Chapitre 1
Crise ou discours de crise ?
Une recherche rapide au sujet de la crise de la masculinité a mené à une étonnante constatation : cette crise sévissait déjà à l’époque de la Rome antique, puis dans les royaumes d’Angleterre et de France à la sortie du Moyen Âge. On la retrouvait en Angleterre au XVIIIe siècle et dans la France de la révolution de 1789, aussi bien chez les monarchistes que chez les républicains et dans les colonies. L’Empire germanique aurait lui aussi été touché par la crise au début du XIXe siècle tout comme l’Allemagne au tournant du XXe siècle. La crise s’est poursuivie dans les colonies britanniques ainsi qu’aux États-Unis et en France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ; entre les deux guerres mondiales en Allemagne, en Italie et aux États-Unis ; dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis, en Allemagne de l’Ouest et en URSS jusque dans les années 1970. Depuis les années 1990, elle s’est répandue un peu partout en Occident, y compris en Russie postsoviétique et dans des pays très prospères comme la Suisse, plutôt conservateurs et influencés par le catholicisme comme l’Irlande et la Pologne, mais aussi là où l’égalité entre les sexes est considérée comme acquise, comme la Suède. Dans certains cas, ce sont des catégories spécifiques d’hommes qui souffriraient d’une crise de la masculinité, par exemple les jeunes musulmans d’origine pakistanaise en Écosse. Même les documents de la Commission européenne évoquent la problématique de la crise de la masculinité. En bref, les hommes en Occident seraient constamment aux prises avec une société toujours trop féminisée, quel que soit le régime politique (monarchie, république, etc.), le système économique (féodal, colonial, capitaliste, soviétique, etc.) et les lois encadrant le droit de la famille.
Hors de l’Occident, la masculinité serait aujourd’hui en crise au Maghreb, en particulier au Maroc, et en Afrique subsaharienne, plus précisément en Côte d’Ivoire, au Sénégal chez les Wolofs, au Kenya chez les Kikuyus, en Tanzanie, en Afrique du Sud ainsi qu’au Darfour en guerre. Les hommes d’Amérique latine et d’Asie ne seraient pas épargnés, notamment au Bangladesh, en Chine, au Japon et en Mongolie. Une crise de la masculinité aurait également frappé les Iraniens à la fin des années 1970 et les Palestiniens dans les camps de réfugiés et en Israël. Elle ne se cantonne pas aux frontières étatiques puisqu’il est possible d’affirmer qu’il y a « une crise mondiale de la masculinité noire », tout comme de la masculinité musulmane. Enfin, selon le cardinal allemand Paul Josef Cordes, « la masculinité et plus spécifiquement la paternité sont en crise » partout dans le monde à cause du « féminisme radical ».
Cette récurrence étonnante dans le temps et l’espace nous force à nous interroger, avec l’historienne Judith A. Allen, à savoir si « les hommes ne sont pas interminablement en crise ». Ce questionnement se retrouve aussi chez des hommes spécialistes de la masculinité, comme William F. Pinar qui se demande « comment peut-on utiliser le concept de “crise” quand elle ne peut pas être délimitée dans le temps », quand « la masculinité est en crise depuis les origines mystérieuses de l’humanité ». Michael Atkinson avance, dans son livre Deconstructing Men and Masculinities (Déconstruire les hommes et les masculinités), que « la crise de la masculinité est une question de perception, et non une réalité objective ». Un autre spécialiste de la masculinité, Arthur Brittan, indique que la notion de crise de la masculinité manque de précision et doit être utilisée avec prudence, car elle simplifie la réalité et mène à penser que « tous les hommes sont en crise » et que « tous les hommes ont le même sens d’une identité collective » masculine, quel que soit leur âge, leur classe sociale et leur statut économique, la couleur de leur peau, leurs préférences sexuelles, leur statut de citoyenneté, etc..
Représentation ou réalité ?
Judith A. Allen a tiré de son analyse de plusieurs études sur la crise de la masculinité dans l’histoire des États-Unis quelques éléments de réflexion qui peuvent aider à mieux saisir la logique des crises du temps présent.
