La carriĂšre
Ariane, dĂ©tentrice dâun doctorat, auteure dâune thĂšse vite devenue un livre bien reçu et mĂšre de deux enfants en bonne santĂ©, commence sa carriĂšre en remplaçant des anthropologues en congĂ©. Un Ă©tĂ© Ă Lethbridge, agrĂ©mentĂ© par une longue visite de Martin, qui nâenseigne pas durant ce semestre-lĂ . Lui au moins a sa permanence maintenant. Un automne Ă St. Johnâs, Ă Terre-Neuve. TroisiĂšme Ă©pisode, un semestre dâhiver, Ă Sudbury, oĂč elle enseigne pour la premiĂšre fois en français. Il y a une visite de Fabien, qui photographie cette fois-ci des roches, et une autre de Martin, qui travaille Ă un livre sur le colonialisme et ses consĂ©quences sur les petits Ătats africains.
Martin reste deux mois Ă Sudbury. Le couple se lie dâamitiĂ© avec des francophones de la ville, les discussions se font en français. Câest un plaisir. Ariane et Martin mĂšnent ainsi une vie presque normale durant ces quelques semaines, mĂȘme sâils sont un peu Ă lâĂ©troit dans lâappartement que loue Ariane.
â Tu nâoublies pas la pilule? se rassure Martin un soir.
â Eh non.
Ils ne peuvent pas se permettre dâautres enfants.
Pour vaincre les distances, toute la famille se tĂ©lĂ©phone rĂ©guliĂšrement. Ceux qui ont Skype se voient, les enfants voient leur pĂšre, leurs grands-parents, mĂȘme Marguerite a installĂ© le systĂšme sur son ordinateur pour quâon puisse voir que ZĂ©zĂ©, dont elle a acceptĂ© de prendre soin durant les absences dâAriane, se porte bien. Tout le monde admire les enfants, qui font les clowns pour faire rire les adultes. Martin et Ariane se textent, sâenvoient des courriels. Ils passent les longs week-ends et les fĂȘtes ensemble... Mais impossible de trouver un poste plus permanent.
Knowledge as power, câest ce que dit le slogan anglais, se lamente Ariane, mais je perds mĂȘme ce que je sais, je ne sais plus oĂč je suis ni oĂč je vais, ce nâest pas cette vie que jâimaginais, je suis une migrante sans but, malheureuse. DĂ©sespĂ©rĂ©e. Perdue comme la Finnoise de lâaĂ©roport de Berlin. Immobile, celle-ci voyait partir les autres, moi je pars constamment alors que les autres restent. Il nây a que mes enfants qui me procurent une impression de permanence alors que je leur enlĂšve la leur.
Ma mĂšre me dit de renoncer Ă cette rat race, il se peut quâelle ait raison. Martin me dit dâĂȘtre patiente, mon pĂšre aussi, Fabien me dit de ne pas mâen faire, mes sĆurs me disent que je mĂšne tout de mĂȘme une vie assez normale, avec un revenu pas mal respectable. Marguerite croit elle aussi en la persĂ©vĂ©rance...
Mais je suis sans espoir et donc sans force, aplatie, Ă©crasĂ©e. Je continue dâenseigner lâ« Introduction Ă lâanthropologie » parce que dans chaque dĂ©partement que je visite les profs Ă©tablis se rĂ©servent les cours plus avancĂ©s, jâassiste sagement mais sans dire grand-chose aux rĂ©unions dĂ©partementales, je suis les conseils des directeurs ou directrices, je rĂ©dige des articles et essaie de les publier, parce quâon me dit que je dois avancer dans mon domaine, oĂč pourtant il nây aucun avancement.
Je cherche. Je lis les annonces dans les journaux, dans les revues savantes, dĂšs que je vois quelque chose, jâenvoie mon CV et je continue Ă attendre. Ce nâest pas ça que jâenvisageais quand je me suis dĂ©cidĂ©e Ă poursuivre mes Ă©tudes.
Je sais que cela arrive Ă beaucoup dâautres, que jâappartiens Ă toute une troupe de gens incapables de trouver un emploi qui soit stable. Parfois je pense que je devrais me lancer en politique, mais franchement, je les regarde faire, les politiciens, je les critique, je ne voudrais pas ĂȘtre des leurs. Quand je serai plus vieille, peut-ĂȘtre. Et mĂȘme pas. Je suis trop Ă©goĂŻste. Pour le moment, ce nâest pas la vie en gĂ©nĂ©ral qui mâintĂ©resse, câest ma vie, ma vie Ă moi, avec mes enfants, avec Martin, avec ma famille.
