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1972: Le salaire au travail ménager
dans l’univers du féminisme
Comment parvenir à rendre compte de façon adéquate, tant d’années après, de ce que fut un courant de pensée féministe et le mouvement qui le sous-tendait? Et, à plus forte raison, comment en arriver à expliquer la pensée et l’action de ce mouvement de façon significative et compréhensible, alors que le contexte politico-culturel et le climat intellectuel de ce temps nous sont aujourd’hui parfaitement étrangers? Comment ce mouvement peut-il trouver résonance aujourd’hui? Comment, à partir de lui, en arriver à offrir, comme le propose ce livre, des outils d’analyse pertinents pour aborder la division sexuée du travail, la critique des systèmes dominants et les différents rapports sociaux qu’ils engendrent?
Il n’est qu’à se rappeler combien, au tournant des années 1970, l’essai de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, paru en 1949, et plus particulièrement son deuxième tome portant sur «l’expérience vécue», nous semblait alors loin de nos réalités et vieilli à bien des égards, nous qui étions nées durant ces années d’après-guerre, et qui cherchions avidement à ce moment-là des assises théoriques à notre nouveau féminisme. Vingt ans nous séparaient de la parution du Deuxième sexe, soit, dans la représentation du temps des jeunes, un u-n-i-v-e-r-s de distance! Or, ce ne sont pas vingt années, mais bien le double, soit quarante ans qui nous séparent maintenant du courant de pensée et du mouvement dont il sera question ici. Probablement le Moyen Âge, aux jeunes yeux d’aujourd’hui.
C’est dire qu’une mise en contexte de l’horizon social, intellectuel et militant du féminisme, ainsi que du quotidien des femmes d’il y a quarante ans est nécessaire pour déchiffrer le monde dans lequel arrivait un livre comme Le pouvoir des femmes et la subversion sociale en 1972, et ce qu’il apportait de nouveau au paysage des idées et de l’action du néoféminisme qui surgissait alors sur la scène politique occidentale1.
Coup d’œil sur le quotidien des femmes
au début des années 1970
Dans la plupart des pays occidentaux, là où est apparu ce qu’il est convenu d’appeler le néoféminisme, ou seconde vague féministe, l’égalité juridique des femmes était loin d’être acquise. Ainsi, pour prendre l’exemple du Québec, la fonction de juré leur était interdite, le mariage civil et le divorce venaient tout juste d’être légalisés, de même que l’homosexualité «entre adultes consentants2». Au même moment, l’avortement connaissait une certaine libéralisation: très peu accessible, il dépendait en plus du bon vouloir des médecins3. Quant à la contraception, la publicité en était interdite. La «pilule» était d’une accessibilité toute relative, car il fallait dénicher un médecin qui acceptait de la prescrire.
La parité salariale était un leurre: les femmes gagnaient généralement la moitié du salaire des hommes. Les plaintes qu’elles pouvaient porter à ce propos les rendaient de plus sujettes à congédiement. Le viol était pénalisé, sauf s’il s’agissait de celui de l’épouse. Il faut préciser qu’à l’encontre de ce que prévoyait le droit pour toute autre infraction criminelle, la femme violée était présumée coupable et devait prouver son innocence. De même, contrairement aux autres personnes, toute femme suspectée de «prostitution» devait, sur simple interpellation policière, expliquer sa présence dans un lieu public. En 1970, le Code criminel canadien faisait en effet toujours de la prostitution un «crime de statut»: il pénalisait les femmes pour ce qu’elles étaient, et non pour ce qu’elles faisaient4. Pour leur part, les femmes autochtones habitant dans des «réserves» vivaient une situation discriminatoire aggravée: elles perdaient leur statut et leurs droits en épousant un non-autochtone5.
Au début de la décennie 1970, les garderies accessibles, financièrement parlant, étaient à toutes fins utiles inexistantes. Quant au taux «d’activité» de la main-d’œuvre féminine (les femmes salariées) par rapport à la population féminine totale, il pouvait osciller, selon les pays, entre le quart et le tiers (pointant vers les 40% dans certains pays d’Europe et d’Amérique du Nord)6. C’est dire que la proportion de femmes dont l’occupation était ménagère à temps plein se situait autour des 2/3: entre 60% au Québec et 72% en Italie. La moitié des épouses d’immigrants au Canada pour leur part travaillaient à l’extérieur du foyer7.