Premièrement, elle a constaté que les études historiques des crises de la masculinité se limitent trop souvent à l’analyse de textes d’époque, soit des lettres personnelles, des autobiographies et même des œuvres de fiction comme des romans. S’il est très intéressant d’étudier ces textes, il ne faut toutefois pas les confondre avec la réalité politique, économique, sociale et culturelle d’une époque. Des personnages de roman, par exemple, peuvent incarner des anxiétés liées à la masculinité, sans que ce problème soit réellement partagé par les hommes vivant à l’époque où le roman est écrit. En France, le spécialiste de l’histoire culturelle André Rauch admet d’ailleurs, en introduction de son ouvrage Crise de l’identité masculine : 1789-1914, que « les données sur lesquelles s’appuie cette étude — le journal intime, la chronique de vie, le récit autobiographique, la correspondance, les mémoires et leurs ramifications ou leurs extrapolations dans la nouvelle, le roman ou le vaudeville — sont bien fragiles » [je souligne]. Jie Yang, spécialiste de la Chine contemporaine, note à son tour que les études savantes sur la crise de la masculinité dans ce pays s’intéressent surtout aux représentations culturelles, précisant que « [c]ette approche peut créer l’illusion que ce qui est présenté dans des textes littéraires est un reflet suffisant de ce qui survient dans la réalité sociale ».
Des analyses de la crise de la masculinité font souvent référence à des films pour démontrer que les hommes sont en désarroi, dont Fight Club, qui met en scène des hommes voulant reprendre le contrôle de leur vie par des concours de boxe, puis par la formation d’une organisation terroriste ; Kramer vs. Kramer, qui raconte l’histoire d’un père séparé vivant seul à New York avec son jeune fils ; Quartier Mozart, qui propose une scène de disparition magique des pénis dans l’Afrique postcoloniale, au Cameroun ; le film documentaire indien d’Anand Patwardhan Father, Son and Holy War, qui propose d’expliquer les violences intercommunautaires par une crise de la masculinité.
La crise toucherait parfois non seulement les personnages de films de fiction, mais aussi les acteurs eux-mêmes. L’acteur Michael Douglas est devenu célèbre en incarnant des hommes aux prises avec des femmes dominatrices et manipulatrices dans des films tels que Disclosure et Fatal Attraction. En 2015, il déplore dans les médias « une crise chez les jeunes acteurs » des États-Unis, ce qui laisserait le champ libre aux Australiens qui n’hésitent pas à jouer « la masculinité. Aux États-Unis, nous avons cette zone relativement asexuelle ou unisexe avec les jeunes hommes sensibles » qui manquent de machisme. Déjà, en 1960, John Wayne, acteur célèbre pour sa virilité et ses rôles de cowboy, affirmait que « 10 ou 15 ans auparavant [donc vers 1945], les gens voulaient voir des films où les hommes se comportaient en hommes. Aujourd’hui, il y a trop de rôles de névrosés ». De John Wayne à Michael Douglas, une crise de la masculinité affecterait le cinéma aux États-Unis depuis plus de 50 ans, soit de 1960 à 2015.
Doit-on les croire sur parole ?
En 2017, aux États-Unis, l’industrie du cinéma payait bien mieux les acteurs que les actrices, mais encore mieux les hommes qui jouaient des rôles de superhéros ou de héros de films d’action policiers, de guerre et de science-fiction. L’acteur le mieux rémunéré (Mark Wahlberg) a empoché 68 millions de dollars américains en cachets, alors que l’actrice la mieux rémunérée (Emma Stone) a touché 26 millions. Les 10 acteurs ayant gagné les plus hauts revenus de l’année ont raflé une somme totale de 489 millions de dollars, alors que leurs homologues féminines avaient empoché 173 millions. En termes de visibilité, les femmes ne représentaient que 29 % de tous les rôles parlants dans les films en 2016 et seulement 25 % des rôles de personnages de 40 ans et plus. Tout cela sans oublier les violences sexuelles dans l’industrie du cinéma, dont la récurrence a été révélée au public par la campagne de dénonciation publique #MeToo, en 2017.
Judith A. Allan a aussi constaté que les études sur les crises de la masculinité ne proposent pas ou que très rarement d’indicateurs pour déterminer si une société est (trop) féminisée et si les hommes sont (réellement) en crise. Considérons ainsi deux ouvrages parus récemment aux États-Unis, soit The Decline of Men et The End of Men. Ces deux ouvrages mentionnent le phénomène des hommes « herbivores » au Japon, soit des soushoku danshi ou « garçons mangeurs d’herbe », sans défense face aux femmes « carnivores » ou « prédatrices ». Selon ces livres, ce phénomène — qui est l’objet de nombreuses articles dans la presse...