Care et souci du monde : le jugement politique chez Joan Tronto et Hannah Arendt
SOPHIE CLOUTIER
Dans son article « Care as a Basis for Radical Political Judgments », Joan Tronto avance que l’éthique du care procure un cadre et un climat favorable à l’exercice du jugement politique, ce que les théories universalistes de la justice ne permettraient pas puisqu’elles se fondent sur des principes abstraits et impartiaux. Tronto recherche une pratique du jugement qui serait ouverte à la contingence, à même d’appréhender les événements et les situations de la vie, attentive aux autres. Nous retrouvons sensiblement le même projet dans la réflexion arendtienne sur le jugement politique. Tout comme Tronto, Hannah Arendt critique la moralité kantienne basée sur la raison. C’est vers la Critique de la faculté de juger de Kant qu’elle se tourne pour trouver un modèle de jugement politique. Il est étonnant que Tronto n’ait pas trouvé plus d’inspiration dans la pensée arendtienne, quoique cela puisse s’expliquer par le fait que Juger soit une œuvre inachevée et qu’Arendt puisse sembler théoriquement très loin de l’éthique du care.
Nous proposons une lecture comparative de leur compréhension du jugement afin de mettre en relief certains points de convergence. Nous procéderons en trois étapes. Après quelques remarques préliminaires sur les différences fondamentales entre les deux auteures, nous présenterons l’éthique du care comme critique de la moralité kantienne pour considérer ensuite son apport pour le jugement politique. Nous reprendrons enfin la lecture arendtienne du jugement réfléchissant kantien. Notre lecture comparative se focalisera sur la critique de la moralité kantienne, la mentalité élargie et le souci. Cette lecture permettra de dégager certaines affinités entre la pensée de Tronto et celle d’Arendt tout en contribuant à une meilleure compréhension du jugement politique.
Remarques préliminaires
Avant de commencer, il convient de faire quelques remarques préliminaires puisque Arendt et Tronto n’ont pas les mêmes préoccupations. Arendt ne s’est jamais vraiment intéressée à la question du féminisme et se tenait d’une manière générale à l’écart des mouvements féministes. Il y a dans ses archives quelques notes sur Simone de Beauvoir. Ces notes sont révélatrices à bien d’autres égards mais dénuées d’intérêt pour la théorie féministe. On pourrait remarquer aujourd’hui que plusieurs de ses thèmes ont quelque chose de très féminin, à commencer par la natalité. Mais, contrairement à l’éthique du care, le point de départ de la pensée arendtienne n’est pas le féminisme, mais la perte de la pluralité et la destruction du monde commun dans l’expérience du totalitarisme. De son côté, Joan Tronto part de la discussion sur la voix différente de Carol Gilligan, donc d’une perspective féministe, pour ouvrir l’éthique du care et la faire sortir d’un cadre strictement féministe. À son avis, nous ferions une erreur si nous échouons à généraliser l’analyse du care au-delà du genre. Tous les êtres humains sont engagés dans des pratiques de care, aussi bien comme receveurs que comme donneurs (Tronto, 1995, p. 142).
À cette première différence sur l’origine de leur pensée, il faut ajouter qu’Arendt n’aurait jamais fait des soins du corps quelque chose de politique. Sa distinction entre sphère privée et sphère publique relègue tout ce qui a trait au corps – ce qu’elle nomme le travail du corps ou le métabolisme de la nature – à la sphère privée. La scène politique n’est pas le lieu du corps nu, ou de ce que Giorgio Agamben désigne comme la vie nue. Arendt radicalise d’une certaine manière la sphère politique, qui devient le lieu d’apparition de la liberté, c’est-à-dire le lieu où l’acteur, l’actrice, dévoile sa singularité. L’action politique est l’activité qui correspond à la condition de la pluralité, c’est-à-dire au fait que nous sommes plusieurs à partager le monde ensemble. Arendt définit la pluralité comme « la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne ne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître » (Arendt, 1983a, p. 42-43). Cette unicité de chacun ne peut se révéler que dans l’action et la parole libre. Arendt oppose en ce sens la liberté à la nécessité, l’action au travail. Le travail est l’activité qui répond au processus biologique du corps, à tout ce qui a trait au maintien de la vie. La vie s’impose à nous par nécessité ; nous n’avons pas, par exemple, la liberté de ne pas nous nourrir si nous voulons rester en vie. Ce n’est pas non plus dans le travail que nous pouvons dévoiler notre singularité ; au contraire, le processus biologique fait de nous des êtres naturels, semblables aux animaux.
