Les médecins québécois francophones
et l’allaitement, 1900-1970:
un discours à la fois
autoritaire et ambigu
Denyse Baillargeon
Nous aurons fait réaliser un grand progrès à l’allaitement maternel, si nous pouvons nous emparer de la mère au plus tard, immédiatement après la naissance de l’enfant.
Si, depuis une trentaine d’années, une proportion croissante de mères québécoises francophones allaitent, durant toute la première moitié du XXe siècle, elles ont été celles qui, comparativement aux femmes des autres groupes ethniques du Québec, nourrissaient le moins. Jusqu’aux années 1960, les franco-catholiques présentaient aussi les plus forts taux de mortalité infantile, une situation qui, avant la Deuxième Guerre mondiale, était en bonne partie attribuable à la «grève de l’allaitement», comme l’exprimait l’un des médecins hygiénistes les plus connus de son époque. C’est d’ailleurs quand la mortalité infantile a commencé à devenir une véritable préoccupation sociale et nationale que les membres de l’élite médicale – médecins hygiénistes, pédiatres, membres des facultés de médecine – ont commencé à faire la promotion de l’allaitement, liant ainsi la question à celle de la survie du peuple canadien-français. Fondé principalement sur l’analyse d’articles traitant de l’allaitement et de la lutte contre la mortalité infantile parus dans quatre revues médicales francophones entre 1900 et 1970, ce texte entend montrer que tout en se gargarisant de propos autoritaires et culpabilisants, tant à l’égard des mères qui recouraient au biberon que des médecins de famille qui toléraient, sinon encourageaient, cette pratique, l’élite médicale a elle-même accordé une très grande attention à «l’alimentation artificielle» des nouveau-nés, selon l’expression consacrée, cultivant une certaine ambiguïté à l’égard du mode d’alimentation qu’elle privilégiait. Au final, suivant sa perspective nationaliste, l’important était que les bébés survivent, quelle que soit la méthode employée et que les mères suivent leurs conseils. La baisse continue de la mortalité infantile tout au long de la période et les changements observés dans l’origine des décès d’enfants après 1940 ont donc eu facilement raison de la volonté de ces médecins «d’imposer» l’allaitement, comme ils prétendaient vouloir le faire au début du siècle.
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C’est au tournant du XXe siècle, alors que la mortalité infantile est désormais perçue comme un véritable problème social, que les médecins, partout en Occident, commencent à faire campagne en faveur de l’allaitement maternel. Le décès d’une forte proportion de nouveau-nés n’était certes pas un phénomène nouveau à cette époque, comme en témoignent de nombreuses études démographiques portant sur des périodes antérieures, mais dans un contexte où les nations industrialisées s’inquiétaient de leur puissance économique et militaire ainsi que du renouvellement de leur force de travail, il devenait une source de préoccupations majeures, préoccupations d’autant plus vives que la natalité était alors en baisse, notamment en France, et que les mouvements migratoires semblaient menacer l’intégrité des populations natives, comme c’était le cas aux États-Unis ou au Canada. La révolution pasteurienne du dernier tiers du XIXe siècle ayant permis de faire le lien entre les diarrhées et entérites qui emportaient nombre de nourrissons et l’ingestion de lait de vache contaminé, cette mortalité infantile paraissait désormais totalement inacceptable; partout en Amérique du Nord comme en Europe de l’Ouest, allait alors émerger un vaste mouvement pour la «sauvegarde de l’enfance», dont l’un des credo serait de remettre l’allaitement maternel à l’honneur pour mieux la combattre.
Le Québec, qui présentait alors les taux de mortalité infantile les plus élevés non seulement à l’échelle canadienne, mais occidentale, n’a pas échappé à cette mouvance. Dès le début du XXe siècle, des médecins travaillant pour les autorités sanitaires provinciales ou municipales de même que des spécialistes des soins infantiles manifestent leur inquiétude à l’égard de ce que l’un d’eux a appelé «notre meurtrière mortalité infantile bien nationale», et commentent avec horreur les statistiques démographiques qui, d’année en année, révèlent que la province remporte systématiquement la palme à cet égard au pays: «malheur irréparable», «massacre d’Hérode permanent», «atroce fléau», «calamité, catastrophe ou plaie nationales», le macabre décomptage annuel leur inspire des métaphores des plus imagées qui témoignent de leur désarroi devant un phénomène qu’ils associent, tout comme leurs collègues français, britanniques ou américains, à l’usage du biberon. Selon certains d’entre eux, c’était près de la moitié des bébés nourris de cette façon qui mouraient avant la fin de leur première année de vie, une estimation sans aucun doute exagérée, mais tout à fait révélatrice des angoisses que leur inspirait cette «saignée nationale». Souvent très proches des cercles nationalistes, imprégnés des débats qui y circulaient, les médecins canadiens-français considéraient en effet que la mortalité infantile des francophones du Québec représentait une véritable menace à la survie de leur peuple déjà fragilisé par l’émigration de milliers de ses membres vers la Nouvelle-Angleterre et par l’ascendant qu’exerçaient les anglophones sur la gouverne du pays. «Au point de vue national, la perte de nos enfants est un malheur irréparable», disait par exemple, en 1909, le Dr Charles Narcisse Valin, professeur d’hygiène à l’Université Laval de Montréal, «parce que notre importance à nous Canadiens français dans le Dominion dépend en grande partie du nombre, or, à cause de la mortalité infantile excessive parmi nos enfants et du nombre toujours croissant des immigrants nous perdons chaque jour du terrain dans le domaine des affaires et dans le domaine de la politique.» Ainsi, pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la survie des enfants était devenue une urgence non pas tant parce qu’il fallait sauver des vies humaines, mais parce qu’il devenait impératif de raffermir la position de la collectivité francophone dans l’espace politique canadien pour assurer son plein épanouissement. L’enjeu se situait au plan collectif et non pas individuel, une perspective largement partagée par ses confrères et qui ne sera pas sans influencer le discours de cette élite médicale face à l’allaitement.
