Les filles aussi jouent de l'air guitar

Hélène Laurin

• Éditeur: Éditions Ta mère
• Année: 2015
• ISBN:
  9782923553849
• Sujet: Social Sciences
• Sous-sujet: Gender Studies

Les compétitions d'air guitar sont des concours performatifs où les participants, à grand renfort de costumes, de mises en scène et de mimes, rendent hommage aux guitaristes électriques et à la mythologie du rock tout en les parodiant. Dans des performances de soixante secondes, les air guitaristes reprennent les récits abracadabrants et la puissance féroce de l'imaginaire plus grand que nature du rock, s'appuyant sur un double discours qui marie le comique et le sérieux.Or, année après année, les participants du Championnat mondial d'air guitar sont, en grande majorité, de sexe masculin. Pourquoi y retrouve-t-on si peu de femmes? Et, plus encore, comment les rares compétitrices construisent-elles leur genre (gender) dans leur performance? Ces questions forment la base de ce livre, dans lequel Hélène Laurin analyse les prestations de quatre air guitaristes de sexe féminin au Championnat mondial, se demandant si les difficultés rencontrées par les femmes dans la culture rock masculine s'étendent aux compétitions d'air guitar et si, à cause de leur statut peu enviable, les femmes sont plus à même de comprendre les privilèges des hommes et de la masculinité du rock et, ainsi, de les critiquer et de s'en moquer à travers leurs performances.

Chapitre 1 : La japonité de Sonyk-Rok

Description de la performance20

Une air guitariste arrive lentement sur la scène, alors que l’animatrice de la soirée s’installe dans son coin. Les genoux de l’air guitariste sont collés, elle marche par petits pas et elle ne sourit pas; elle semble terriblement gênée. Elle s’avance jusqu’au bout de la scène, qui est en forme de T (avec une petite passerelle qui s’avance dans la foule). Ses mains sont déjà placées comme si elle tenait une guitare; autrement dit, son air guitare est déjà en place. Sonyk-Rok, de son vrai nom Miri Park, concurrente états-unienne d’origine asiatique, représente les États-Unis au CMAG de 2004. Elle porte une jupe noire courte, une chemise blanche détachée et nouée au-dessus de la taille, des chaussettes blanches qui lui vont aux genoux et des chaussures noires. Ses cheveux sont attachés derrière sa tête et elle porte des lunettes. Son apparence et son attitude ont tout d’une caricature de l’écolière japonaise modèle. Cependant, elle est fortement maquillée : ses lèvres sont très rouges et ses yeux, abondamment fardés; le fait que ce maquillage soit visible dans une vidéo de qualité discutable indique qu’il est particulièrement lourd.

Après s’être avancée, elle fait un signe timide de la main afin d’indiquer qu’elle est prête pour l’extrait musical, puis de la batterie résonne. Dès les premiers coups, elle enlève ses lunettes, les dépose par terre, et délie ses cheveux d’un mouvement très rapide. Les sons de la guitare électrique commencent directement au moment où elle enlève l’élastique de ses cheveux. Elle ouvre les jambes, et elle commence à jouer de sa guitare invisible. Son visage change radicalement; sa moue exprime le défi. Il s’agit de l’introduction de la chanson « Hot for Teacher » de Van Halen. Déjà, elle fait aller ses doigts de manière étonnamment précise sur les frettes invisibles.

Puis, une descente très rapide de notes est suivie d’un lourd accord à la guitare. Sonyk-Rok le devance de quelques fractions de seconde, en baissant son bras droit juste avant que l’accord ne se fasse entendre. Après celui-ci, l’introduction devient une succession d’accords accompagnés d’une batterie rapide. La moue de Sonyk-Rok est toujours insolente, et elle dégage une confiance grandissante; elle semble très bien connaître son extrait, ses mouvements sont précis, amples et assurés. Elle reste généralement sur place, se déplaçant peu. Elle joue dans une posture assez droite, quoiqu’elle se permette de se pencher légèrement vers l’arrière de temps à autre.

La musique s’arrête durant une fraction de seconde, à la suite d’un coup à la batterie. Juste avant, dans un mouvement très rapide, Sonyk-Rok soulève son genou droit, secoue son pied de gauche à droite et repose sa jambe, à l’instant même où retentit le coup de batterie semblant mettre un terme à l’extrait. Durant ce coup de pied, il est possible de voir la petite culotte blanche de Sonyk-Rok, et – coïncidence ? – la foule applaudit. Toutefois, l’extrait ne s’arrête pas là. Des notes à la guitare électrique, très peu audibles, sont jouées pendant quelques secondes, toujours interprétées avec une précision stupéfiante par l’air guitariste.

Dans la chanson originale, ces notes peu audibles annoncent le début de la partie vocale. Cependant, dans la prestation, elles sont suivies du solo de guitare électrique. Ainsi, il s’agit d’un montage formé de deux segments tirés d’une seule pièce : l’introduction et le solo de guitare. On trouve dans ces deux parties une guitare électrique aux sons saturés de distorsion, des motifs complexes joués très rapidement et des riffs accrocheurs; le répertoire est résolument de facture hard rock. Une descente de notes très rapide, un peu comme celle qui a été jouée dans l’introduction, juste avant le bloc d’accords, fait le pont entre les deux parties de la trame sonore. C’est à ce moment que Sonyk-Rok commence véritablement à s’emporter. Son visage devient de plus en plus crispé, elle se penche plus souvent vers l’arrière, dodeline rapidement de la tête, sort sa langue et la fait frétiller. De plus, après sa petite culotte, c’est maintenant son soutien-gorge noir qui est visible, probablement parce que le nœud de la chemise s’assouplit avec tous les mouvements que l’air guitariste lui impose. Elle joue toujours avec les jambes éloignées l’une de l’autre; en fait, celles-ci sont plus ouvertes que durant la première moitié de l’extrait. Elle semble avoir de moins en moins d’inhibitions; elle paraît s’abandonner de plus en plus complètement à la musique et à l’air guitar.

