Là où je me terre
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Là où je me terre

  1. 212 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Là où je me terre

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Table des matières
Citations

À propos de ce livre

Valparaíso, décembre 1986, tremblement de terre entre les quatre murs d'une maison. Un homme et une femme annoncent à leurs enfants qu'il faut tout laisser derrière et fuir le Chili de Pinochet. C'est Noël, la petite Caroline a sept ans et elle aura la nausée durant tout le voyage.La fillette atterrit à Montréal. En plus de la neige dehors, il y a le tapis rouge vin de l'hôtel Ramada qui accueille les personnes réfugiées en attente de papiers. Il y a aussi Passe-Partout qui semble s'adresser à elle à travers le téléviseur. Après le premier appartement à Montréal-Nord, la classe d'accueil de madame Thérèse qui lui apprend le français, les enfants qui se moquent de ses cheveux et de sa boîte à lunch, la misère des rues d'Hochelaga, il y aura tout ce temps passé dans les banques où ses parents font des ménages. Entre l'exil, les fantômes du passé et le jeu des différences, la petite Caroline camouflera sa furieuse envie de vivre pour ne plus détonner et devenir une immigrante modèle.Mais comment apprend-on à ne plus s'effacer? Peut-on embrasser une nouvelle culture sans renier ses origines? Lumineux et vivant, Là où je me terre sonde la possibilité d'aimer et de lutter sans ne plus avoir à fuir.

Foire aux questions

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Informations

Année
2020
ISBN
9782890917217

III

Where the mothers planted their silence,
their angry daughters sit to uproot it.
Ijeoma Umebinyuo

La grande noirceur

Au Chili, sur un vieux chemin de terre si sinueux qu’on pourrait à peine l’appeler un chemin, juste une trace laissée par l’accumulation de pas qui sont passés par là, un homme de trente-deux ans aperçoit la plus belle fille qu’il ait vue depuis des années. Délicate, les yeux clairs, le visage rond et lunaire à la russe, elle marche d’un pas obstiné, tenant son petit frère récalcitrant par la main. Leurs yeux ne se croisent pas comme dans les films, mais il la voit. Il la voit si bien que lorsqu’elle s’engouffre derrière une porte pour rentrer chez elle, il ne supporte pas de ne plus l’avoir sous les yeux. Il se dit que c’est elle, que ce sera elle, la bonne, si seulement il ose. Il doit l’avoir.
Il va cogner à la porte qui a englouti la belle pour rencontrer ses parents et, suivant le protocole, demande sa main au père, qui accepte immédiatement. Comment pourrait-il refuser? À la suite d’un accident de travail, en plus d’être pauvre, il est devenu aveugle et sait qu’il ne pourra jamais offrir une vie convenable à sa fille. Le prétendant qui se trouve devant lui est un homme sérieux, grand de taille. Il a le respectable métier de marin et est Blanc; le père consent au mariage sur-le-champ. L’affaire est conclue en cinq minutes. La jeune fille n’a pas son mot à dire. Elle n’a que seize ans.
De ce qu’on appellerait aujourd’hui un viol conjugal, mais qu’à l’époque on nommait mariage catholique, est née ma mère.
Pour être honnête, je ne sais pas si mon arrière-grand-père était véritablement aveugle ou si c’était plutôt son fils – le frère de ma grand-mère – qui l’était. Je ne sais pas où se situe la vérité objective; ça ne change rien dans l’histoire familiale. Ce qui est certain, c’est qu’ils étaient pauvres, dépourvus, empêtrés dans cette extrême misère qui ronge les individus, détruit la santé, écrase les corps. Les perpétuelles pénuries de nourriture que le travail éreintant ne réussit qu’à atténuer laissent des traces physiques: des gens lessivés, des personnes usées. La misère des travailleurs pauvres marque les corps, affaisse les visages, courbe les dos, détruit les genoux, plisse les yeux; elle dégrade, vieillit, abîme. Je ne sais donc pas avec certitude si mon arrière-grand-père était vraiment aveugle, mais sa cécité était dans l’ordre des choses, de celles qui arrivent aux gens comme lui. C’était ce niveau de misère, la grande noirceur.
La plupart des familles latino-américaines sont ensevelies sous les secrets qu’elles ne savent pas bien garder. Même à plus de huit mille kilomètres de notre lieu de naissance, ma famille ne faisait pas exception: mon grand-père maternel, le monsieur de trente-deux ans, n’était pas mon grand-père biologique. Je ne connais de cette histoire que les vagues contours d’un aveu fait au téléphone durant une crise de larmes de ma mère. «¡Nunca tuve padre! ¡El hombre que tu llámas tu abuelo me dio solo su nombre1!» m’a-t-elle lancé sur le ton dramatique des telenovelas qui était la norme chez nous.
Quand j’étais petite, je me demandais souvent comment ma grand-mère pouvait à la fois être si dévote et continuellement torturée par le péché. Je ne savais pas ce qui la consumait. Des années plus tard, j’ai appris qu’elle était tombée amoureuse d’un autre homme que celui qui était de seize ans son aîné et auquel on l’avait mariée sans son consentement.
Elle avait eu une liaison avec cet autre homme, marié, qui ne s’est jamais engagé avec elle. Dans la prison que constituait sa vie aux limites si étouffantes, elle avait creusé une tranchée, une marge de liberté qui plus tard la rendrait folle de cette culpabilité chrétienne qui la gardait à genoux. Elle resterait toute sa vie recluse dans le trou qu’elle avait elle-même creusé en se débattant pour s’évader. Frappée de disgrâce et meurtrie par la honte, elle ne se pardonnerait jamais cet écart.
De ce qu’on disait à l’époque être une tentation du diable, mais qu’on appellerait sans doute aujourd’hui un grand amour impossible, est née ma mère.