Encore heureux quâĂ Sudbury on puisse vivre en français, mes enfants nâoublieront pas cette langue que jâaime. Ă Lethbridge et St. Johnâs, câĂ©tait lâanglais... MĂȘme au tĂ©lĂ©phone, avec Martin, on se parlait souvent en anglais.
Le soir, quand il nâest pas chez lui, je veux dire chez nous, je lâimagine parfois avec dâautres femmes, dans un lit, dans un restaurant, au cinĂ©ma. Je nâose pas lui poser de questions.
Il lui dit, probablement en anglais encore :
â I have a wife and two kids.
â I want you.
â You donât forget the pill?
â Of course not.
Il a envie dâelle. Ils font lâamour et je nâen sais rien. Jâai mal. Je me masturbe parfois.
Ou peut-ĂȘtre je regarde la tĂ©lĂ©vision.
Je mâendors. Je dors trop. Si au moins je rĂȘvais. Les enfants grandissent, je les amĂšne, lâun, Ă la garderie, lâautre, Ă lâĂ©cole. LâaprĂšs-midi, je vais les chercher, les ramĂšne dans le petit appartement pas cher que jâai louĂ© ici, au-dessus dâune pizzĂ©ria. Ils en veulent, je nâen achĂšte pas, je prends soin de bien les nourrir.
Le soir, je leur lis des histoires, je joue avec eux, je les dorlote, on se met tous les trois dans la baignoire, je suis leur pĂšre et leur mĂšre. Comment font les autres femmes? Comment faisait Bintou?... La femme Ă lâaĂ©roport faisait-elle lâamour? Et avec qui? OĂč?
Parfois, mais pas trĂšs souvent, des collĂšgues mâinvitent chez eux.
â Votre mari doit vous manquer...
Ils invitent des cĂ©libataires pour que je ne me sente pas trop isolĂ©e. Je pense quâils sont contents quand je pars, vers dix heures, prĂ©textant que la gardienne doit rentrer chez elle.
Je devrais organiser une soirĂ©e chez moi, mais jâai honte de la pizzĂ©ria et du bric-Ă -brac qui meuble lâappartement.
Quand je regarde les nouvelles â en anglais, le soir â, il me semble que Peter Mansbridge est mon messager personnel. Je le regarde, jâaime le sourire quâil cache sous son visage sĂ©rieux un peu trop rond. La chair de son cou pendouille lĂ©gĂšrement, câest peut-ĂȘtre pour ça quâil reste plus ou moins immobile. Il est neutre dans ce quâil annonce, jâaimerais le voir passionnĂ©, prenant parti.
Je clique sur Google Earth, prends le vol sans frais pour Paris, Londres, Berlin, Accra et Tamale. Je vais Ă Thornhill aussi, comme pour vĂ©rifier si Martin est bien rentrĂ© chez lui. Pourtant, je sais que la photo nâest pas live. Je pourrais lui tĂ©lĂ©phoner, mais je veux maĂźtriser mes impulsions. Ătre raisonnable. On sâest parlĂ© en dĂ©but de soirĂ©e.
Jâai trente-deux ans. Je voudrais ĂȘtre heureuse. Un peu du moins.
Je suis mĂ©contente de moi-mĂȘme. Je me trouve impatiente, exigeante, mauvaise mĂšre parfois, trop facilement fatiguĂ©e, Ă©nervĂ©e, irritĂ©e, en colĂšre, Ă©puisĂ©e...
Ce nâest pas ainsi que je veux vivre.
Il faut que je trouve une solution, mais oĂč?... Quand?...
CBC en a fini des nouvelles, je me couche, je lis quelques pages dâun roman Ă succĂšs que je trouve mĂ©diocre.
JâĂ©teins la lumiĂšre.
Je mâendors.
Le matin, ça va mieux. La routine quotidienne prend le dessus, les enfants sont joyeux, ils ont des projets pour quand ils seront avec leurs camarades. Ama emporte son crocodile en peluche, Kwabla ne peut pas se sĂ©parer du bout de couverture quâil chĂ©rit, mais quâil essaie de cacher dans la poche de sa salopette.
Il y a toujours de quoi rire avec eux.
Ariane arrive en classe avec deux minutes de retard, ce nâest pas grave, il y a plusieurs Ă©tudiants qui arrivent avec encore plus de retard.
Ce matin, il sâagit de discuter du travail du chercheur sur le terrain. Du premier contact avec lâAutre, ce quâon appelle la rencontre, de la relation qui sâĂ©tablit peu Ă peu, de la mĂ©thode et du discours anthropologiques.
â Chacun de vous, dit-elle, aura son propre labyrinthe Ă traverser, ses propres doutes et insuffisances Ă examiner.
Elle regarde son public.
