INDÉTERMINATION ET MONSTRATION
Il semble a priori plus difficile de définir le gore que la pornographie, car si la représentation non simulée d’actes sexuels paraît facilement identifiable, il n’existe pas de barème permettant de calculer à quel moment la quantité de sang versé ferait basculer un film dans le gore.
Dans l’incontournable Le cinéma gore : une esthétique du sang, Philippe Rouyer dresse une histoire du genre et explique ce que serait le gore cinématographique. Selon lui,
[e]n débarrassant le terme de « sous-genre » de toute nuance péjorative, je définirai le cinéma gore comme un sous-genre de l’horreur, qui soumet la thématique du film d’horreur à un traitement formel particulier ; à intervalles plus ou moins réguliers, la ligne dramatique du film gore est interrompue ou prolongée par des scènes où le sang et la tripe s’écoulent des corps meurtris et mis en pièces. (1997, p. 19)
Ainsi, dans son acceptation minimale, il s’agirait d’un sous-genre du cinéma d’horreur ayant pour raison d’être l’exposition détaillée de sévices. La violence crue et visible est donc au cœur de son propos et de son projet esthétique. La clé résiderait, toujours d’après Rouyer, dans la manière de mettre en scène les thématiques du cinéma horrifique ou fantastique. L’insistance sur les marques visibles de la violence subies par les corps est donc ce qui caractériserait ce type de cinéma. Rouyer cite également le Barnhart Dictionary of Etymology, qui précise que la définition actuelle du terme est celle de « sang répandu, sang coagulé ». Celui-ci dérive du vieil anglais « gor », c’est-à-dire « saleté, excrément », tel qu’utilisé par William Shakespeare dans Macbeth lorsqu’il décrit les champs de bataille recouverts de blessés et de cadavres ensanglantés.
La première utilisation du terme gore dans un cadre cinématographique remonterait à 1963. Dans une lettre du producteur David F. Friedman adressée au rédacteur en chef de la célèbre revue française Midi-Minuit Fantastique, Friedman réfère au gore pour décrire le film Blood Feast (Herschell Gordon Lewis, 1963). La prémisse de ce long métrage d’exploitation est très simple : un homme assassine froidement de jeunes femmes afin d’amasser des parties de corps qu’il assemble pour organiser un banquet cannibale en l’honneur d’une divinité égyptienne. Par-delà la lettre du célèbre producteur américain, Blood Feast est considéré par la majorité des spécialistes et des historiens du cinéma d’horreur comme étant le premier film gore, notamment en raison de ses nombreuses scènes de démembrements grand-guignolesques. En effet, les grandes lignes narratives du genre y sont présentes : de l’intrigue en apparence superficielle aux minirécits, points d’orgue du plaisir spectatoriel, que sont les scènes de meurtres. Le tout sans humour… du moins volontaire.
Un autre terme, splatter, est employé dans la littérature anglo-saxonne depuis les années 1980. Il a une connotation plus joyeuse puisqu’il évoque le mouvement, le jet, l’éclaboussure. Dans un article publié dans la revue Positif, Rouyer souligne que « l’expression “sang répandu” évoque une action violente et extrême tandis que l’image du sang coagulé renvoie au contraire à une matière figée, consistante et généralement peu ragoûtante » (1989, p. 51). Cette distinction est très importante puisqu’à l’instar de nombreux auteurs et cinéastes, nous divisons le gore en deux familles aux finalités opposées.
D’un côté, il y a le gore parodique ou splatstick. Fortement influencé par le burlesque américain et son humour corporel, le splatstick — fusion justement de splatter et de slapstick — vise le rire par effets d’accumulation, de dérision et d’exagération. Ce n’est pas anodin si ce terme a été avancé en entrevue par le cinéaste Peter Jackson pour décrire ses premiers films, soit Braindead (1992), Bad Taste (1987) et Meet the Feebles (1989). De nombreux longs métrages gore privilégient cette approche festive et amusante, comme la trilogie des Evil Dead (Sam Raimi, 1981, 1987 et 1992), les productions de la compagnie Troma Entertainment, et plus spécifiquement les réalisations de son président fondateur Lloyd Kaufman (The Toxic Avenger, 1985 ; Terror Firmer, 1999 ; Poultrygeist, 2006), ainsi que, au Québec, Turbo Kid (RSS, 2017). Ce courant de films humoristiques et parodiques ne sera néanmoins pas abordé dans cet essai, car il répond à des finalités autres, correspondant davantage à celles du slapstick et que par conséquent une analyse spécifique devrait lui être entièrement consacrée. En effet, ce ne sont pas les dérèglements du corps qui sont au centre des préoccupations du splatstick, même s’ils participent de l’effet comique, mais plutôt le rapport entre l’Homme et son environnement qu’il ne peut malheureusement plus maîtriser. Les pitreries du comédien Bruce Campbell combattant sa voiture possédée dans la série télévisée Ash vs Evil Dead (2016) ou encore l’utilisation grotesque d’une tondeuse à gazon pour se frayer un chemin parmi les zombies dans Braindead ne sont pas très éloignées de celles de Buster Keaton aux prises avec un train (The General, 1926) ou d’Harold Lloyd tentant désespérément d’escalader un immeuble (Safety Last, 1923).
