Les femmes:
une autre externalité
à internaliser?
CÉLINE HEQUET
Merci à Valérie Lefebvre-Faucher et à Camille Robert sans qui la rédaction de ce texte n’aurait pas été possible
Comme femme et comme biologiste, je m’intéresse à la fois au féminisme et à la crise écologique, mais en tant qu’enjeux séparés, rangés dans deux petites cases distinctes, comme je range mes culottes dans un tiroir et mes chaussettes dans un autre. En écologie, je me suis penchée en particulier, au cours des cinq dernières années, sur la gestion de ce que l’économie orthodoxe appelle les «biens et services environnementaux non marchands», c’est-à-dire tous ces pans de nature qui ne sont pas (encore) tombés sous le règne de la marchandise. Du côté du féminisme, je côtoie surtout des matérialistes, et c’est donc principalement aux idées de ces femmes qui se sont pensées comme classe que je me suis intéressée plus récemment.
Dans le présent chapitre, j’aimerais introduire une chaussette dans le tiroir des culottes, comme tente de le faire l’écoféminisme depuis les années 1980, pour voir s’il n’y aurait pas un lien à établir entre ces pans de nature qui n’ont pas (encore) de valeur économique et le travail gratuit des femmes. Je ne compte pas fournir ici des réponses définitives, mais plutôt identifier des similitudes d’un côté et soulever des distinctions de l’autre. Ce ne sera que le début d’un long travail à approfondir.
Penser une économie de l’environnement,
mais laquelle?
Que ce soit les changements climatiques, une perte de biodiversité assez importante pour être qualifiée de «sixième extinction de masse» ou l’accumulation de polluants dans l’air, dans l’eau et même dans les organismes que nous consommons, la crise écologique est non seulement bien réelle, mais aussi réellement menaçante. Elle soulève de graves questions sur notre mode de production et sa viabilité.
Chez les économistes, les inquiétudes à propos des limites de la croissance remontent aux classiques: Adam Smith, le révérend Malthus et David Ricardo, aux XVIIIe et XIXe siècles. C’est cependant au cours de la première moitié du XXe siècle que l’on commence à se pencher sérieusement sur l’usage des ressources naturelles, principalement les ressources agricoles et forestières. Après la Seconde Guerre mondiale, à la suite de la publication d’un rapport faisant état de l’épuisement de ces ressources, l’économie de l’environnement et l’économie des ressources naturelles deviennent des disciplines à part entière. Toutes deux s’inscrivent dans le paradigme dominant en économie, soit le paradigme néoclassique, et leurs travaux s’orientent vers le calcul de niveaux optimaux de pollution et le développement d’outils de marché pour les atteindre.
L’économie écologique, quant à elle, se développe plutôt dans les années 1980, notamment en réponse aux difficultés qu’éprouvaient l’économie de l’environnement et l’économie des ressources naturelles à tenir compte des recherches en sciences naturelles, mais aussi afin d’influencer la législation. Cependant, plutôt que de tenter un changement de paradigme, certains chercheurs de cette nouvelle discipline se contentent de relier les modèles écologiques et économiques standards par des initiatives visant à évaluer les écosystèmes en termes monétaires, comme dans l’importante étude publiée dans Nature en 1997, qui chiffre l’ensemble des écosystèmes de la planète.
L’évaluation monétaire des écosystèmes laisse supposer que la crise de la biodiversité pourrait être surmontée sans changement institutionnel ou politique majeur. On adopte le langage dominant en «économicisant l’écologie». En retour, l’économie doit elle aussi être «écologisée». C’est pourquoi l’on s’attarde à ce que l’on considère comme de simples défauts du modèle standard afin de les corriger.
L’externalité environnementale
comme simple erreur de marché
C’est ainsi que l’économie néoclassique a développé le concept d’externalité, soit une erreur de marché qui survient lorsqu’un producteur engendre des coûts pour lesquels il ne paie pas (les dommages à l’environnement, par exemple) ou des bénéfices pour lesquels il n’est pas compensé (la protection de l’environnement, par exemple). Selon cette théorie, la présence d’externalités constituerait l’une des situations dans lesquelles le marché faillit à réaliser une allocation efficace des ressources (tout comme la présence de monopoles ou d’oligopoles, notamment). Dès lors, la solution à la crise écologique reposerait simplement sur l’internalisation des externalités dans les calculs économiques, ce qui mènerait alors à une allocation véritablement efficace des ressources et limiterait ainsi la destruction de la nature.
