l’époque, la contagion d’individu à individu est certes admise par les médecins, mais on se refuse, surtout durant la première moitié du XIXe siècle, à admettre qu’elle peut expliquer la genèse des grandes épidémies. On préfère alors se référer à une grande cause générale : l’altération pathologique de l’air. Tout comme on l’avait fait durant les siècles précédents, nous l’avons souligné, en invoquant une grande cause première : le châtiment divin.
En délaissant cette dernière cause divine à partir du XVIIe siècle et particulièrement au XVIIIe siècle, l’approche plus rationnelle des modèles explicatifs s’est orientée vers une cause naturelle, mais sans délaisser l’idée d’une grande cause générale responsable de toutes les épidémies à partir de laquelle découlent des causes secondes et prédisposantes telles que la peur, l’ivrognerie, les plaisirs malsains… Bref, malgré cette laïcisation de la pensée, les médecins et les autorités publiques demeurent prisonniers en quelque sorte du schéma médiéval lié aux épidémies de peste.
Cependant, les médecins affineront au fil des épidémies leurs modèles explicatifs, ajoutant de nouvelles « entités morbides » et précisant les modalités de contamination de l’air. On se rend compte que la théorie aériste ne peut à elle seule expliquer la genèse et la propagation des épidémies. Certains relèguent les conditions atmosphériques au rang de causes secondes ou de simples vecteurs. Dès lors, les miasmes perdent progressivement, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, leur valeur causale première et spécifique. Désormais, l’air vicié devient une cause prédisposante favorisant, non plus la genèse des épidémies, mais sa propagation. Bref, l’atmosphère devient le médium de communication du « poison du choléra ». L’idée d’une contagion est de plus en plus admise, mais elle est associée, le plus souvent, à une cause secondaire ou prédisposante. En ce qui concerne le choléra ou le typhus, ils admettent que la contamination peut, de manière secondaire, se faire entre les individus. Cependant, à leurs yeux, cette contamination se fait à partir de miasmes répandus dans l’atmosphère. Il n’y a donc pas toujours incompatibilité entre la conception miasmatique et l’acceptation de la contagion directe ou indirecte.
Il demeure que les pouvoirs publics et les marchands accordent leur préférence aux approches ...