1 Je n’ai jamais eu de père! L’homme que tu appelles ton grand-père ne m’a donné que son nom!

La bête lumineuse

J’ai toujours aimé fouiller dans les tiroirs des gens. J’ai d’abord cru que cela m’était venu avec l’immigration et la recherche de ma bête lumineuse – cette quête de l’énigme identitaire tassée au fond de la commode, remisée en espérant ne plus y penser, comme si le passé pouvait être enfoui dans le mobilier. Comment ne pas perdre de vue ce qui me constitue lorsque pour être acceptée j’ai appris les codes, les ai chantés en chœur avec les autres; leur vie en refrain, la mienne en lip sync? Comment cadrer dans l’image, même si elle était terne et enlevait des couleurs à mes jours? Comment ne pas m’éteindre, ne pas perdre celle que j’avais été et tout de même avoir un sentiment d’appartenance?
Ma mère m’a pourtant assuré qu’il n’en est rien, que je suis comme ça du plus loin qu’elle se souvienne et que malgré ses nombreux avertissements, je persistais à enfreindre les frontières de la vie personnelle des gens. À peine haute comme trois pommes, lorsque je l’accompagnais chez ses amies pour le thé et qu’elle me perdait de vue trente secondes, je partais à la découverte de leur intimité.
Elle aime me rappeler l’épisode le plus embarrassant, chez sa meilleure amie au Chili. Une fois sur les lieux, après les salutations d’usage, j’ai tôt fait d’aviser la porte fermée de la chambre des parents. Une fois faufilée à l’intérieur, l’archéologie domestique dans laquelle je me suis engagée n’avait plus de limites. J’ai fouillé les tables de chevet, à la hauteur d’une indiscrète de trois ou quatre ans; j’en ai ressorti le contenu. Journal intime et dildo dans une main, j’ai continué à gratter le fond du tiroir.
Dès que leur conversation s’est épuisée et qu’elles se sont mises à ramasser les tasses, j’ai su mes secondes comptées. J’ai tenté de replacer le journal intime du mieux que je pouvais, tandis que le vibrateur me glissait des mains. En tentant de le ramasser, j’ai renversé tout le contenu du tiroir par terre: les crèmes contre le vieillissement, celle contre la vaginite, le lubrifiant, l’huile à massage, le rosaire, les cartes de prières à la vierge Marie et les vieux kleenex. Ma mère, voyant le joyeux bazar, a ri aux éclats, s’est confondue en excuses et a abrégé sa visite en disant que j’étais une enfant entêtée et déraisonnable. Le retour à la maison fut comme d’habitude jalonné par des réprimandes qui ne réussissaient jamais à freiner mes impudences.
Une fois au Québec, j’ai fouiné dans les tiroirs de mes parents un nombre incalculable de fois et fait de leur chambre l’enceinte de mes explorations. Je suis entrée dans leurs garde-robes, j’ai inventorié chacun des petits papiers glanés dans leurs commodes, écorniflé dans toutes les boîtes à chaussures dont mes parents se servaient comme des coffres-forts. Chaque fois que je pensais me trouver au seuil d’une révélation en disséquant le contenu d’enveloppes mal scellées, la déception m’envahissait: des cartes postales défraîchies, des lettres larmoyantes de mes grands-mères et mes tantes, les femmes toujours dépositaires des liens affectifs même quand un continent les séparait, leurs prières sans cesse répétées, de vieilles photographies des lieux que nous avions habités, scrutées cent fois déjà. Je n’y trouvais jamais de secret. Les tiroirs de mes parents étaient la nostalgie faite musée.
Dans un de ses tiroirs, celui du haut à droite, ma mère gardait ses souvenirs de nous, enfants: des vieux diplômes, des cartes d’anniversaire mal dessinées, des bricolages thématiques, des messages pour la fête des Mères, des bulletins du primaire, des souvenirs de nos accomplissements; des babioles sans autre importance que de conserver la mémoire de notre enfance qui avait filé entre ses doigts usés de travailleuse qui n’avait pas pu être toujours là pour nous. Elle en souffrait et nous le disait périodiquement: «Me perdí los mejores años1.»
Elle avait en effet tout sacrifié pour nous, y compris la possibilité d’être avec nous. C’est dans son absence que se lisait son dévouement. Inutile de dire que ce tiroir, elle le visitait régulièrement, y cherchant la lumière de notre enfance et se demandant sans cesse si cette éclipse avait valu la peine.

