20 ans à se souvenir, 20 ans à agir:
la participation des groupes de femmes au colloque
sur la tuerie de Polytechnique1
Sandrine Ricci
« Pourquoi tenir un colloque ayant comme thème Polytechnique, 20 ans plus tard? » Rosa Turgeon, travailleuse au Centre des femmes d’ici et d’ailleurs, adresse cette question sans détour au public réuni. Sa réponse se veut tout aussi directe: « Parce que les violences faites aux femmes proviennent d’un système d’oppression patriarcal encore à l’œuvre aujourd’hui, ici comme ailleurs. » Dans le cadre du colloque international et multidisciplinaire entourant le 20e anniversaire du massacre du 6 décembre 1989, outre les universitaires, nombre d’intervenantes et de militantes féministes se sont prononcées pour contribuer à la réflexion sur un drame qui a marqué le Québec et d’autres régions du monde. En filigrane de cet événement commémoratif, comme de ceux qui se succèdent depuis 20 ans à l’initiative du mouvement féministe: lutte contre la violence faite aux femmes.
Ce grand rassemblement multidisciplinaire fut également l’occasion de faire le point sur les outils d’intervention élaborés en matière de lutte et de prévention contre « les violences masculines contre les femmes et les féministes ». Ainsi, de nombreux groupes de femmes provenant de différentes régions du Québec ont pu présenter leurs initiatives respectives, comme l’Association féminine d’éducation et d’action sociale — Québec (AFEAS), le centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel Entre Elles de Roberval, l’R des centres de femmes du Québec, l’Alliance gaspésienne des maisons d’aide et d’hébergement ou la Table régionale des centres de femmes de Montréal Laval, entre autres. Des intervenantes du ROC (rest of Canada) comptaient aussi parmi les participantes, à l’instar de Jeanne Sarson et Linda MacDonald, du ministère de la Santé de la Nouvelle-Écosse, de Paulette Senior, du YWCA Canada ou encore de Kelly Watt, une romancière survivante de l’inceste. Enfin, le colloque accueillait plusieurs conférencières étrangères, comme la Belge Emmanuelle Mélan, directrice adjointe de Cap-Sciences humaines et coordonnatrice du Réseau pour l’élimination des violences entre partenaires (REV), qui a participé à une table ronde sur la violence conjugale. Plusieurs communications issues du secteur communautaire portaient du reste sur cet enjeu majeur pour la lutte féministe. Grâce à l’atelier de la Table régionale des centres de femmes de Montréal/ Laval, notamment, le colloque a également accueilli plusieurs témoignages de femmes de différents milieux qui, il y a 20 ans, étaient des travailleuses, des étudiantes, des militantes2. Des femmes qui, pour la première fois, ont accepté de partager publiquement ce qu’elles ont vécu, ce qu’elles ont ressenti alors. Des femmes qui ont expliqué l’impact dans leur vie de ce que les anglophones appellent the Montreal Massacre.
Avant « Poly »
En introduction de l’atelier de la Table régionale des centres de femmes de Montréal /Laval, Diana Lombardi d’Info-Femmes3 évoque le contexte social et politique de cette période d’avant « Poly », à savoir la décennie 1980, qu’elle associe à une effervescence du mouvement des femmes. Il semble en effet impératif de rappeler l’époque qui constitue la toile de fond de la tragédie. Le féminisme québécois rayonne alors autant par la création en cascade de multiples groupes de femmes que de l’essor des études féministes à l’université, Relais-femmes et l’UQAM travaillant de concert pour l’avancement des recherches et des actions féministes. En 1986, le Conseil du statut de la femme (CSF) dénombre au moins 473 groupes de femmes au Québec. Le réseau des centres de femmes fleurit et compte pour sa part environ 75 centres. Toujours en 1986, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et l’AFEAS mettent sur pied le Groupe des 13, une coalition de groupes et de regroupements de femmes œuvrant sur le plan national et de tables régionales de groupes de femmes4.
Des spécialistes du mouvement des femmes associent cette période tantôt au féminisme de service5, tantôt au féminisme en actes ou au féminisme d’intervention6. En somme, comme le résume Diana Lombardi lors du colloque, un vaste mouvement des femmes se forme, s’organise, et son travail commence à porter fruit. En vrac, elle mentionne quelques victoires importantes sur le plan législatif:
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1981: La Loi instituant un nouveau Code civil qui reconnaît l’égalité entre les conjoints entre en vigueur. De plus, les femmes gardent dorénavant leur nom et peuvent le transmettre à leurs enfants.
