Premier entretien
La mère
France Théoret: Tu as défini, tu as parlé de ton féminisme constamment dans tes livres, mais une chose que tu n’as pas abordée et que j’aimerais que tu abordes, c’est la question de l’origine du féminisme dans ta vie. Alors, tu vas nous apprendre un petit peu quelle a été ta vie.
Et puis aussi, une autre question par rapport au féminisme, c’est à propos des livres que tu as lus et qui ont eu de l’influence sur ta pensée.
Mais commençons donc par ta vie: parle-nous de ta mère – je sais qu’elle y est pour quelque chose dans ton féminisme –, dis-nous ce que tu as envie de nous dire là-dessus. Ce que tu veux que nous connaissions.
Louky Bersianik: Mon féminisme, ça vient de ma mère, même si elle n’a jamais prononcé le mot, même si elle ne le savait pas. Elle a dû souffrir beaucoup en tant que femme. Je peux donner quelques exemples. Connais-tu La destinée la rose au bois, la chanson? Et les paroles?
Oui.
Alors ma mère, quand on était jeune, elle détestait cette chanson à cause de la phrase «Mais c’est l’affair’ des filles de ballier la maison». Pour que les hommes arrivent quatre par quatre en tapant du talon. Elle était féministe, ma mère, par ses actes, par ses paroles, mais elle ne nous en a vraiment jamais parlé. C’est elle qui m’a inspirée.
Ma mère était venue me voir au couvent, j’avais douze ans, c’était tellement rare qu’elle vienne, je pleurais. La joie était trop forte quand elle venait nous voir. Cette fois-là, j’étais seule avec elle au parloir, il me semble. Elle m’avait parlé d’André, mon frère, qui était à Montréal au séminaire en train d’apprendre le latin parce qu’il faisait son cours classique. J’avais dit à ma mère: «Moi, je veux apprendre le latin comme André.» Le cours classique, c’était vraiment... tu le sais, c’était la base de tout. Si tu ne le faisais pas... Quand elle a vu que je voulais apprendre... Au couvent, ils avaient créé une dixième année pour me garder. (Rire.) Je n’ai pas fait ma neuvième année, mais j’ai fait ma dixième. Mais j’étais dans un petit couvent de province où, pour que je reste là et fasse la dixième année, on m’avait demandé d’enseigner la musique aux enfants; en contrepartie, elles m’apprendraient le latin. Ça, ça veut dire que les sœurs étaient au courant.
Mais ce n’est pas là que j’ai appris le latin. Je suis partie de là à quatorze ans, je pense.
Comment s’appelait ce couvent?
Couvent de Saint-Alexandre. C’étaient des sœurs de la Présentation de Marie. J’avais huit ans quand j’y suis entrée.
Tu as fait combien d’années là?
J’ai fait six ans, de 1939 à 1945. Tout le temps de la guerre. C’est le livre que j’essaie de finir, qui s’intitule Érémo. Je dis que ce coin-là, c’est un «érémo», parce que c’est un mot qui veut dire «ermite».
Alors, ma mère, qu’est-ce qu’elle m’a répondu? Elle m’a répondu la phrase de César, que je n’oublierai jamais: «Mieux vaut être le premier dans son village que le second dans Rome», et que, le temps venu, elle irait voir les sœurs de Jésus-Marie à Outremont pour que je puisse m’inscrire au collège. C’est ce qu’elle a fait quand j’ai eu quatorze ans. Ç’a duré cinq ans: je suis entrée en versification, et j’ai continué en belles-lettres, en rhétorique, en philo 1 et en philo 2. Et puis elle avait réussi à avoir un prix spécial. Ma sœur aînée était là pour faire son cours en Lettres et Sciences, c’était quatre ans. On était tous là, mon frère, ma sœur et moi, au même niveau. (Rire.)
Je vois encore où elle était assise, où moi j’étais assise. Ça, c’est ma mère. Ça la définit bien. Elle nous avait mis au couvent. J’en ai souffert, mais je n’en ai jamais voulu à mes parents. Eux, ils faisaient des enfants par curé interposé: il fallait toujours que ma mère soit enceinte, sinon elle n’aurait pas eu l’absolution. Je pense qu’elle détestait ça, tomber enceinte tout le temps. Elle n’était pas faite pour ça.
Mais l’idée d’une éducation pour les filles au collège classique... J’ai déjà lu les statistiques de cette époque. Je cite des historiennes: «Jusqu’en 1960, on compte en moyenne annuellement moins de dix bachelières par collège, sauf au Collège Marguerite-Bourgeoys. À Hull, à Nicolet, à Trois-Rivières, à Chicoutimi et à Rimouski, ce nombre est même inférieur à cinq .»
Dans ma classe, il y avait Lucille Teasdale. On a commencé vingt-cinq et on a fini huit.
Ta mère, comment voyait-elle les études? Et d’où lui venait l’idée de faire instruire ses filles?
Ah! Mon père n’était pas aussi ardent.
Est-ce qu’il était ardent pour les fils?
Non. Ce n’était pas dans sa mentalité. Il venait d’une famille de seize enfants, et il était l’aîné.
Mais il était quand même professeur à l’École normale Jacques-Cartier.
