CHAPITRE IV
LES STRUCTURES SOCIALES
DU BAS-CANADA
Ăconomie, politique et religion constituent les trois plus importantes structures sociales du Bas-Canada. Chacune dâentre elles est dominĂ©e par une Ă©lite qui dĂ©finit les normes Ă suivre dans lâaction collective et qui prescrit en quelque sorte un ordre social idĂ©al. Dâautres acteurs sociaux, individuels et collectifs, y expriment Ă©galement leurs propres normes.
Il rĂšgne Ă mes yeux une grande instabilitĂ©, le mot plus juste serait dynamisme, au sein de ces structures, en raison du choc frĂ©quent dâĂ©lĂ©ments contraires. Elles se chevauchent et sont ouvertes sur lâextĂ©rieur, notamment sur Londres, Glasgow et Rome, en ce qui concerne le Bas-Canada. Câest dire quâil nây a pas de totalitĂ© appelĂ©e « la sociĂ©tĂ© », qui serait la somme de toutes les structures. « La sociĂ©tĂ© » est en rĂ©alitĂ© toujours problĂ©matique, constamment en train de se faire, de se dĂ©faire et de se refaire. Elle ne constitue pas ce tout unifiĂ© qui se conçoit lui-mĂȘme dont parlent certains chercheurs, non plus quâil est loisible de parler de sociĂ©tĂ© globale qui entretient des reprĂ©sentations sur elle-mĂȘme, qui se donne des finalitĂ©s.
LA STRUCTURE ĂCONOMIQUE DU BAS-CANADA
Parler du Bas-Canada, câest se rĂ©fĂ©rer Ă un espace social dĂ©limitĂ© par la frontiĂšre tracĂ©e en 1791, au moment de la constitution par la Grande-Bretagne de deux colonies distinctes, le Bas-Canada et le Haut-Canada. Cela dit, nous Ă©viterons de nous perdre dans des dĂ©tails historiques, pour porter notre attention sur les principaux groupes sociaux.
Une Ă©lite marchande
Lâexamen de la structure Ă©conomique ne peut que rĂ©vĂ©ler la prĂ©sence dâun petit groupe dâindividus vouĂ©s au commerce. Certains sont marchands de fourrures, dâautres importateurs de produits manufacturĂ©s en mĂȘme temps quâexportateurs de cĂ©rĂ©ales, de potasse et de poissons. Dâautres encore travaillent dans le commerce du bois, ou exploitent des chantiers maritimes, oĂč ils font construire les bateaux nĂ©cessaires Ă leurs activitĂ©s commerciales.
Le premier dĂ©tail frappant chez cette bourgeoisie commerçante, câest sa composition ethnique. W. Stanford Reid40 nous fait prendre conscience de lâorigine Ă©cossaise de la grande majoritĂ© des membres de cette bourgeoisie au XVIIIe siĂšcle, de mĂȘme quâau siĂšcle suivant. Ă nâen pas douter, lâĂ©conomie du Bas-Canada est avant tout lâaffaire des Ăcossais.
DĂšs 1759, au moment de la guerre de ConquĂȘte, arrivent au pays un certain nombre de marchands, Ăcossais de la rĂ©gion des Lowlands, plus prĂ©cisĂ©ment de Greenock, un port sur la riviĂšre Clyde en aval de Glasgow. Ils voient dans le siĂšge de QuĂ©bec non seulement une occasion de fournir en nourriture lâarmĂ©e dâoccupation, mais aussi des dĂ©bouchĂ©s pour leurs produits manufacturĂ©s. La chute du RĂ©gime français favorise Ă©videmment leurs desseins.
On peut citer Ă titre dâexemple le cas de James Finlay. AssociĂ© Ă son frĂšre Robert Ă Greenock, il met sur pied dĂšs 1764 un service rĂ©gulier de bateaux entre la Clyde et QuĂ©bec, affrĂ©tant des navires pour lâimportation de lainage, de toile, dâalcool (du rhum) et de ferronnerie ; au retour, ils exportent bois et potasse41. Des immigrants des Lowlands â maçons, jardiniers, carriers, meuniers, opĂ©rateurs de scieries⊠â sont recrutĂ©s : on paye leur passage sâils sâengagent par contrat Ă travailler au Canada. Jusque dans les annĂ©es 1790, James Finlay veille aussi Ă la construction de magasins, dâentrepĂŽts et de rĂ©sidences Ă QuĂ©bec.