1 J’ai raté vos plus belles années.

La femme qui plantait des arbres

Il faut avoir côtoyé des analphabètes pour reconnaître la terreur qui se cache dans leurs yeux. La peur d’être repéré. Ces personnes développent des moyens de cacher leur condition, apprennent par cœur les manèges qui déjouent les moins avertis. Mais leur carapace tissée de craintes et de palpitations tremble et chancelle. Suffit d’un faux mouvement, d’un faux pas dans leur habituelle chorégraphie pour que leurs doigts se mettent à trembler, que leur confiance s’effondre.
Grâce à ma mère, j’ai souvent assisté à ce ballet de l’ombre et du doute. Elle était la meilleure pour déceler cette alarme tapie au fond de leurs yeux. Elle les accueillait à la maison. Le premier est celui dont je me souviens le plus.
Chaque semaine, après l’interminable messe dominicale, ma mère ramenait un paroissien à la maison. Remplie d’une volonté chrétienne de faire le bien et d’aider son prochain, elle avait entrepris d’enseigner à lire à un réfugié guatémaltèque. Pour ce faire, il utilisait mes vieux cahiers d’écolière chilienne remplis de petits dessins, avec lesquels j’avais appris à lire et à écrire en espagnol.
Il s’assoyait sur la chaise la plus éloignée de la fenêtre, du côté de la pénombre. Il était devenu un homme aux mouvements calculés, aux réflexes aiguisés. Il avait tout appris sans autre support que sa mémoire. Il vivait dans l’ombre afin d’éviter de se trahir, toute une vie à contre-jour. Je me posais à ses côtés, faisais semblant de faire mes devoirs, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’observer. Du haut de mes dix ans, je voyais l’humiliation sous sa peau.
Mi Mamá. Mi mamá. Mi mamá me ama1.
Il regardait des phrases simples et enfantines sans pouvoir les décortiquer. Et même s’il y arrivait un jour, pensais-je, à quoi cela lui servirait d’apprendre à lire ces inepties? Mi mamá me ama. Dans quelles foutues circonstances cet homme d’âge mûr, sans famille, sans enfants, seul dans un pays qui n’était pas le sien, qui lavait la vaisselle en silence dans un resto-bar miteux de l’est de la ville, pourrait-il utiliser à bon escient la phrase «Ma maman m’aime»? Il ne bougeait ni la tête ni le corps, un des coudes posés sur la table, le regard opaque.
Jusqu’à ce dimanche après-midi de février 1990. C’était un jour ensoleillé d’une beauté incandescente. Une de ces journées d’hiver où l’air est froid, et la chaussée scintillante. Il avait neigé la veille et la ville s’était immobilisée. Ma mère, toujours chic pour la messe, était radieuse, et le givre sur la fenêtre étincelant. Sur la petite table de la cuisine, avec la nappe en plastique transparente et un peu collante, j’ai assisté à un instant d’une rare luminosité: celui où un adulte lit pour la première fois de sa vie des mots qu’il comprend.
Mamá. Mi mamá.
Sur ma petite chaise inconfortable, mon crayon dans la bouche, j’en ai été témoin. Je l’ai vu lire les mots à voix haute en suivant les lettres de son gros index. Et lentement, de sa voix rauque, il a prononcé les bons sons: Mi mamá. Mi mamá. Il a fermé les yeux quelques secondes. Il a répété: Mi mamá. Mi mamá. Mi mamá. Il les a rouverts, et la frayeur avait quitté son regard pour y laisser entrer de la douceur, quelque chose comme une nouvelle clarté. Un poids immense s’est envolé de ses épaules, qu’il a redressées. Une larme est venue nettoyer la peur. Tandis que la lueur dans ses yeux devenait plus chaude, je comprenais que j’avais été sotte. Mi mamá étaient les plus beaux mots du monde.
Ils ont travaillé durant des semaines. Petit à petit, il a appris à décortiquer toutes les syllabes. Il lisait lentement, péniblement, mais il lisait des phrases complètes. Cet homme sans famille venait de passer de l’autre côté. Il ne serait plus jamais seul. Le fil était recousu. Il était désormais lié aux autres êtres humains, ceux d’avant, ceux plus loin. C’était mi mamá à moi qui lui avait donné une filiation, en plein milieu de son premier hiver.
Ce moment de splendeur fut bref. Il y avait encore un nœud dans mon ventre. Tout ce travail, ces heures interminables. Il avait trente-huit ans et venait de lire en espagnol. Il devrait désormais s’attaquer au français et pour ça, ma mère ne pouvait pas l’aider. La route serait longue avant que ses yeux perdent toute obscurité.