De l’autre côté, il y a la tendance plus viscérale du gore où l’on privilégie une représentation vraisemblable de la douleur afin de provoquer une réaction physique chez les spectateurs, et ce, qu’elle soit de l’ordre de la peur, du dégoût, voire, selon les sensibilités, du rire nerveux. Certains cinéastes développent une approche cérébrale, interrogative, métaphysique, sociologique ou picturale (David Cronenberg, Jörg Buttgereit, Dario Argento, Nacho Cerdà, George A. Romero, Shinya Tsukamoto, etc.), alors que d’autres cherchent à provoquer des affects primaires, des sensations de terreur et de pure répulsion (Eli Roth, Nick Palumbo, Lucio Fulci, Umberto Lenzi, Karim Hussain, Alexandre Aja, Pascal Laugier, etc.). Peu importe l’intention des créateurs, le gore est indissociable des sensations corporelles (coups, coupures, douleur, etc.), plaçant de facto l’enveloppe charnelle au centre de ses préoccupations formelles et thématiques.
De manière similaire, la pornographie audiovisuelle vise d’abord et avant tout la participation affective du spectateur (excitation, fascination, désir). En effet, elle « s’adresse directement aux centres des fantasmes, sans passer par la parole, ni par la réflexion. D’abord on bande ou on mouille […]. L’image porno ne nous laisse pas le choix : voilà ce qui t’excite, voilà ce qui te fait réagir » (Despentes, 2006, p. 91). Et cette réaction primaire, pulsionnelle, est provoquée par la représentation explicite et non simulée d’actes sexuels.
Il est important à cette étape de préciser que cet essai porte sur le cinéma pornographique destiné à un public « hétérosexuel ». En effet, bien que les hypothèses déployées au cours du texte puissent s’appliquer à une large part du genre, les pornographies lesbiennes, gaies, queers, etc. répondent également à des cahiers de charge précis, indissociables, entre autres, des notions d’identité et de communauté. Par conséquent, les implications éthiques, politiques et symboliques qu’elles soulèvent nécessiteraient des analyses qui leur seraient plus adaptées, permettant de nuancer certaines affirmations et de prendre en compte un ensemble de réalités sociologiques. Bien que les frontières entre les genres sexuels et les désirs de chacun soient poreuses lorsqu’il s’agit de regarder ce qui nous excite — une femme hétérosexuelle pouvant apprécier la pornographie gaie masculine et vice-versa, comme en témoignent par exemple les statistiques annuelles du site PornHub —, les stratégies de mise en marché orientent les contenus en fonction d’audiences déterminées, ce qui permet de circonscrire de manière grossière une « pornographie hétérosexuelle », avec tous les biais que cela implique.
L’Américaine Linda Williams, pionnière des porn studies avec son étude fondatrice Hardcore : Power, Pleasure and the “Frenzy of the Visible” (1989), considère que la pornographie cinématographique s’inscrit dans la mouvance même de l’invention du cinéma, soit « un moment antérieur où les scientifiques ont d’abord soumis le mouvement du corps à l’œil mécanique de la caméra qui pouvait mieux voir que l’œil humain » (p. 37). Son analyse remonte à l’un des précurseurs du cinéma, Edward Muybridge, et à ses décompositions photographiques du mouvement à l’intérieur desquelles il incorporait des mises en scène plus ou moins raffinées par l’ajout de différents accessoires et/ou personnages ; qui plus est, ses protagonistes étaient presque exclusivement de sexe féminin et la plupart du temps peu vêtus ou entièrement nus. Par cet exemple, Williams souligne que le plaisir de voir des corps, ceux des femmes, dévêtus de surcroît, serait indissociable de la prise d’images photographiques et cinématographiques. Le cinéma aurait poursuivi cette obsession et implanté indirectement la perversion de voir le corps en mouvement sous toutes ses formes et tous ses angles. Dans cette analyse typiquement foucaldienne, le pouvoir et le plaisir s’entremêlent, car la caméra est un dispositif auquel on se soumet et auquel le corps est soumis. Plus encore, la force de l’appareil est de donner à voir autrement, de révéler ce qui semble imperceptible à l’œil nu. Toujours d’après Williams, la possibilité offerte au spectateur par l’image — fixe ou en mouvement — de percevoir l’invisible est à la source du plaisir procuré par le hardcore (par opposition au softcore qui désignerait le cinéma érotique). Elle propose donc le concept de « frénésie du visible » pour désigner ce besoin de voir, de connaitre, de découvrir les mystères du corps sexué, de l’orgasme, qui serait à la base même du spectacle pornographique.
Pendant leur temps prolongé d’invention, les machines photographiques ont participé à l’intensification de ce que [Jean-Louis] Comolli nomme le « champ du visible » alors que la vision humaine des événements, des lieux et des corps commençait à être médiatisée par un appareil optique qui voit à la place de « l’œil nu ». Empruntant à Comolli, j’appelle le plaisir visuel hardcore produit par la scienta sexualis la « frénésie du visible ». (1989, p. 36)
Par conséquent, les objets principaux de la pornographie sont les corps en mouvement. Ceux-ci guident entre autres la mise en scène, le découpage, les positions, l’espace sonore. Bref, ils imposent une esthétique. Il y a une façon de filmer (prépondérance des plans rapprochés) et de monter (alternance entre les plans larges et les gros plans) la performance pornographique afin de rejoindre l’univers fantasmatique des spectateurs, ce qui donne l’impression que « la pornographie audiovisuelle semble contrainte à la répétition. […] [L]e dispositif cinématographique et les exigences inhérentes à la représentation graphique de l’acte sexuel limitent les possibilités d’expression et imposent certains tropes. Ce “défaut d’inventivité” s’exprime de nombreuses façons : de la récurrence de certains cadrages à l’enchaînement chorégraphié des positions, en passant par les structures narratives et les fantasmes mis en scène » (Falardeau, 2018). Cela dit, pour rejoindre l’univ...