James Dunlop est un autre de ces marchands formĂ©s Ă Glasgow et liĂ©s Ă plusieurs firmes de Greenock. Fuyant la RĂ©volution amĂ©ricaine, il arrive Ă MontrĂ©al en 1776. Il commence comme marchand gĂ©nĂ©ral, important textiles, boissons et produits alimentaires. Il a tĂŽt fait de faire construire un vaste entrepĂŽt, rue Saint-Paul. Il ne sâarrĂȘte pas lĂ : aprĂšs 1793, il commerce avec les Antilles y exportant du bois, des provisions et du bĂ©tail et en important entre autres du sucre et du rhum. Il doit donc faire construire, Ă MontrĂ©al et Ă QuĂ©bec, aidĂ© de charpentiers, dâarchitectes navals et dâartisans Ă©cossais, une flotte de navires de plus de 400 tonneaux. Il en profite Ă©galement pour exporter vers lâAngleterre du chĂȘne de choix et des cĂ©rĂ©ales, et vers lâĂcosse de la potasse, produits quâil a achetĂ©s directement des producteurs du Haut et du Bas-Canada. Il paye ces derniers en produits manufacturĂ©s importĂ©s dâĂcosse et des Antilles. Ses rĂ©serves lui permettent de spĂ©culer sur les prix. Ses activitĂ©s de cabotage sur le fleuve lâincitent Ă amĂ©nager des quais et Ă construire de petits entrepĂŽts. Aux alentours de 1810, il exporte dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique du bĆuf en baril pour des armĂ©es de Wellington. Ambitieux, plein dâĂ©nergie, sachant dĂ©celer les tendances, il prĂ©voit que la guerre de 1812 entre lâAngleterre et les Ătats-Unis sera favorable Ă la construction de navires.
En 1800, on compte pas moins de 35 entreprises engagĂ©es, comme celles de Finlay et de Dunlop, dans le commerce (lâimport-export, dirions-nous aujourdâhui) entre la Clyde (Glasgow/Greenock) et le fleuve Saint-Laurent. La domination des Ăcossais de la Clyde est observable aussi en Nouvelle-Ăcosse et au Nouveau-Brunswick, aprĂšs 1783.
Ă ce noyau initial, compact et homogĂšne, ont peine Ă se joindre des commerçants dâorigine canadienne. Mal servis par lâissue de la guerre de Sept Ans, dĂ©pourvus de relations commerciales avec lâAngleterre et lâĂcosse, ils soutiennent difficilement la concurrence. Aussi la plupart dâentre eux sont-ils forcĂ©s en lâespace de quelques dĂ©cennies de sâintĂ©grer tant bien que mal aux rangs subalternes de lâadministration coloniale.
Ainsi, François Baby, aprĂšs maintes tracasseries et vicissitudes, deviendra grand voyer et adjudant gĂ©nĂ©ral, en plus de recevoir la charge non rĂ©munĂ©rĂ©e de conseiller lĂ©gislatif. On pourrait Ă©galement Ă©voquer le cas de Saint-Georges DuprĂ©, devenu commissaire des milices et des corvĂ©es pour le transport militaire, ou encore celui de La NaudiĂšre, autre grand voyer. La subordination des quelques commerçants canadiens Ă lâadministration coloniale est si complĂšte que, vers 1790, lâĂ©lite marchande sera presque exclusivement composĂ©e de Britanniques, des Ăcossais de la rĂ©gion de Glasgow pour la plupart, comme nous venons de le constater.
