Femmes maghrébines immigrantes au Québec, une « double absence »
Sonia Ben Soltane
Il y a bientôt un siècle, Georges Simmel faisait le portrait de l’immigrant dans la ville de Chicago (Joseph et Grafmeyer, 1979). La figure qui ressortait en filigrane de ses écrits est celle de l’immigrant (et non de l’immigrante) cosmopolite, figure porteuse d’enrichissements, de contacts et d’hybridité. Cette image a longtemps marqué la sociologie de l’immigration en Amérique du Nord et les immigrants étaient souvent présentés comme des agents de changement et de métissage. Les États-Unis et le Canada sont, par ailleurs, encore vus comme des pays d’immigrants, dont les histoires ont été façonnées par les vagues successives d’immigration (Ray et Rose, 2011).
L’étranger/immigrant historique dépeint par l’École de Chicago est un acteur de changements bénéfiques et de dynamisation des villes d’immigration. L’immigrant (et l’immigrante !) contemporain, lui, est maintenu à la périphérie, soumis à une injonction plus ou moins soutenue de « s’intégrer » à sa société d’accueil et de se conformer à ses usages (Bilge, 2010), et sa performance en la matière est évaluée principalement selon sa capacité à s’insérer professionnellement et économiquement. Cette injonction à se conformer semble être plus impérieuse pour les immigrant.e.s racisés, et en l’occurrence les immigrantes maghrébines qui sont le sujet principal de la présente contribution.
Si les premiers immigrant.e.s musulmans de la province passent quasi inaperçus, le renforcement progressif de leur nombre au Québec, et plus particulièrement des Maghrébin.e.s musulmans, s’accélère dès les années 1970 (Helly, 2004 ; Rousseau et Castel, 2005), ce qui les rend de plus en plus visibles, d’autant plus que « la religion et les autres marqueurs culturels » (Maillé, 2002, p. 3) contribuent à racialiser cette communauté. Depuis le début des années 2000, l’immigration maghrébine semble provoquer plus de remous dans l’espace public québécois. Les immigrant.e.s maghrébins sont vus à travers plusieurs stéréotypes négatifs, qui sont autant de freins à leur installation (Bilge, 2010 ; Vatz Laaroussi, 2008). À l’intérieur de ce contexte général, la situation des femmes immigrantes maghrébines semble à certains égards être plus préoccupante (Chicha, 2009 ; Vatz Laaroussi, 2008). Le prisme à travers lequel ces femmes continuent d’être perçues les situe d’emblée dans des catégories passives, lisses et manquant de complexité. Le regard posé sur ces femmes immigrantes racisées, même s’il peut, parfois, sembler bienveillant, est travaillé par une « blanchitude » qui est dénoncée par plusieurs féministes (Bilge, 2010 ; Jaggar, 2005b ; Maillé, 2002, 2014).
Dans la présente contribution, nous nous proposons de faire état des connaissances sur la situation des femmes maghrébines immigrantes au Québec et d’aborder certains enjeux théoriques et pratiques qu’elle soulève. Il est clair que les femmes immigrantes maghrébines sont sur-visibles dans certaines catégories, mais que leur visibilité est paradoxalement moindre dans d’autres débats où on s’attendrait à les voir occuper plus de place. Il est moins question, ici, de visibilité et d’invisibilité que de comprendre le processus par lequel soit on met ces femmes en avant soit on les ignore dans certains débats, dans certains contextes et certaines approches. Une approche postcoloniale et intersectionnelle de la question du genre et de l’immigration permettra de révéler l’imbrication, la manière dont les catégories juridiques et les catégories d’analyse contribuent à cantonner les femmes maghrébines dans certaines localisations sociales et renforcent les disparités de genre dans le contexte migratoire, en plus de sur-visibiliser des femmes dans des stéréotypes lissés, figés, et fantasmés, ce qui les rend doublement absentes à la fois comme femmes et comme immigrantes.
De la nécessité d’une posture postcoloniale et intersectionnelle pour comprendre la visibilité des femmes immigrantes maghrébines
Les Maghrébin.e.s candidats à l’immigration choisissent le Québec, entre autres, parce qu’ils parlent le français, leur « butin de guerre », selon l’expression consacrée par Kateb Yacine. Le Québec a ainsi courtisé, durant les deux dernières décennies, les Maghrébin.e.s, francophones et hautement éduqués, dans ses politiques et stratégies de recrutement des immigrant.e.s qualifiés (Vatz Laaroussi, 2008). Nous considérons que la qualité de francophone active chez l’immigrant.e maghrébin la qualité de l’immigrant.e postcolonial, et met indirectement la France et son passé colonial, le Maghreb et son passé colonial, dans une même photo de famille. Cette charge postcoloniale qui pèse sur l’immigration maghrébine en France se trouve réactualisée et re-spatialisée dans le contexte québécois à travers des mécanismes complexes dont fait partie l’usage de la langue française.