1 Ma.
Maman.
Ma maman.
Ma maman m’aime.

Cité RockDétente

Elle écoutait toujours la radio pour accompagner les interminables travaux ménagers qu’exigeait une famille de trois enfants, mais au lieu de la plupart des postes criards du privé, ma mère écoutait le 107,3 FM, Cité RockDétente, la radio de travailleuses domestiques et de femmes au foyer, qui les soutient dans les corvées qui salissent les mains et grugent l’âme au passage.
Jamais il ne lui serait venu à l’idée d’écouter Radio-Canada. La radio d’État essayait de s’adresser aux citoyens; or ma mère n’était pas citoyenne et ne se sentait jamais interpellée par les sujets traités. Certes, on y parlementait parfois au sujet de l’immigration, mais comme s’il s’agissait d’une question complexe nécessitant des explications par des spécialistes. On discutait d’eux, les immigrants, comme s’ils n’entendaient pas, comme on parle de quelqu’un qui n’est pas dans la même pièce. Des experts pouvaient longuement décrire les différentes facettes de la problématique immigrante sans que personne ne pense à tendre le micro à des immigrants. À part la Rumba du samedi à CISM, ma mère préférait de loin une radio qui parle à l’universel: l’amour, la perte, la tristesse, la solitude. Ça, ça la consumait.
Elle javellisait donc la toilette au son de Bruno Pelletier, Il est venu le temps des cathédrales, changeait des draps sales avec Julie Masse, Et même si je survis loin de ton soleil /Je déteste mes nuits, je hais mes réveils, faisait la vaisselle avec Marie-Denise Pelletier, Tous les cris les S.O.S. / Partent dans les airs / Dans l’eau laissent une trace / Dont les écumes font la beauté, et si elle était chanceuse, partait pour son shift du soir avec une vieille rengaine des années 1960 qui demeurait sa préférée, Tous les garçons et les filles de mon âge. Des chansons proprettes et tristes comme bruit de fond à sa mélancolie domestique.
À force de les écouter avec elle, ces chansons ont rempli ma tête. Plus que tous les contes de fées ou les films de Disney, c’est à Cité RockDétente que je dois le romantisme hétéronormatif qui a guidé si longtemps ma vie de jeune fille. J’apprenais aussi et surtout, en même temps que ma mère, le français avec comme professeurs Roch Voisine, Ginette Reno, Marjo et Gerry Boulet. Nous retenions toutes les deux les innombrables mots pour dire amour, lassitude et abandon en québécois populaire. Nous sommes ainsi entrées dans la culture québécoise par la porte de derrière. Celle de la musique que l’on met à la fermeture des bars (Marie Carmen, L’aigle noir), celle qui aide à tuer le temps dans la salle d’attente pour les services sociaux au CLSC (Éric Lapointe, N’importe quoi), celle qui joue pour tromper la monotonie quand on fait la file à la banque pour déposer les chèques maigrelets du lavage de vitres payé au noir (Luc de Larochellière, Sauvez mon âme). De la musique qui se plaint pour ma mère qui était épuisement et chagrin.
J’ai souvent entendu des intellectuels à cinq cennes baptiser cette chaîne avec condescendance Cité Rock Matante. Ce poste de radio a pourtant été mon institutrice et la seule véritable amie québécoise de ma mère des années durant.
Cité Rock Immigrantes.

Y est midi moins quart et la femme de ménage
est dans l’corridor pour briser les mirages

Une grande percée du féminisme a été de libérer les femmes blanches d’une partie des travaux domestiques pour les faire exécuter par d’autres femmes, immigrantes comme ma mère, qui se tapait la double tâche d’être à la fois ménagère chez elle et subalterne dans des foyers huppés. Jusqu’à sa retraite, ma mère a travaillé à torcher les salles de bain des gens qui avaient des choses plus importantes ou moins dégueulasses à faire. Elle faisait des ménages, comme on dit.
Payée sous la table par des gens tout à fait respectables, ma mère ne bénéficiait d’aucun avantage social autre que l’aléatoire humeur de ses divers employeurs: pas de congés de maladie, pas de vacances payées, et lorsque les employeurs partaient en voy...

Table des matières

  1. PROLOGUE
  2. I
  3. II
  4. III
  5. ÉPILOGUE
  6. Remerciements