Mais, peut-on se demander au passage, comment un tel intĂ©rĂȘt pour le commerce sâest-il dĂ©veloppĂ© dans cette rĂ©gion ? Des historiens notent quâune culture commerciale a commencĂ© Ă y prendre racine au XVIIe siĂšcle. Des groupes de marchands ont rapidement trouvĂ© le moyen de sortir du cercle restreint des pĂȘcheries de Terre-Neuve (considĂ©rĂ©e alors comme une extension de lâAngleterre, donc accessible aux Ăcossais), auquel les confinaient les lois anglaises sur la navigation, pour commercer avec les colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre (importation du tabac de Virginie, par exemple), les colonies françaises et espagnoles des Antilles (le sucre, entre autres). Il y a plus : une vĂ©ritable rĂ©volution Ă©conomique, selon les dires de lâhistorien D. S. MacMillan42, est en train de se produire dans la rĂ©gion de Glasgow. AttirĂ©s par les nouvelles entreprises industrielles â des raffineries de sucre, des distilleries (oĂč lâon produit du rhum), des manufactures oĂč lâon fabrique voiles et cordages, des chantiers navals⊠â, les gens des alentours affluent vers cette ville, qui voit sa population gonfler. Un nouveau groupe dâhommes trĂšs ambitieux Ă©merge, des commerçants qui veulent prendre leur place au soleil, qui sentent que câest maintenant au tour de lâĂcosse de connaĂźtre les bienfaits du progrĂšs. TroisiĂšme Ă©lĂ©ment dâexplication : le systĂšme scolaire Ă©cossais, Ă la base duquel se trouvent les Ă©coles paroissiales presbytĂ©riennes, qui a permis de scolariser une partie importante de la population et a rendu accessible Ă un plus grand nombre quâailleurs lâĂ©ducation supĂ©rieure.
Ă cĂŽtĂ© de ces marchands gĂ©nĂ©raux se trouvent des commerçants qui sâadonnent Ă la traite des fourrures, autre activitĂ© Ă©conomique largement dominĂ©e par des Ăcossais.
Le plus connu sans doute des marchands Ă©cossais se nomme Simon McTavish. AprĂšs avoir vĂ©cu dans lâĂtat de New York, ce Highlander â une exception qui confirme la rĂšgle, pourrait-on dire â arrive Ă MontrĂ©al en 1775, ĂągĂ© de 25 ans, pour y fonder sa propre entreprise. Il nâest pas le seul Ă sâadonner Ă cette activitĂ©. On note aussi la prĂ©sence de William Grant (de Trois-RiviĂšres) et de son associĂ© Simon Fraser, dâIsaac Todd et de James McGill, associĂ©s dans la firme Todd, McGill & Co, de George Phyn et dâEdward Ellice (ces derniers ont fui Schenectady dans lâĂtat de New York au moment de la guerre dâIndĂ©pendance amĂ©ricaine), de la firme Phyn, Ellice & Co, de James Finlay Senior, dâAlexander Mackenzie, et de Norman McLeod de la firme Gregory, McLeod & Co, des frĂšres Benjamin et Joseph Frobisher (parmi les rares qui ne soient pas Ă©cossais), de David et Peter Grant, de Thomas Corry, et jâen passe.
On constate chez tous ces marchands de fourrures la mĂȘme ambition, la mĂȘme ardeur au travail, mais aussi le mĂȘme esprit de clan, le mĂȘme favoritisme dans lâembauche que chez les marchands gĂ©nĂ©raux. Pleins de prĂ©jugĂ©s Ă lâendroit de tous ceux qui ne sont pas de la rĂ©gion de Glasgow, ils remplacent les Canadiens dont ils avaient eu besoin, au dĂ©but, en raison de leur connaissance du terrain et des langues indiennes, par des Ăcossais, de prĂ©fĂ©rence de leur propre rĂ©gion, quand ce nâest pas de leur propre famille. Par exemple, au sein de lâentreprise de Simon McTavish, qui deviendra en 1783 la North West Company, se trouvent ses neveux William et Duncan McGillivray, ses cousins Simon Fraser, John McGillivray, Alexander Fraser et Donald McTavish. Roderick McKenzie a Ă©pousĂ© la belle-sĆur de Simon McTavish, et John McDonald of Garth, une de ses niĂšces, et ainsi de suite. Les clans, fondĂ©s sur la parentĂ©, forment la base de leurs relations social...