À un moment précis du solo de guitare électrique, Sonyk-Rok se tourne vers sa droite, en marquant à son air guitare une série d’accords. Elle est alors complètement de profil par rapport au public et commence à se pencher lentement vers l’arrière, alors que les notes à la guitare électrique deviennent de plus en plus aiguës. Son corps devient si arqué qu’elle tombe sur les genoux. Elle garde néanmoins le dos courbé vers l’arrière, au point où le dessus de sa tête touche presque par terre. Soudainement, elle se relève sur ses genoux et les déplie, puis les replie rapidement, ce qui fait en sorte qu’elle bouge de haut en bas. Elle se replace face au public en remuant de la sorte. Elle continue à déplier et à replier ses genoux brusquement, et ainsi continue à bouger de bas en haut rapidement. Elle agite beaucoup la tête et ses cheveux bougent dans toutes les directions. L’extrait musical se termine après un fondu très rapide. L’air guitariste s’arrête, et son instrument invisible se volatilise sur le coup.

Comme Sonyk-Rok s’arrête, ses mains, grandes ouvertes, se figent. Rapidement, elle prend un air consterné et totalement surpris. Elle se relève péniblement, lentement, comme pour ne rien déranger. Alors que l’animatrice arrive derrière elle et la complimente, Sonyk-Rok porte ses mains à sa bouche, apparemment embarrassée, et se retourne vers l’arrière-scène. Cependant, alors qu’elle s’y dirige, elle se met debout sur ses mains, ouvre bien les jambes et les remue, dans un geste qui semble spontané. Alors que ses jambes sont ainsi ballantes dans les airs, sa petite culotte est complètement découverte. Le public crie et applaudit. L’animatrice est presque atteinte par une des jambes de Sonyk-Rok et elle est manifestement surprise par ce comportement. L’air guitariste repose ses jambes par terre, porte ses mains à sa bouche, ricane un peu et court vers l’arrière-scène, en remettant sa jupe en place et en récupérant ses lunettes, qui étaient restées par terre pendant toute la prestation. L’animatrice s’exclame : « Weird… No, really good.*12 » Elle enchaîne avec les points – 5.5, 5.9 et 5.821 – et dit une dernière fois : « Very good. »

Avant d’aborder l’intertextualité, voici comment j’interprète la thématique de cette prestation. Celle-ci prend l’allure d’un court récit, celui d’une écolière naïve et proprette, très embarrassée de se retrouver dans une compétition d’air guitar. Cependant, et bien malgré elle, elle est comme emportée par la « force du rock » et se déchaîne complètement, jusqu’à en perdre toute inhibition. Une fois la musique terminée, elle se demande bien comment elle a pu faire cela sur scène, en public, mais elle est tout de même bien contente de s’être donnée en spectacle ainsi et n’hésite pas à montrer sa joie et son émoi en se tenant debout sur ses mains quelques secondes.

Sonyk-Rok est arrivée première pour cette performance, ex aequo avec le concurrent néo-zélandais The Tarkness. L’univers qui est créé pendant ces quelque soixante secondes est absolument remarquable. Bien qu’il soit fort stéréotypé, son personnage d’écolière japonaise perdant toute maîtrise de soi au son d’une chanson faisant elle-même référence au monde scolaire est très mémorable. Par ailleurs, le montage de « Hot for Teacher » fait en sorte que nous n’entendons jamais le titre de la chanson et, même si celle-ci a été un single de Van Halen en 1984, son succès sur les palmarès a été plutôt mitigé. Il s’agit donc d’une chanson pour initiés, et sa reconnaissance offre une clé d’autant plus déterminante pour l’interprétation de la performance.

Intertextualité

Sonyk-Rok utilise donc l’introduction d’une chanson de Van Halen, « Hot For Teacher », juxtaposée au solo de guitare électrique d’Eddie Van Halen de cette même chanson. Comme il s’agit de deux insertions directes d’une chanson de Van Halen, ce groupe fait l’objet de deux citations dans la prestation de Sonyk-Rok. Étant donné l’importance de cet intertexte, composant la trame musicale de la prestation, il constitue le fondement de mon interprétation de la performance. Pour mener à bien cette interprétation, je me base sur des textes particuliers à la culture rock, nommément des discours critiques rock. Par la suite, d’autres éléments d’intertextualité, s’ajoutant à la trame musicale, seront examinés.

Sexualisation et rébellion

Van Halen est un groupe californien faisant carrière depuis la fin des années 1970. Selon la littérature consultée, les « high-octane performances » (Prato, s. d.-f) de ces musiciens présentent un son « invigorating [and] original » (Prato, s. d.-f). Par exemple, leur premier album est devenu un classique, « one of the ultimate party albums over the years, since the overall mood is excited and celebratory » (Prato, s. d.-...

Table des matières

• Page couverture
• Titre
• Crédits
• Avant-propos
• Introduction
• Chapitre 1 : La japonité de Sonyk-Rok
• Chapitre 2 : Le carnavalesque de Gizzy Guitar
• Chapitre 3 : L’humour de Zero Prospects
• Chapitre 4 : La virtuosité de Miss Issipy
• Conclusion
• Postface
• Remerciements
• Traductions
• Bibliographie
• Collection
• Fin
• Quatrième de couverture