Pluralité et altérisation des voix féminines
à Femme d’aujourd’hui:
les femmes blanches des régions
et les femmes des Premières Nations
Adèle Clapperton-Richard et Catherine Laplante
Diffusée entre 1965 et 1982, l’émission d’information Femme d’aujourd’hui (FA), présentée à la télévision de Radio-Canada, est allée à la rencontre de femmes de la francophonie canadienne, principalement au Québec, avec l’objectif, notamment, de cerner leurs besoins, leurs préoccupations, leurs aspirations. Qualifiée par Radio-Canada d’émission phare de la télévision québécoise, FA relevait du Service des émissions féminines télévisées et a été reconnue pour sa participation aux changements sociaux de la période cruciale des décennies 1960 et 1970 au Québec, de même que pour sa contribution à la diffusion d’idéaux féministes – des idéaux féministes qui demeurent, il faut le dire, essentiellement alignés sur les préoccupations des femmes blanches urbaines de classe moyenne. FA s’inscrit dans le contexte du renouveau du mouvement féministe majoritaire au tournant des années 1970, au moment où la Commission fédérale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (commission Bird) se penche sur des enjeux liés aux conditions des femmes comme les discriminations salariales ou la contraception. L’équipe de l’émission couvre des initiatives issues de luttes des femmes concernant la sexualité, la maternité, l’avortement, le divorce, la vision du couple et de la famille, ou encore le travail des femmes – le travail ménager et celui rémunéré, à l’extérieur du foyer.
Avec le souci de prendre le pouls de la «femme moderne», FA a donc accueilli et interviewé plusieurs femmes, issues de différents milieux, sur les ondes de la télévision nationale. Une politique de décentralisation, dans les années 1970, a conduit l’équipe de production à se tourner plus spécialement vers celles qui vivent en dehors des grands centres pour «permettre au plus grand nombre [de femmes] de venir à Femme d’aujourd’hui témoigner de leur vie, de leurs joies, de leurs peines». L’émission a cherché à rendre compte de la pluralité des vécus féminins en allant à la rencontre de Québécoises blanches issues des classes populaires et habitant en région, de femmes autochtones, racisées et/ou immigrantes vivant au Québec, et de femmes de la francophonie canadienne ou du monde. L’équipe de FA s’est ainsi déplacée dans des villes, des villages et des communautés éloignés des grandes agglomérations urbaines, tant aux Îles-de-la-Madeleine qu’en Abitibi, en passant par Maliotenam et Mistissini, notamment.
Nous avons repéré 97 entrevues et reportages témoignant de ce souci de pluralité. Pour la présente étude, nous avons choisi de nous concentrer sur les émissions qui abordent les vécus de femmes blanches vivant hors des grands centres urbains ainsi que celles traitant des réalités des femmes autochtones au Québec. Sur les 22 reportages de notre sélection, 17 traitent des femmes blanches habitant en région – avec, dans 4 de ces émissions, de courts segments sur des femmes autochtones – et 5 sont spécifiquement consacrés aux femmes des Premières Nations. Dans la foulée des rapports de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (2012), de la Commission Viens au Québec (2019) et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019), les questions touchant les communautés autochtones, plus particulièrement celles liées aux femmes et aux violences et discriminations auxquelles elles sont confrontées, connaissent une plus grande attention médiatique. Il nous semblait ainsi pertinent de voir la manière dont la populaire émission Femme d’aujourd’hui a pu aborder, il y a près de 50 ans, des enjeux vécus par les femmes de différentes Premières Nations au Québec, et ce, dans un contexte où certaines communautés, notamment sur la Côte-Nord et en Abitibi, vivaient les impacts – déplacements forcés, accaparement de leurs territoires – de l’arrivée massive de populations blanches ouvrières, venues travailler dans les industries minières, forestières ou hydro-électriques. Surtout, nous souhaitons rendre compte des différences entre les représentations des femmes blanches et celles des femmes autochtones dans les émissions où leurs vécus sont abordés.
Nous avons d’abord étudié le discours, tant celui des femmes et des quelques hommes interviewé·es que celui porté par l’animation et les journalistes de l’émission. Nous avons également axé notre analyse sur le dispositif télévisuel ou, en d’autres termes, sur les éléments matériels qui composent la mise en scène des émissions – c’est-à-dire les choix d’invité·es, les marqueurs identitaires, la mise en récit visuelle, le schéma participatif, les rubriques, la distribution de la parole, bref, tout ce qui construit l’imaginaire et qui «conditionne [...] le rapport du spectateur à des images».