On peut saisir de l’analyse arendtienne que le politique ne peut commencer que quand les besoins de base sont assurés. Nous savons bien que la solution des Grecs à cette situation passait par l’institution de l’esclavage. Le travail était tout simplement délégué à d’autres personnes, aux femmes ou aux esclaves. L’intérêt de l’éthique du care est justement de se pencher sur cette « délégation » des activités relatives au soin. Dans Un monde vulnérable, Tronto parle d’une marginalisation du care. Elle écrit que « les privilégiés sont donc dispensés de répondre directement aux processus concrets du care et de faire face aux besoins fondamentaux » (Tronto, 2009, p. 166). L’idéal libéral de l’autonomie individuelle contribue à cet obscurcissement des pratiques du care, qui ne sont plus seulement reléguées dans l’espace privé, mais dont on cherche à dénier l’existence même. Arendt n’envisage cependant pas la chose directement de ce point de vue et maintient l’idée que le politique doit être libéré des questions de la vie biologique, de l’activité instrumentale de l’œuvre et de l’économie – toutes ces questions auraient un caractère prépolitique, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont insignifiantes, seulement qu’elles viennent avant l’exercice de la liberté. Selon elle, la perte de la distinction entre les sphères privée et publique viendrait du fait « que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d’une gigantesque administration politique » (Arendt, 1983a, p. 66). Tout en maintenant une distinction tranchée entre les deux sphères, Arendt remarque qu’elles sont interreliées, comme l’ombre et la lumière. Arendt fait sienne la compréhension antique de la vie comme provenant des ténèbres, d’un fond d’obscurité, d’une dimension mystérieuse. De ce fond d’obscurité, l’être vient à l’existence et cette existence correspond à son apparence dans le monde. Elle écrit : « Parce que notre sens du réel dépend entièrement de l’apparence, et donc de l’existence d’un domaine public où les choses peuvent apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée, notre vie intime, est un reflet de la lumière crue du domaine public » (Arendt, 1983a, p. 91). Il s’agit là d’une distinction essentielle qui fait en sorte qu’Arendt ne pourrait pas endosser l’éthique du care, en particulier dans la forme politique que lui donne Joan Tronto. Notre but n’est donc pas de montrer qu’il y aurait une éthique du care dans la pensée d’Arendt ou que Joan Tronto serait une arendtienne qui s’ignore. Cette séparation très tranchée entre sphère privée et publique est sans nul doute un élément qui éloigne la pensée arendtienne de la pensée du care. Sans nier ces divergences fondamentales, nous les laisserons de côté pour nous concentrer sur la question du jugement.
C’est à partir de leur réflexion respective sur le jugement qu’un point de convergence émergera entre ces deux pensées, à savoir le souci pour le monde. Arendt concevait le monde commun comme le réseau de relations tissées entre les gens. Comme elle l’explique : « Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes » (Arendt, 1983a, p. 92). L’amor mundi, le souci pour le monde, désigne l’attention que nous portons aux relations avec les autres, notre soin de la pluralité. Ce n’est pas tout à fait la même chose que le care, au sens du soin porté aux personnes elles-mêmes. Mais d’une certaine manière, le care ne relève-t-il pas de l’amor mundi en ce qu’il contribue à la préservation de la pluralité et du monde commun ? Cett...