Les femmes salariées étaient très peu syndiquées et se retrouvaient massivement dans les «ghettos d’emplois» féminins (en lien avec leurs tâches familiales). En pratique, le tableau de l’activité féminine s’établissait donc ainsi: le premier enfant venu, les femmes salariées sortaient du marché du travail pour le réintégrer lorsque les enfants étaient «grands». La journée de travail des femmes dans les deux situations était ainsi évaluée: «Celle qui a un emploi au dehors et celle qui a deux enfants ou plus et qui reste à la maison travaillent probablement toutes les deux plus de onze heures par jour. L’Industrie ne tolérerait pas, de façon régulière, une journée de travail de onze heures8».
Quant à la situation des femmes mariées au foyer, elle était peu reluisante en 1970. Pour reprendre l’exemple du Québec, héritier du Code Napoléon et du droit civil français, la loi les a longtemps considérées comme des «incapables», au même titre que les mineurs et les «faibles d’esprit». La puissance maritale et paternelle prévalait en toutes circonstances, et les femmes et les enfants y étaient soumis. En 1964, la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée (présentée par la première femme élue à l’Assemblée législative du Québec, madame Claire Kirkland-Casgrain) avait remédié partiellement à la situation, cependant qu’elle était loin d’être entrée dans les mœurs à la fin de la décennie.
Les pouvoirs publics étaient peu enclins à changer les choses avant l’arrivée du néoféminisme. Au Canada, la Commission Royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, instituée à la fin des années 1960 sous la pression des groupes féminins, pourtant chargée de recommander au gouvernement du Canada les mesures à prendre pour amener les femmes sur les rails de l’égalité, fait peu de cas de la situation des femmes au foyer. À part une recommandation importante sur «le droit à une pension personnelle selon le Régime de pension du Canada ou au Régime des rentes du Québec», et quelques autres recommandations mineures, la Commission d’enquête baisse les bras: «À part quelques rares exceptions, la femme au foyer doit compter sur son mari pour avoir de l’argent. [...] Nous n’avons pas malheureusement de solution globale pour remédier à la dépendance financière de la ménagère9».
Il a fallu attendre la résurgence du néoféminisme au Québec pour voir réalisée en 1971-1972 la première étude d’envergure sur la situation des ménagères: elle était le fait d’un collectif de militantes féministes, dont certaines provenaient du défunt Front de libération des femmes du Québec (1969-1971)10. Cette première tentative de compilation globale de données sur la situation des femmes travaillant à la maison à temps plein a servi, dans les années qui ont suivi, d’outils de formation et d’intervention pour de nombreuses militantes des mouvements féministe, communautaire, syndical, et aussi de partis politiques.
Lorsque Mariarosa Dalla Costa et Selma James vinrent à Montréal au printemps 1973 pour exposer les idées exprimées dans Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, beaucoup de femmes se sont reconnues dans leur discours selon lequel: «Toutes les femmes sont des ménagères.» La question était déjà dans l’air. Des partis politiques d’opposition, de la droite à la gauche, soupesaient l’idée de salarier «la ménagère» (et non le travail ménager lui-même, quelle que soit la personne qui l’exécute). Le Conseil national du Bien-être, organisme autonome chargé de conseiller le gouvernement canadien en matière de bien-être, recommandait un tel salaire dans son rapport de 197211. Tout comme certains auteur.e.s, tels Marcelle Dolment et Marcel Barthe, qui suggéraient en 197312 la création d’une «nouvelle classe de travailleurs», soit les «éducateurs au foyer». Ils proposaient de salarier cet aspect du travail: un salaire à temps complet pour les parents d’enfants de zéro à 6 ans, et à mi-temps pour les parents d’enfants de 6 à 13 ans. Il aurait été versé au parent qui décidait de demeurer au foyer pendant cette période de la vie des enfants. Du côté des associations féminines, l’AFEAS (Association féminine d’éducation et d’action sociale), qui regroupait principalement des femmes au foyer, réclamait depuis 1968 une «allocation de la mère au foyer en reconnaissance du travail d’éducation des petits enfants13».
La perspective exprimée par Mariarosa Dalla Costa et Selma James dans Le pouvoir des femmes et la subversion sociale était toutefois différente. Comme tant d’autres revendications du néoféminisme, elle s’ancrait dans une critique de la société.
Ce que les nouvelles féministes apportent cependant de nouveau, c’est le fait d’inclure ces revendications dans une analyse de la société qui remet complètement en question le rôle traditionnel des femmes dans la famille et qui vise à lutter contre les causes profondes de l’oppression particulière dont [les femmes sont] victimes14 [...]
