Les années 1980
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Acte de naissance
J’ai la maladie des Américains. » L’homme que le Dr Réjean Thomas a devant lui, en ce jour du printemps de 1982, dans son bureau d’une polyclinique de la banlieue de Montréal, a la trentaine. Montréalais, homosexuel, naguère en bonne santé, il arrive de New York et il souffre de cette maladie dont il dit, ce qui lui semble aller de soi, qu’elle est « la maladie des Américains ». Il se croit atteint de cette mystérieuse infection qui suscite peur, inquiétude et même panique dans les milieux gays de plusieurs grandes villes des États-Unis mais dont le jeune médecin – il n’a que vingt-six ans – n’a jamais entendu parler, pas plus d’ailleurs que la quasi-totalité de ses confrères.
Cette mystérieuse maladie est si étrange et surtout si nouvelle qu’elle n’a même pas de nom. On en ignore pratiquement tout. Elle vient de faire irruption dans la vie du Dr Thomas. Sans le savoir, il entreprend, à ce moment-là et avec ce patient-là, une lutte dont il ne soupçonne pas l’énorme et interminable défi qu’elle représentera.
Remontons environ un an auparavant. Le 5 juin 1981, une équipe de médecins américains publie ce qu’on allait bientôt reconnaître comme étant l’acte de naissance scientifique de cette maladie : une notice de 46 lignes en page 2 du Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR). Cette notice, fort discrète quand on considère l’ampleur de la catastrophe qu’elle augure, est laconiquement intitulée « Pneumocystis pneumonia – Los Angeles », c’est-à-dire « Pneumonie à pneumocystis – Los Angeles ». Le premier signataire est un immunologiste de trente-trois ans de la UCLA School of Medicine, Michael Gottlieb. Ce jeune médecin a observé, au cours des mois précédents, des cas étranges de ce qu’il soupçonne être une nouvelle maladie, « une histoire possiblement plus importante que la maladie du légionnaire », comme il le fait alors remarquer de façon pour le moins prémonitoire.
Le MMWR est un bulletin technique publié chaque semaine par les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) américains, une sorte de FBI des épidémies basé à Atlanta. Toutes les misères et toutes les maladies du monde y passent dans la prose dépouillée, pour ne pas dire austère, propre à ce genre de publication. Dans cette parution du 5 juin 1981, la une est consacrée à deux cas de « dengue de type 4 » signalés chez des voyageurs américains de retour de Saint-Barthélemy, une île des Antilles françaises (la dengue, une maladie virale transmise par des moustiques, se manifeste notamment par des fièvres généralement bénignes).
La fameuse notice de 46 lignes rapporte cinq cas de pneumonie à Pneumocystis carinii, le nom savant du parasite qui cause la pneumocystose (ce micro-organisme a depuis lors été rebaptisé Pneumocystis jirovecii, car il a été reclassé en champignon). La maladie a frappé « cinq hommes jeunes, tous des homosexuels actifs », à Los Angeles. Deux d’entre eux sont décédés : les trois autres mourront peu de temps après.
Cette infection, s’étonnent les médecins, ne survient normalement que chez des personnes très affaiblies sur le plan immunitaire, par exemple des greffés dont on a supprimé les défenses immunitaires pour empêcher le rejet du greffon. Le fait que ces cinq jeunes hommes âgés de vingt-neuf à trente-six ans, jusqu’alors en bonne santé, aient contracté cette pneumonie est donc, écrivent-ils, « unusual », c’est-à-dire inhabituel. La pneumocystose est en effet une maladie rare, tellement rare que, pour obtenir le médicament qui la traite, la pentamidine, les médecins doivent passer commande directement à Atlanta.