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1986: La Loi sur le divorce réformée: l’échec du mariage est dorénavant la seule cause de divorce, éliminant ainsi la notion de faute. Les époux peuvent conjointement demander le divorce.
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1988: La Cour suprême du Canada invalide les dispositions du Code criminel relatives à l’avortement.
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1989: La Loi favorisant l’égalité économique des époux est adoptée par l’Assemblée nationale: les femmes mariées ont les mêmes droits que leurs maris.
Cela, sans oublier l’affaire Tremblay c. Daigle, qui défraie la chronique quelques mois avant la tuerie de l’École Polytechnique. En août 1989, Chantale Daigle gagne sa cause: un jugement historique de la Cour suprême établit que personne, incluant le géniteur, ne peut s’opposer à la décision d’avortement d’une femme. Au-delà de sa médiatisation et de sa contribution en matière de droits des femmes, cette affaire a été l’occasion d’une très importante mobilisation du mouvement féministe. Diana Lombardi se souvient d’ailleurs que des féministes ont lu le Manifeste des femmes du Québec lors d’une grande manifestation tenue cet été-là7.
Après la décennie 1970 caractérisée par un engagement sociopolitique soutenu qui a apporté d’importants changements sociaux et des gains pour les femmes, le visage du féminisme québécois se modifie donc à partir des années 1980. Ce changement s’opère justement parce que les victoires calment l’indignation face aux inégalités vécues par les femmes8. Il faut ainsi rappeler divers dossiers qui sollicitent les militantes et les travailleuses du mouvement des femmes, alors que la Chambre des communes hésite à reconnaître la violence faite aux femmes en tant que problème social. Les cliniques d’avortement restent peu nombreuses à la fin des années 19809 et elles font toujours l’objet de critiques dans l’opinion publique et dans les médias, lesquels diffusent régulièrement le message que le féminisme est nuisible ou en voie d’extinction10…
Au chapitre de l’antiféminisme, Diana Lombardi rappelle aussi qu’en 1984, Reggie Chartrand, ex-boxeur et militant pro-vie, publie Dieu est un homme parce qu’il est bon et fort: La révolte d’un homme contre les féministes, puis porte plainte contre le Dr Morgentaler et un autre médecin. Le mouvement anti-choix prend d’ailleurs de la vigueur avec l’affaire Daigle. Si le mouvement des femmes se trouve en plein essor sur le plan organisationnel et qu’il est devenu un acteur sociopolitique incontournable depuis les années 1960, il semble que son rayonnement dans la population et les médias reste faible. L’enjeu de l’avortement demeure d’actualité, grâce à l’étonnante résilience des militantes féministes et du mouvement, malgré un contexte relativement hostile notamment marqué par l’antiféminisme (ressac) et, plus récemment, par les perspectives postféministes11.
Invoquant pour sa part le formidable travail de conscientisation des années 1970, les luttes pour le libre choix, pour des garderies populaires gratuites ou un salaire décent et équitable, Louise, travailleuse à Halte-femmes de Montréal-Nord12, explique à quel point il était difficile de croire qu’un événement tel que la tuerie de l’École Polytechnique puisse se produire: « C’était trop gros. C’était désespérant. C’était… Il n’y avait pas de mot inventé pour le dire, ce sentiment. C’était une sorte de cri à l’intérieur, sourd et muet. » Impliquée depuis 21 ans à Madame prend congé13, Micheline Cromp rappelle que malgré les victoires et les années, des femmes sont encore tuées parce qu’elles sont des femmes « dans un pays où on se vante de liberté! Voilà pourquoi aujourd’hui, nous nous rappelons ensemble ce noir 6 décembre 1989 ».
Je me souviens
« Montréal, 6 décembre 1989. Des coups de feu assassins vont changer à jamais la vie d’une société en marche vers l’égalité et jusque-là encore innocente. Innocente comme peut l’être toute personne qui n’a jamais connu l’indicible, comme pouvait l’être encore à la veille de ce jour noir toutes les femmes qui, avec une part plus ou moins grande, consciente et engagée, avaient dans cette marche emboîté le pas de leurs sœurs ou de leurs mères pour obtenir une juste place dans un monde pesant de valeurs patriarcales. » La présentation d’Emmanuelle Mélan, de Belgique, nous livre la perception d’une militante européenne sur un événement aussi marquant que le massacre de Polytechnique dans la communauté féministe mondiale. Pour Silvia, encore aujourd’hui travailleuse à l’Écho des femmes de la Petite-Patrie14, cela signifie « 20 ans à avoir mal, 20 ans à se souvenir, 20 ans à voir la peur rôder ».