Il disait, je l’ai entendu souvent, des personnes de ma génération: «On n’aura pas d’argent à vous laisser en héritage, mais on va vous laisser l’instruction, si vous voulez vous instruire.» Moi, j’étais celle-là, la première qui a tempêté pour étudier le latin.
Est-ce que ta mère aimait beaucoup les études, ou c’était d’abord parce qu’elle était très à l’écoute de toi?
Je dirais qu’elle aimait beaucoup les études. C’est une femme qui lisait constamment, qui était toujours malade (elle était fragile du cœur). Elle lisait beaucoup, mon père aussi. (Rire.) Lui, il lisait le dictionnaire, debout et, en lisant, il se tournait les cheveux! Colin, mon petit-fils, passe son temps à faire ça aussi: le même geste, exactement le même. Je n’en reviens pas. (Rire.) Il est tellement cute.
Ta mère était-elle vraiment à l’écoute de toi?
Oh oui! Elle était à l’écoute pour ces choses-là. C’est incroyable qu’elle se soit arrangée pour que je fasse mon cours classique! Parce qu’on n’avait pas d’argent pour ça. Et ma sœur était déjà au couvent à Outremont, qui terminait sa versification, la quatrième année du cours classique. Elle était à l’écoute. C’est une femme qui ne parlait pas beaucoup, qui ne se mettait jamais en colère. Je l’ai vue pleurer une couple de fois, quand on déménageait à la campagne. Il y en avait trop à faire. Mais elle n’en faisait pas trop: le ménage, et toutes ces affaires-là, je n’ai pas appris ça d’elle. (Rire.)
Tu as une mère qui écoute ton désir de poursuivre des études classiques et puis tu as une mère qui va faire la démarche. C’est un grand modèle. Mais dans ta vie à toi, qu’est-ce qui t’amène à être féministe?
Eh bien! J’ai toujours, tout le temps... Je me souviens que, quand j’étais au Collège Jésus-Marie, je fumais des Export A parce que c’étaient les cigarettes les plus fortes. Je voulais être égale aux garçons! Je m’affirmais. Freud dirait que c’est «l’envie du pénis». Quand on aime un homme, on a envie de son pénis, hein! C’est sûr. Mais Freud a fait des choses extrêmement perverses avec ce concept.
Je me souviens que, quand j’étais toute petite, j’avais peut être quatre, cinq ans, j’étais tellement contente d’être une fille. J’étais contente parce que tous les gars allaient à la guerre. Moi, je n’avais pas le goût d’aller guerroyer. Je n’ai jamais renié mon sexe: au contraire, je l’affirmais tout le temps! Puis je trouvais ça idiot d’envoyer les garçons à la guerre...
J’ai tellement admiré ma mère aussi. C’est sûr que, quand elle avait ses enfants, il fallait qu’elle nous éloigne d’elle. Et ce n’était pas une femme résignée. Elle était rebelle, mais ça ne paraissait pas.
J’ai toujours adoré mes parents. Je n’ai jamais, jamais eu de révolte contre eux. Quand mon père est mort, j’avais trente ans. Quand ma mère est morte, j’avais trente-trois ans. En psychanalyse, on dit toujours qu’il faut «tuer le père» et «violer la mère». J’ai entendu ça dernièrement! (Rire.) C’est Jean-Claude Carrière, le scénariste, qui disait que, si tu veux bien scénariser, il faut qu’en toi tu veuilles tuer ton père et violer ta mère. C’est très freudien. J’ai écrit beaucoup, mais je n’ai jamais vraiment parlé de mes parents, sauf à la fin de L’Euguélionne. Je ne sais pas si tu te souviens: (Elle lit) «Et sais-tu, dit Ancyl, ce que j’aimerais faire aujourd’hui par-dessus tout? / Ce serait de bercer dans mes bras mon père et ma mère qui ont si peu joui de leurs trous de jouissance parce que ces trous étaient frappés d’interdit. / Hélas, ma mère et mon père ne sont plus de ce monde et mes bras, parfois, sont déserts». Parce qu’on était beaucoup d’enfants, ils ne pouvaient pas nous accorder ce que j’ai accordé à mon fils, qui est un fils unique. Ce fils a compté pour moi, et il compte encore énormément. Je ne sais pas quels sentiments il a, mais j’ai l’impression qu’on s’aime beaucoup.
Ma mère était à l’écoute, oui. C’était un désir très secret, il ne fallait pas que je parle de ça. J’étais très consciente que, pour une fille, faire son cours classique, c’était improbable. Il ne fallait pas y penser! Pourquoi j’ai eu autant d’insistance et pourquoi ma mère a vraiment écouté ça? Sur les autres sujets, ceux qui n’étaient pas importants, on ne peut pas dire qu’on avait l’écoute de notre mère. Elle avait d’autres chats à fouetter. Je l’ai beaucoup aimée, et je l’aime encore. Quand elle est morte, ç’a été comme un poignard là. Mon père a été deux jours à l’hôpital avant de mourir. Ç’a été dur. Mais quand ma mère est morte, ç’a été comme si une partie de moi... Quand mon père est mort, c’est une des deux sources de mon existence... Je n’arrivais pas à accepter ça. J’avais commencé à écrire Le nopal . Puis ma mère est morte. J’étais ...