Notre analyse tient compte des rapports de pouvoir qui coexistent et qui transparaissent dans les récits des expériences des femmes à travers les reportages de FA: rapports de genre, rapports de race, rapports coloniaux et rapports de classe. En explorant ce média tant dans ses limites que dans ses possibilités, nous avons porté attention à la façon dont les discours et les représentations (re)produisent des inégalités sociales et des rapports de pouvoir. Nous avons ainsi discerné la manière dont FA à la fois porte une attention à des rapports de pouvoir sexués et perpétue des processus de marginalisation et d’invisibilisation qui reconduisent des représentations hégémoniques blanches.
Nous présenterons d’abord les expériences et les vécus des femmes blanches des régions du Québec, qui sont issues pour la plupart des classes populaires et qui doivent composer avec la précarité découlant des emplois ouvriers ou saisonniers de leurs maris. Nous verrons que ces femmes, qui se retrouvent dès lors marginalisées économiquement et socialement, s’organisent tout de même pour sortir de leur isolement et du cadre du foyer auquel elles sont de facto confinées dès leur arrivée en région. FA dresse un portrait souvent admiratif de ces femmes qui vivent hors des grands centres et qui doivent se débrouiller dans des conditions difficiles.
Nous montrerons ensuite que cette volonté de mettre en valeur des voix féminines plurielles comporte des limites majeures: parallèlement à ces portraits de femmes qu’on qualifie de pionnières et de battantes, l’émission traite peu, et de manière altérisante, des vécus et des expériences des femmes des Premières Nations. Nous constaterons que ces femmes sont marginalisées du fait de leur identité genrée et racisée et qu’elles sont peu – ou pas – représentées comme ayant une capacité d’action. L’émission passe ainsi sous silence les rapports de pouvoir à l’origine des discriminations systémiques et coloniales qu’elles vivent. Nous verrons que FA se fait le vecteur de représentations stéréotypées et dominantes, construites par et pour un auditoire blanc, contribuant ainsi à accentuer l’altérité des femmes issues des communautés autochtones du Québec, de leurs voix et de leurs réalités. Enfin, nous soulignerons que les représentations glorifiantes des femmes blanches consolident le primat de la blanchité comme norme universelle et participent directement de l’invisibilisation et de la racialisation – entendue comme le processus historique, social, politique et psychologique de construction de groupes ou catégories raciales – des femmes des Premières Nations dans les médias.
Pluralité de voix féminines
à Femme d’aujourd’hui:
expériences et vécus des femmes
blanches des régions du Québec
Les journalistes et animatrices de FA se sont rendues, entre 1969 et 1977, en Estrie, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, aux Îles-de-la-Madeleine, dans le Nord-Ouest, sur la Côte-Nord (à Port-Cartier, Sept-Îles et Baie-Comeau), en Abitibi (à Val-d’Or, La Sarre et Amos notamment), dans les Bois-Francs, à Pontiac, et dans les villes d’Abercorn, de Chibougamau et de Thetford Mines, pour rencontrer les femmes qui y vivent. Si les situations particulières de ces femmes varient évidemment en fonction des régions où elles habitent et de leur statut (économique, marital, etc.), il se dégage tout de même de ces rencontres un portrait général: ce sont des femmes blanches, qui ont en moyenne de 30 à 40 ans, qui sont mariées et ont des enfants. La plupart ne travaillent pas à l’extérieur du foyer (ou travaillent pour leur mari), font du bénévolat et s’impliquent dans des associations féminines locales. La majorité d’entre elles doivent composer avec l’isolement et surtout avec les conditions économiques précaires liées au travail ouvrier, souvent saisonnier, de leur mari. FA, en donnant la parole à ces femmes, permet de montrer que des rapports de pouvoir genrés s’exercent autant dans le cadre conjugal et familial qu’en dehors du foyer et que les situations de discrimination qu’elles subissent sont similaires, peu importe la région où elles vivent.
Les interviews sont réalisées non pas en studio, mais dans le milieu de vie des femmes rencontrées. S’il est difficile de présumer de leurs réactions face à une émission ...