Bien des Québécoises, bien des féministes se souviennent dans quelles circonstances elles ont appris la nouvelle, le soir du 6 décembre. Toutes se souviennent du choc, de l’incrédulité, de la peine ressentie, de la peur, de la colère. Des participantes soulignent que le 7 décembre est quant à lui synonyme, comme le formule l’une d’entre elles, d’un « réveil brutal à une réalité affreuse et qui va bientôt devenir paralysante pour certaines ». Ainsi, dans une société aussi évoluée que le Québec, des femmes empruntent les sentiers traditionnellement réservés aux hommes au péril de leur vie. Selon Michelle Issa15, les lendemains du 6 décembre 1989 se caractérisent par « une période d’intenses émotions de tous registres, une période qui marquera le féminisme et la société québécoise à tout jamais ». Par la voix de Marie-Anne Sarrazin (Centre des femmes de Verdun), Michelle raconte la résonance toute particulière qu’a prise la tuerie, alors que deux des victimes de Marc Lépine sont des proches de militantes du Centre des femmes du Plateau Mont-Royal où elle travaille alors:
Le lendemain, j’entre au Centre, mes collègues sont tout aussi fébriles, attristées et muettes que moi. Entre les larmes, les étreintes et les émotions, on écoute le répondeur. Tout à coup, message troublant: Sylvie Haviernick, membre du c.a. et de la chorale, nous annonce, la voix brisée, la mort de sa sœur Maud. On n’y croit pas, on ne sait quoi faire, quoi dire. Comment réconforter, soutenir, survivre! Un peu plus tard, à travers les journaux, on découvre que la fille de la conseillère municipale et l’une des marraines du centre, Thérèse Daviau, fait également partie des victimes. Toute la journée, des femmes entrent pour trouver refuge, pour parler, pour trouver des explications, pour trouver chaleur humaine et réconfort.
« En rentrant dans la classe, se souvient pour sa part Nadia, alors étudiante au cégep, l’atmosphère était sombre et ma professeure pleurait, elle n’était pas capable de parler. Je me demandais ce qui s’était passé. » Alors, la professeure a commencé à libérer sa colère, sa tristesse que ces femmes aient été tuées simplement parce qu’elles étaient des femmes. Maintenant travailleuse au Centre des femmes italiennes, Nadia rend hommage à cette professeure, grâce à qui elle a su, le lendemain de la tuerie, que plus tard elle travaillerait auprès des femmes, ignorant encore comment cet engagement se matérialiserait. Pour Diana, aujourd’hui travailleuse à Info-femmes, la prise de conscience des rapports sociaux de sexes et la certitude qu’elle contribuerait à la lutte pour que de telles horreurs ne se reproduisent pas prennent également forme à l’occasion de la tragédie:
Plantée devant les nouvelles à la télé, j’ai 13 ans. Les larmes coulent spontanément. Je ne comprends pas. Je sais que moi, je veux aller à l’université. Je ne sais pas c’est quoi « féministe ». Mais je comprends c’est quoi être une fille, une femme. Les années passent. C’est finalement mon tour. J’étudie, j’apprends et je gagne malgré lui, malgré eux. Je suis déjà féministe, radicale indignée, déterminée et pleine d’espoir.
Si l’acte de Marc Lépine est bel et bien un acte revendiqué contre le féminisme, quoiqu’en disent les partisans de la thèse du « tireur fou », les commémorations du massacre de l’École Polytechnique sont rapidement devenues l’occasion pour les groupes qui luttent contre les violences faites aux femmes de rappeler l’ampleur du problème. L’ensemble du mouvement des femmes s’efforce donc, tous les 6 décembre, d’attirer l’attention de la population sur les différentes formes de violence générées par la domination masculine, parmi lesquelles la violence conjugale et les agressions sexuelles.
La violence conjugale: traverser la peur, poser des gestes de solidarité
C’est aux côtés du cinéaste André Melançon que Caroline Boudreau, Monic Caron et Nancy Gough, porte-parole de l’Alliance gaspésienne des maisons d’aide et d’hébergement, sont venues présenter le documentaire Traverser la peur16. Réalisé en 2007, il vise essentiellement à sensibiliser le grand public sur la problématique de la violence conjugale. Selon les intervenantes de l’Alliance gaspésienne, ce film a également pour objectif de « rejoindre les femmes et leur permettre de prendre conscience qu’il y a une issue possible ». Le réalisateur André Melançon a opté pour un collage de témoignages de femmes et de jeunes ayant séjourné dans l’un des établissements de l’Alliance. Le docume...