Fait à noter, les CDC ont reçu, à peu près à cette époque, soit au début de 1981, un nombre anormalement élevé de demandes pour se procurer ce médicament et aussi pour traiter de jeunes hommes. De quoi piquer la curiosité des personnes chargées de distribuer ledit médicament, ce qui les amène à tirer une première sonnette d’alarme à propos d’un phénomène nouveau d’un point de vue épidémio-logique, rappelleront plus tard deux de ces personnes, James Curran et Harold Jaffe.
Autre fait à noter : le premier cas de cette étrange maladie est découvert en France dès le même mois de juin par un infectiologue de l’hôpital Claude-Bernard, à Paris, le Dr Willy Rozenbaum, trente-six ans. Il vient tout juste de lire l’article du MMWR quand il reçoit en consultation un patient qui présente les mêmes symptômes que les cinq Américains. Il a alors l’intuition de faire le rapprochement, puis le bon réflexe de communiquer avec les virologues de l’Institut Pasteur, ce qui lance les chercheurs et les médecins français dans la lutte contre cette maladie.
Cela dit, pourquoi les cinq patients de Los Angeles ont-ils été infectés par le Pneumocystis carinii ? On l’ignore. Dans l’article, on suggère seulement que le cytomégalovirus, qui les a tous touchés au préalable, peut être un complice, voire le coupable de l’affaiblissement de leur système immunitaire ; on sait en effet que les formes aiguës de l’infection par le cytomégalovirus peuvent endommager le système de défense naturelle de l’organisme contre les infections.
Autre question : comment ont-ils été infectés ? Là, on a une piste de réponse. Ces cinq cas, lit-on dans la note éditoriale de 29 lignes jointe à l’article, font penser à « une maladie contractée par contact sexuel ».
Toutefois, on ne lit rien, dans ce qui sera considéré comme un acte de naissance, rien sur… le nouveau-né lui-même ! C’est qu’en fait, à ce moment-là de l’histoire, on n’imagine tout simplement pas qu’il y ait un nouveau-né. On n’imagine pas encore qu’un agent infectieux jusqu’alors inconnu puisse être à l’origine de l’effondrement du système immunitaire des cinq malheureux patients. Bien sûr, quelque mois plus tard, le Dr Gottlieb parlera, dans un article du New England Journal of Medicine, d’une « immunodéficience potentiellement transmissible » et évoquera la possibilité qu’un agent transmis sexuellement en soit la cause. Mais il faudra encore de nombreux mois et beaucoup de cas analogues pour qu’on se rende à l’évidence : oui, il doit bien y avoir quelque chose de nouveau pour expliquer ces étranges cas d’une affection aussi étrange.
La notice du 5 juin 1981, on le comprend vite, n’est hélas qu’un début. Un mois plus tard, le 3 juillet, le même MMWR signale 10 autres cas de cette forme de pneumonie, plus 26 cas d’un cancer « peu communément rapporté aux États-Unis », le sarcome de Kaposi. Ce cancer atteint normalement des personnes âgées ou des patients immuno-supprimés qui ont reçu une greffe de rein. Ici, il touche des hommes jeunes qui n’ont pas reçu de greffe, ce qui est « highly unusual » (« hautement inhabituel »), soulignent les auteurs. À titre d’exemple, un coup de sonde dans les archives du New York University Hospital montre que, chez les moins de cinquante ans, on a vu seulement trois cas de ce cancer entre 1961 et 1979.
Les patients, cette fois-ci encore, sont des homosexuels. Ils ont été admis dans des hôpitaux de New York, de San Francisco et de Los Angeles. Ils ont auparavant souffert ou souffrent encore de toutes sortes d’autres infections : toxoplasmose, crises d’herpès à répétition, candidose, méningite à cryptocoque, amibiase, hépatite. Douze d’entre eux ont été testés pour le cytomégalovirus : tous l’ont encore ou l’ont déjà eu.