Seule une approche postcoloniale nous permettra de mettre en évidence des éléments de compréhension qui puisent leurs sources dans l’histoire coloniale du Maghreb et du Québec, en passant par la France, et nous nous proposons d’articuler ces dimensions coloniales aux questions de race et de genre dans la situation des immigrantes maghrébines au Québec. Nous rejoignons en cela la position suivante de Chantal Maillé : « Une analyse intersectionnelle révèle les dynamiques de race et de classe et une analyse postcoloniale permet de situer ces rapports de genre, de race et de classe dans le continuum du colonialisme » (Maillé, 2014, p. 43).
« Voir » : le processus de mise en visibilité des immigrantes maghrébines s’articule autour de deux situations. En premier lieu, il y a les catégories d’images où ces femmes sont des figures discrètes et invisibles, et en deuxième lieu, il y a les catégories où leur visibilité est plus que marquée. Nous nous proposons d’interpréter ce jeu de cache-cache, à travers des grilles d’interprétation proposées par des auteures, elles-mêmes immigrantes maghrébines ou d’origine immigrée. Ces auteures ne revendiquent pas toutes une posture postcoloniale, mais elles se prévalent d’une position de « chercheures de l’intérieur », puisqu’elles sont elles-mêmes des femmes, et qu’elles partagent avec leurs sujets de recherche une expérience « viscérale » de l’immigration.
Ces auteures ont permis durant les deux dernières décennies de révéler des pans entiers de la vie des immigrantes maghrébines, principalement en France, et de les exhumer de la sphère privée (Boukhobza, 2005). Elles aspirent à dénoncer la cécité de la recherche académique et officielle en ce qui concerne la situation de ces immigrantes, mais leurs voix semblent minoritaires et leurs lectures de la situation des immigrantes maghrébines ne sont pas prises en considération dans la littérature dominante. Leur positionnement académique est analogue à ce que Spivak (1988) nomme « violence épistémologique », qui est le processus de taire ces voix « subalternes » dans les narrations nationales dominantes.
L’invisibilité provoquée par les catégories juridiques et analytiques de l’immigration
Au Québec, la communauté maghrébine est la communauté immigrante la plus nombreuse. Sur les 235 000 immigrant.e.s reçus au Québec entre 2000 et 2005 (ISQ, 2014, p. 7), la proportion des Maghrébin.e.s est de 16,6 % (MIDI, 2014a), soit 8,0 % venant d’Algérie, 5,7 % du Maroc et 2,9 % de Tunisie (MIDI, 2014c, p. 7). Malgré sa forte présence, cette population semble cumuler des obstacles multiples quant à son insertion dans l’espace public québécois.
Une caractéristique majeure de l’immigration maghrébine au Québec est la prévalence du regroupement familial comme voie d’entrée. Le nombre d’entrées d’immigrantes maghrébines a été de 12 398, pour l’année 2013, soit 23,9 % (MIDI, 2014b) et la proportion des femmes dans la catégorie du regroupement familial est nettement supérieure à celle des hommes (24,6 % comparativement à 16,5 %) (MIDI, 2014d, p. 7). Plusieurs recherches semblent, par ailleurs, corroborer cette propension chez les femmes maghrébines (Chicha, 2009). Sur le plan juridique mais aussi symbolique, les catégories du regroupement familial, ou de « conjoint » d’un « requérant principal », font des femmes maghrébines des immigrantes secondaires et passives dans les projets et dans les parcours migratoires familiaux ; leur mobilité est envisagée comme un corollaire de celle d’hommes qui sont le plus souvent leurs maris et elles se retrouvent ainsi en situation de tutelle légale et morale.
La littérature féministe a, par ailleurs, documenté la persistance jusqu’à une période récente du couple formé de l’immigrant/travailleur et de sa femme/ses enfants, dans l’étude des migrations internationales. En effet, « dans les années 1980, tandis que la figure du “travailleur immigré” des “Trente Glorieuses” s’efface, son épouse et ses enfants attirent davantage les regards » (Guerry, 2009). Les approches féministes de l’immigration ont ainsi permis de mettre en évidence la « secondarité » de la figure de l’immigrante par rapport à celle de l’immigrant, car « dans la plupart des recherches sur l’immigration, les femmes sont [...] appréhendées sous l’angle de l’épouse ou de la mère au foyer, toujours reliées à la figure du “travailleur immigré” » (Guerry, 2009), comme si elles n’étaient que des immigrantes par ricochet.
Au Québec, les catégories de l’immigrant économique et de sa « conjointe à charge » ou venue à travers le regroupement familial semblent contribuer non seulement à brouiller la visibilité des femmes dans les contingents des immigrants, puisqu’elles ne sont pas comptabilisées dans la catégorie principale et la plus visible de l’immigration, celle de l’immigrant économique, mais aussi à brouiller la spécificité des projets et des parc...