... dans la société capitaliste, ajouterais-je pour être fidèle à l’esprit de l’époque. Le néoféminisme, en effet, est né dans la mouvance de la nouvelle gauche.
Le néoféminisme: dans la mouvance
de la nouvelle gauche
Un climat social et intellectuel commun unissait grosso modo les groupes autonomes15 de femmes, grâce auxquels le néoféminisme occidental16 a pu voir le jour. Du moins à ses tout débuts, époque qui est celle de la parution du Pouvoir des femmes. Certains écrits du néoféminisme naissant ont tenté d’identifier les courants d’idées du féminisme alors en émergence. On y distinguait généralement trois grandes tendances17, unies sous la bannière de la lutte autonome des femmes: une tendance réformiste (ou libérale), une tendance «nouvelle gauche» (regroupant les «féministes révolutionnaires», ou «politicos» ou socialistes/marxistes non orthodoxes), et une tendance culturelle ou «women’s lib», qui sera qualifiée de radicale18, cette dernière pouvant englober aussi des féministes de la mouvance du gauchisme. Je me limiterai, pour les besoins de ce livre, à l’univers intellectuel de ces deux dernières catégories, notamment parce que les catégories de «nouvelle gauche» et de «radical» sont plus pertinentes vu le sujet. Comme elles ne constituaient pas, au départ, des «appellations contrôlées», elles nécessitent de ce fait quelques clarifications.
La «nouvelle gauche»
En effet, cette «nouvelle gauche», à laquelle participaient maintes militantes des débuts du néoféminisme, se révélait idéologiquement très éclectique en son sein même, et surtout très différenciée selon les pays d’origine des militantes et leurs traditions de pensée sur la transformation sociale.
Aux États-Unis, par exemple, les militantes féministes issues de la «New Left» s’abreuvaient aux idéaux portés par les luttes antiracistes du mouvement pour les droits civils et étaient beaucoup moins marquées et influencées par la tradition de pensée socialiste et marxiste qu’ailleurs, comme pouvaient l’être les militantes féministes de la première heure en France, en Italie ou en Grande-Bretagne par exemple.
Au Québec, société «coloniale-colonisée», une bonne part des militantes francophones de cette nouvelle gauche qui allaient former les rangs du néoféminisme avaient puisé leurs sources intellectuelles chez les penseurs des mouvements de décolonisation et d’indépendance nationale de l’époque (Fanon, Memmi, Césaire, dont les idées étaient véhiculées durant les années 1960 par la revue socialiste et indépendantiste Parti-pris notamment)19.
Ces différents pays connaissaient, à la fin des années 1960 une effervescence sociale sans précédent, que ce soit des mobilisations de travailleurs et d’étudiants, d’Afro-Américain.e.s, de gais et de lesbiennes, d’autochtones, etc. Derrière chacune de ces mobilisations se dessinait, à un degré ou à un autre, selon les différentes problématiques culturelles, raciales ou identitaires, une lutte antiautoritaire, une volonté de changement social et de renversement des équilibres du capitalisme. Il fallait «changer la vie», créer un autre monde où les hiérarchies productrices d’injustices et d’exploitation seraient déracinées et détruites. Le mouvement de libération des femmes émerge de ce contexte de luttes.
Pour celles qui le composaient, le nouveau mouvement des femmes était véritablement un mouvement de libération, solidaire des mouvements de libération nationale anticolonialistes et anti-impérialistes de l’époque (celui des Africains-Américains, des Latino-Américains, des autochtones, des Africains et des Vietnamiens) et des femmes dans ces mouvements. La lutte autonome des femmes avait, elle aussi, sa place sur cet échiquier politique!
Toutes ces militantes, pour légitimer leur nouvelle forme d’intervention et d’action politiques (la lutte autonome des femmes), étaient à la recherche d’une explication à la situation subordonnée des femmes dans la société, que bon nombre d’entre elles vivaient d’ailleurs personnellement à l’intérieur même des groupes de cette nouvelle gauche où elles militaient. On parle ici de la difficulté séculaire des femmes militantes à faire leur place et à se faire entendre en ces lieux de mixité progressiste. Cela était vrai hier20 comme ce l’est vraisemblablement encore aujourd’hui21, mais probablement encore plus hier, alors que l’entrée et l’engagement des femmes dans ces groupes mixtes étaient plus récents.
Cette absence de prise en compte des discours et des dénonciations des militantes par les hommes de cette nouvelle gauche, ce refus de prendre au...