Cependant, certains des coûts et bénéfices que l’on cherche à internaliser concernent des «biens» et «services» qui n’ont pas de marché, parce qu’ils sont publics. Comment connaître leur valeur s’il n’existe pas de marché compétitif où se croiseraient l’offre de divers producteurs privés et la demande du public? Il n’y a ici qu’un seul producteur, et c’est l’État.
En fait, on en connaît généralement l’offre puisque l’on a une idée des sommes que devra débourser l’État pour fournir tel ou tel «bien» ou «service» environnemental. Par exemple, on sait approximativement combien coûte le reboisement d’un quartier ou l’ouverture d’un parc national. Par contre, il est plus compliqué d’estimer la demande du public pour de telles choses.
Les méthodes d’évaluation monétaire de la nature
Plusieurs méthodes ont été développées afin d’évaluer la demande pour des «biens» et «services» environnementaux publics, dont les méthodes dites de «préférences révélées». Par exemple, au moyen de la méthode des coûts de voyage, on tente d’évaluer la valeur d’un paysage, d’un parc ou d’un écosystème selon ce que les gens révèlent être prêts à payer pour aller les voir. De son côté, la méthode des prix hédonistes s’appuie sur ce que les gens sont prêts à payer pour améliorer la qualité de leur environnement, tel que révélé par l’achat d’un filtreur à eau ou d’une maison dans un secteur boisé, par exemple.
Cependant, ces méthodes reposent sur l’utilisation directe de ces «biens» et «services» environnementaux. Or, certains pans de nature peuvent être valorisés simplement parce qu’ils existent et parce qu’on veut les léguer aux générations futures, sans considération pour l’usage que l’on pourrait en faire. C’est le cas, par exemple, de la sauvegarde d’espèces que l’on n’ira jamais voir ou qui n’ont pas d’utilité pour les humains.
Seule une méthode de préférences dites «déclarées», telle la méthode d’évaluation contingente, permet de mesurer cette valeur dite «de non-usage». Cette méthode est reconnue comme la meilleure pour l’évaluation de biens non marchands parce qu’elle est simple et flexible. En effet, elle repose sur un sondage dans lequel on demande aux individus de déclarer combien ils seraient prêts à payer pour conserver un bien environnemental, s’ils avaient à le faire (par exemple, au moyen des impôts). Les réponses sont donc contingentes à un marché hypothétique, qui se substitue au marché inexistant afin de faire émerger la valeur économique.
Selon ses partisans, cette méthode permet de pallier l’invisibilité de la nature dans nos choix économiques. En effet, en l’absence d’évaluation monétaire, on en viendrait parfois à échanger les «biens» et «services» environnementaux à coût nul, alors que ceux-ci peuvent être extrêmement coûteux à remplacer.
Les critiques orthodoxes et hétérodoxes
Les méthodes d’évaluation monétaire de la nature, qui sont le préalable à l’internalisation des externalités, ont cependant été largement critiquées. D’abord par des économistes orthodoxes, parce qu’elles sont susceptibles d’engendrer une série de biais qui font douter de leur fiabilité. Par exemple, les réponses peuvent être biaisées lorsque les répondants comprennent que le montant déclaré influencera une décision publique, sans pour autant entraîner une tarification: ils peuvent alors donner un montant plus élevé que leur capacité à payer afin de «voter» pour l’option de conservation (biais stratégique). Il faut également souligner que ce ne sont pas toutes les personnessollicitées qui acceptent de répondre aux questionnaires. On peut supposer que les personnes les plus à même d’y répondre sont celles qui sont le plus préoccupées par les enjeux environnementaux (biais d’autosélection).
Les économistes hétérodoxes, eux, se sont davantage attaqués aux fondements théoriques des méthodes d’évaluation. Ils notent que les calculs micro-économiques qui permettent d’estimer la demande pour un «bien» ou un «service» environnemental présument un comportement humain reposant uniquement sur une éthique utilitariste. Une décision serait considérée comme «bonne» si elle entraîne plus de conséquences positives (bénéfices) que négatives (coûts). Il n’y aurait donc aucune considération morale en jeu, seulement des combinaisons de c...