Pour la plupart des médecins hygiénistes et autres spécialistes de l’enfance qui se sont publiquement prononcés sur la question, «l’abandon constant et persistant de l’allaitement maternel» par les mères canadiennes-françaises représentait la principale, sinon l’unique, cause de la mortalité infantile. Du moins, c’est celle sur laquelle ils se sont montré le plus prolixes, non seulement parce que les diarrhées, attribuées à «l’alimentation artificielle», emportaient chaque année un nombre impressionnant de nouveau-nés, mais aussi parce que c’était à peu près la seule cause sur laquelle ils croyaient pouvoir agir. Précisons qu’au cours des années 1926-1930, première période quinquennale pour laquelle nous disposons de données fiables pour l’ensemble du Québec, un peu plus du quart (27%) des décès de nourrissons étaient dus à des diarrhées et entérites, ce qui signifie que les trois quarts étaient morts d’autres causes (prématurité, débilité, malformations congénitales, lésions obstétricales, maladies contagieuses, bronchites et pneumonies, etc.). Mais prises individuellement, aucune de ces autres causes n’atteignait un pourcentage aussi élevé que les deux premières et les médecins n’avaient pas encore de cure à proposer pour les contrer, ce qui ne viendra, en partie du moins, qu’avec l’introduction des vaccins et la mise au point des antibiotiques.
Dans ces conditions, il n’est donc pas étonnant qu’ils aient pris pour cible les problèmes intestinaux et qu’ils aient présenté l’allaitement comme une panacée, quoique leur discours à ce chapitre ait souvent été équivoque, comme on le verra. Chose certaine, l’attention quasi exclusive accordée aux affections gastriques permettait aux médecins d’identifier facilement un ou plutôt une coupable; de leur point de vue, en effet, il ne faisait aucun doute que les mères étaient en grande partie responsables de la mortalité de leurs enfants puisqu’elles s’abstenaient d’allaiter, la plupart du temps sans raisons valables. Ainsi, selon le Dr Gaston Lapierre, pédiatre à l’hôpital Sainte-Justine, les mères évoquaient très souvent la maladie, le manque de lait ou le retour de leurs menstruations pour expliquer leur décision de ne pas ou de ne plus allaiter, ce qu’il interprétait comme autant de prétextes pour camoufler leurs véritables motivations: «La vie hors du foyer de plus en plus marquée, les plaisirs qui prennent le pas plus facilement sur les devoirs, induisent parfois la mère de chez nous […], à chercher le moindre prétexte, à forger la moindre excuse, pour se dispenser d’allaiter. […] L’égoïsme de certaines nourrices qui craignent de diminuer leurs charmes physiques en allaitant est une cause fréquente des petits trucs et des petites histoires qui mènent au sevrage», affirmait-il au début des années 1930. L’idée que les femmes refusaient le sein à leurs enfants pour mieux jouir des plaisirs d’une vie mondaine trépidante revient d’ailleurs à plusieurs reprises sous la plume des hygiénistes, dont le Dr J.-E. Laberge, médecin hygiéniste de la Ville de Montréal, qui, en 1931, affirmait que si les mères étaient plus conscientes des bienfaits du lait maternel, elles renonceraient «à [leurs] distractions, à [leurs] amusements et aux plaisirs mondains…» Peu importe que les mères de la classe ouvrière, où la mortalité infantile faisait le plus de ravages, n’avaient ni le temps de profiter de loisirs, ni l’argent pour se payer des sorties et que leur pauvreté était, justement, l’une des grandes responsables de la mort de leurs enfants: pour cette élite médicale, la cause était entendue et la solution, toute trouvée.
Des statistiques compilées au début des années 1920 par le Dr Eugène Gagnon, surintendant de la Division de l’Hygiène de l’enfance du Service de santé de la Ville de Montréal, à partir de l’examen des dossiers d’un millier d’enfants inscrits aux Gouttes de lait montréalaises, montrent que, dans les faits, une faible minorité de femmes, moins de 10%, n’avaient pas allaité leur enfant durant son premier mois de vie; à six mois, 55% de ces enfants étaient toujours nourris au sein, et 30% l’étaient à 12 mois. Même si elles n’ont sans doute pas été colligées avec toute la rigueur scientifique voulue et qu’elles ne sont pas nécessairement représentatives de l’ensemble de la population féminine – les mères qui se rendaient aux Gouttes de lait étant plus susceptibles d’allaiter plus longtemps –, ces données révèlent que la plupart des mères canadiennes-françaises allaitaient au moins durant une courte période (entre 1 et 2 mois), mais qu’elles avaient effectivement tendance à sevr...