CHAPITRE 1 : Lâimposteur
Je trouvais que ce disque-lĂ avait Ă©tĂ© produit tellement dâune façon McDonald (Ă cause des machines) que jâai dĂ©cidĂ© de le vendre dâune façon McDonald. Lors du lancement, je me suis mis en clown avec des hamburgers collĂ©s partout
Jean Leloup a eu une enfance et une adolescence particuliĂšres. Les Leclerc ont vĂ©cu quelques annĂ©es au Togo, puis en AlgĂ©rie ; ses parents sâengagent comme coopĂ©rants de lâACDI (Agence canadienne de dĂ©veloppement international) dans les annĂ©es 1960 et tous deux, le pĂšre Ă©tant physicien et la mĂšre artiste, offrent une expĂ©rience peu banale Ă leurs deux fils. Les annĂ©es vĂ©cues au Togo (de 1964 Ă 1969) et en AlgĂ©rie (de 1969 Ă 1976) auraient eu une influence culturelle importante sur le jeune Leclerc : « Câest lĂ -bas que Leloup apprend la musique. Ses compositions seront toujours un peu imprĂ©gnĂ©es de ces racines africaines ». Cette posture singuliĂšre marquera fortement lâimaginaire de Leloup, comme en tĂ©moigne lâune des premiĂšres piĂšces quâil a interprĂ©tĂ©e en public, « Le chien dâAlger », au Spectrum de MontrĂ©al :
Ils ont tué le chien
Les enfants de la guerre
Ils ont tué le chien
Avec un fil de fer
En Afrique du Nord
Dans les rues de la ville
On en reparle encore
Encore dâla guerre civile
Au moment oĂč les Leclerc sâinstallent Ă Alger, la guerre dâindĂ©pendance (1954 Ă 1962) semble donc toujours vive dans les esprits. NĂ©anmoins, Leloup dĂ©couvre un autre quotidien dans les rues dâAlger : les citĂ©s dâoĂč fusent des priĂšres musulmanes, la culture arabe et celle, française, des Pieds-noirs, les marchĂ©s aux effluves de cannelle ou de cumin, le climat mĂ©diterranĂ©en, bref, une rĂ©alitĂ© bien Ă©loignĂ©e de ses racines quĂ©bĂ©coises. Câest dans cette ambiance, en pleine adolescence, que Leloup aurait Ă©crit ses premiĂšres chansons (notamment « Rockânâroll PauvretĂ© », quâon retrouve sur son album Lâamour est sans pitiĂ©) et formĂ© un premier groupe : « On avait une guitare cheap et on se mettait du bleu de mĂ©thylĂšne plein la gueule, on jouait du punk et on sâappelait les Blue Faces ! ».
Les Leclerc sont de retour au QuĂ©bec en 1976, en plein cĆur du « printemps du QuĂ©bec », une Ă©poque hautement politisĂ©e : le Parti quĂ©bĂ©cois, rĂ©cemment Ă©lu et menĂ© par RenĂ© LĂ©vesque, enclenche alors une sĂ©rie de mesures sociales, Ă©conomiques et politiques afin dâaugmenter lâautonomie du QuĂ©bec. Ce sont les annĂ©es de la crĂ©ation de lâassurance automobile, de lâadoption de la loi sur le financement des partis politiques, de la fondation du MinistĂšre de lâEnvironnement et de la CSST (Commission sur la santĂ© et la sĂ©curitĂ© au travail), notamment. Sur le plan culturel, la loi 101 (Charte de la langue française) est crĂ©Ă©e en 1977, faisant Ă©cho Ă lâeffervescence des annĂ©es 1960-1970, oĂč la quĂȘte identitaire sâest souvent concrĂ©tisĂ©e Ă travers la question linguistique. La chanson, au QuĂ©bec, est devenue en quelque sorte lâextension la plus symptomatique de cette quĂȘte et le lieu, donc, de puissants investissements culturels, qui ont souvent rĂ©sonnĂ© dans les mots des chansonniers. MĂȘme si les contrecoups de la RĂ©volution tranquille se rĂ©sorbent petit Ă petit Ă la fin de la dĂ©cennie, le discours en est encore au nationalisme et plusieurs artistes, entraĂźnĂ©s dans cette vague qui porte le rĂ©fĂ©rendum de 1980, crĂ©ent Ă lâenseigne du fleurdelisĂ© : « De fait, poĂ©sie et chanson sont ajoutĂ©es aux harangues dâusage des grands rassemblements politiques ».
Mais Jean Leclerc a grandi loin de ces annĂ©es « bleues » et sa posture en est inĂ©vitablement affectĂ©e. Il a vĂ©cu en Afrique et ses rĂ©fĂ©rents nâont plus grand-chose de quĂ©bĂ©cois :
« Je me souviens de cette mer de drapeaux qui furent levĂ©s lors du rĂ©fĂ©rendum de 1980. Je revenais alors dâAlgĂ©rie oĂč jâavais vu la guerre, le racisme, la rĂ©volution, les oreilles quâon coupait⊠alors quâici, au QuĂ©bec, les francophones parlaient des maudits anglais et de lâexploitation. » « Que de radotages », ajoute Leloup, parlant indiffĂ©remment en anglais ou en français quand ce nâest pas par signes. « Les gens, ici, vivent trĂšs bien ».