â Vous, Pierre, vous ne suivrez pas le mĂȘme cheminement que votre voisine, Ărica. La pratique du terrain sera toujours singuliĂšre. DâaprĂšs Sophie Caratini, qui travaille en Afrique saharienne, dâaprĂšs moi, il nây a pas de mĂ©thodologie gĂ©nĂ©rale et infaillible.
â Comment saurai-je si ma conduite...
â ... est la bonne? Vous en jugerez vous-mĂȘme. Discutez-en avec vous-mĂȘme dans ce quâon appelle votre journal de bord. Regardez le dĂ©tail des lignes de conduite universitaires Ă©tablies pour lâanthropologie. Si vous respectez ces conditions gĂ©nĂ©rales visant Ă minimiser les risques du sujet et Ă les respecter, Ă respecter aussi la vie privĂ©e de lâindividu, il reste autant de façons de faire de la recherche quâil y a de chercheurs. Lâanthropologue sâefforce dâĂȘtre conscient de deux perspectives : celle du mĂ©tier, positionnĂ©e selon des rĂšgles, et la sienne, inĂ©vitablement partiale.
Cinquante minutes plus tard, Ariane sort de la classe en se posant des questions sur sa propre mĂ©thode pĂ©dagogique, qui appelle Ă lâauto-interrogation et veut laisser toute la place Ă lâindividu. Est-elle en train de rendre ses Ă©tudiants plus confus que nĂ©cessaire? Sa propre confusion est-elle contagieuse? Devrait-elle abandonner lâenseignement, essayer dâobtenir une petite place dans les rouages de la bureaucratie gouvernementale?
Arrive le miracle.
Jeudi matin. Une lettre aux timbres hauts en couleur attend dans le casier dâAriane. Que lui veut donc ThĂ©a Asante, la directrice de lâInstitut dâĂ©tudes africaines de lâUniversitĂ© du Ghana?
Accra, March 12, 2012
Dear Dr Boutier,
Your book, Poverty in Ghana : Women Living in Suspense, has come to my attention and that of my colleagues. We should like to hear you speaking on work during the international conference on African Women and Poverty which we are preparing for May 2013 and to which I have the pleasure and honour of inviting you today. The conference will focus on the role of African women in economic development. It is organized with the support of the UN by several departments of this University as well as by its Institute of African Studies.
Attached you will find the preliminary description and schedule of the conference, the list of its proposed participants, many of whom have already confirmed their participation, as well as a contract confirming your visit, and stipulating our obligations concerning your fee and expenses.
We would propose the title of your book as the title of your presentation and hope this will be agreeable to you.
Hoping you will be able to participate...
Ariane retient son souffle. Est-ce bien vrai? Est-ce possible? Elle relit la lettre, oui, il sâagit dâune invitation, il sâagit dâune reconnaissance de son travail, il y a des gens qui ont lu son livre et qui veulent quâelle en parle, ils lâont invitĂ©e, par Ă©crit, oui, il y a mĂȘme un contrat en piĂšce jointe, câest sĂ©rieux, oui, elle ira au Ghana, oui, dans un an, oui! Sans plus tarder elle sort son cellulaire, envoie son consentement, respire.
Tout Ă coup, le monde est en couleurs, comme les timbres sur lâenveloppe de cette lettre. Sudbury est belle, mĂȘme sâil fait froid et quâon annonce une tempĂȘte de neige. Elle voudrait chanter la bonne nouvelle Ă tout le monde, mais il est trois heures et demie, il faudra bientĂŽt aller chercher les enfants, leur faire un goĂ»ter, appeler Martin Ă Toronto...
Ariane a envie de faire des folies, les distances ont rĂ©trĂ©ci pour elle, elle a envie de mettre les petits dans la voiture et dâaller Ă Toronto, lĂ , cet aprĂšs-midi, tant pis sâil neige, il sâagit seulement de quatre heures et demie de route, ne pourrait-elle pas annuler son cours du vendredi matin, elle nâa jamais fait cela, she is too straight to play hooky, serait-elle capable de faire une exception? Elle aimerait surprendre Martin, tout simplement arriver Ă Thornhill, ce soir Ă dix heures, onze peut-ĂȘtre, les enfants dormiraient en route, seront tout Ă©tonnĂ©s de voir leur pĂšre, que dira-t-il, ou alors prendre lâavion, demain aprĂšs-midi, quelle dĂ©pense, mais cela vaudrait la peine, elle fera des Ă©conomies aprĂšs. Oui, câest ça, donner le cours le matin, aller chercher les enfants, sâenvoler avec eux.
â Maman, maman, crie Ama dĂšs quâelle aperçoit sa mĂšre devant la porte de lâĂ©c...