Lecteur boulimique, il entreprend des Ă©tudes en lettres Ă lâUniversitĂ© Laval, quâil ne termine pas. Sâamorce alors une vie un peu erratique oĂč Leloup est portraitiste un jour, plongeur le mois suivant. Sa carriĂšre artistique commence Ă se profiler lorsquâil participe au Festival de la chanson de Granby en 1983. Il incarne Ă©galement, en 1986, le personnage de Ziggy dans la deuxiĂšme version de lâopĂ©ra rock Starmania de Luc Plamondon. MalgrĂ© ces premiĂšres expĂ©riences artistiques somme toute remarquables, Leloup est mĂ©content et ne se gĂȘne pas pour narguer la galerie : « Je me suis arrangĂ© pour entrer dans la machine du showbiz. Ăa a pris Starmania [âŠ] pour convaincre les gens de lâindustrie ». Ce nâest clairement pas ce rĂŽle quâil convoite dans le champ musical quĂ©bĂ©cois.
Ă la suite du rĂ©fĂ©rendum de 1980, le climat au QuĂ©bec devient plutĂŽt morose : une importante crise syndicale Ă©branle le gouvernement de LĂ©vesque en 1982-1983, le nĂ©olibĂ©ralisme sâenracine en Occident, les chansonniers remballent leurs drapeaux. Les QuĂ©bĂ©cois semblent sâenliser dans une Ă©poque conformiste, une Ă©poque de « confort et dâindiffĂ©rence » telle que la dĂ©crit Denys Arcand dans un film marquant de lâĂ©poque. Câest dans ce contexte, en rĂ©alitĂ©, que Leloup entame vĂ©ritablement sa « carriĂšre ». Et les temps sont plutĂŽt durs pour les artisans de la chanson : « NĂ©anmoins, contraints Ă la prudence, les investisseurs quĂ©bĂ©cois miseront essentiellement sur les valeurs sĂ»res, telles les vedettes solos des groupes Ă succĂšs rĂ©cemment dĂ©mantelĂ©s ». Le champ musical se rĂ©duit ainsi Ă quelques figures de proue dâun certain Ăąge dâor de la chanson quĂ©bĂ©coise, les Michel Rivard, Paul PichĂ©, Pierre Flynn, Richard SĂ©guin, Daniel Lavoie occupant une scĂšne qui offre peu dâespace aux figures nouvelles. Le champ musical est en somme trĂšs fermĂ© dans les annĂ©es 1980. MalgrĂ© cela, Jean Leloup obtient en 1988 un contrat de disque avec Audiogram : endisquer dans de telles circonstances, oĂč la relĂšve peine Ă se tailler une place, de surcroĂźt avec la plus importante compagnie indĂ©pendante de disques au QuĂ©bec, est un vĂ©ritable tour de force. Menteur, le premier opus de Jean Leloup, allait paraĂźtre en 1989, lançant un premier ethos.
Figure 1 : Pochette de lâalbum Menteur
(produit par Michel BĂ©langer â Audiogram,
réalisé par Paul Pagé, images de Line Charlebois)
Menteur : une ambiguïté périgraphique ?
Pour saisir lâethos qui se profile dans ce premier opus de Leloup, on Ă©tudiera dâabord la pochette de lâalbum, sa pĂ©rigraphie (prĂ©face, quatriĂšme de couverture, dĂ©dicace, etc.). Dans le cas de lâalbum Menteur, cette pĂ©rigraphie est particuliĂšrement signifiante. Jean Leloup a rĂ©pĂ©tĂ© maintes et maintes fois, sur diverses tribunes, quâil avait attribuĂ© un tel titre Ă cet album pour le renier, insatisfait du produit et regrettant les compromis quâil avait dĂ» faire. Le terme « menteur », stratĂ©giquement choisi, indique Ă qui sây attarde que lâauteur nâen assume pas le contenu, quâil « ment » en apposant sa griffe sur lâopus. MĂȘme si la pĂ©rigraphie oriente ici une certaine lecture de lâalbum, force est dâadmettre que Leloup use de la chose dâune façon singuliĂšre. Câest par ailleurs, Ă ce jour, le seul album de Leloup qui ne porte pas le titre dâune de ses chansons.
Si on scrute lâimage, en noir et blanc, associĂ©e Ă ce titre, on peut relever certains Ă©lĂ©ments significatifs. La photo de Leloup, saisie par Line Charlebois, le montre assez impassible, ne regardant pas lâobjectif de la camĂ©ra, ce qui est assez habituel par ailleurs : sur la plupart de ses pochettes (sauf sur Mexico et Mille Excuses Milady, oĂč il se montre un peu plus mordant), il ne regarde jamais directement lâobjectif et il est mĂȘme parfois absent de la couverture (Les fourmis et Ă Paradis City). Cette attitude rĂ©vĂšle un certain malaise : Leloup, ayant maintes fois critiquĂ© les rouages de lâindustrie du disque, semble inconfortable sur cette premiĂšre vitrine, commerciale, quâincarne la pochette. Quant Ă lâimage juxtaposĂ©e au clichĂ© de lâartiste, qui reprĂ©sente une multitude dâavions qui sâapprochent Ă lâavant-plan selon une trajectoire quasi infinie, le doute plane. Serait-ce lâĂ©cho de certaines chansons, oĂč lâon voyage Ă Alger et oĂč lâon remonte le temps, naviguant de lâĂ©poque de Buffalo Bill jusquâau « dĂ©but des temps » ? Comme il sâagit dâavions de chasse, on peut dĂ©jĂ en douter. Peut-on envisager que Leloup « largue » cet album, quâil le bombarde ? Lâassertion est plausible si on considĂšre lâattitude de Leloup vis-Ă -vis...