Ajoutées à la pneumonie à Pneumocystis, ces infections donnent à penser que le système immunitaire de ces patients, dont plusieurs sont déjà décédés, a subi de très graves dommages : il est purement et simplement devenu déficient. En termes techniques, on parle d’une « immunodéficience », un mot d’où proviennent le i (immuno) et le d (déficience) du mot sida. Le s du mot est pour syndrome, un ensemble de signes cliniques et de symptômes. Et le a est pour acquise, car cette déficience n’est pas congénitale : elle a été contractée d’une façon ou d’une autre, probablement, dans ce cas-ci, lors de rapports sexuels.
Malgré l’aspect dramatique de l’acte de naissance publié en juin, la nouvelle ne fait guère les manchettes. Les grands médias américains y font à peine écho. Ils seront un peu plus sensibles à ce qu’on pourrait appeler « l’acte de naissance, prise 2 », c’est-à-dire l’article du MMWR du mois suivant. À cette occasion, un journaliste du New York Times, Lawrence Altman, publie un des tout premiers, sinon le premier article dans un média généraliste à grand tirage à signaler la nouvelle maladie. Les médias rapporteront plus largement, en décembre, une série d’articles du New England Journal of Medicine, dont celui de Michael Gottlieb. Mais tout au long de cette année 1981, le nouveau mal n’alarme pas encore le public. Les cas rapportés, pour intrigants qu’ils soient, sont encore peu nombreux : les trois articles de décembre du New England Journal of Medicine portent respectivement sur 4, 11 et 4 patients. Surtout, tous ces patients appartiennent à ces communautés marginalisées que sont les homosexuels et les utilisateurs de drogues, auxquelles monsieur et madame Tout-le-Monde sont loin de s’identifier.
Même chose pendant les premiers mois de 1982. La dangereuse affection n’inquiète toujours pas le public. Cependant, dans la communauté gay, notamment à New York, en Californie et à Paris, l’alarme a bel et bien sonné. Le mal mystérieux fait des ravages. Amis, amants, conjoints, beaucoup sont frappés par de multiples infections, difficiles ou impossibles à traiter, voire par ce cancer si rarement vu jusqu’alors, le sinistre sarcome de Kaposi, qui se manifeste par des taches violacées sur les jambes, sur le torse, parfois sur le visage, et qui résiste à tout traitement. Et beaucoup en meurent dans des conditions incroyablement pénibles, épuisés, la peau sur les os, vieillis de plusieurs décennies en l’espace de quelques mois, à peine les ombres d’eux-mêmes.
Ces conditions sont à ce point pénibles que leurs soignants ne les oublieront jamais. Au cours d’un séminaire tenu trente-cinq ans plus tard au Cold Spring Harbor Laboratory, dans l’État de New York, dont le journaliste Jon Cohen fera le compte rendu dans Science, des médecins se remémoreront cette terrible époque. Un cancérologue du San Francisco General Hospital, le Dr Paul Volberding, se souviendra de son premier patient atteint par cette « horrible maladie ». C’était le 1er juillet 1981. Il n’oubliera jamais cet homme de vingt-deux ans, gay, isolé, renié par sa famille, décédé peu de temps après. Le Dr Michael Gottlieb dira de ses premiers patients : « Je me souviens de leurs noms. Je me souviens de ce dont ils avaient l’air. Je me souviens d’eux avec plus de détails que les patients que j’ai vus il y a une semaine. »
Dans les milieux médicaux aux prises avec cette nouvelle réalité, c’est la confusion, le désarroi. Et l’impuissance. On se perd en conjectures sur les causes du mal, sur sa nature exacte, sur les façons de le soigner. Des infections, on a l’habitude d’en voir et d’en traiter. Quand elles sont dues à des bactéries ou à certains champignons, on a des antibiotiques. On n’a pas beaucoup d’armes contre les virus ou les parasites, c’est vrai. Mais voir autant de patients atteints d’une ribambelle de ces maladies, souvent dans leurs formes fulminantes de surcroît, c’est de l’inédit.
De leur côté, pas sûrs d’avoir affaire à un nouvel agent infectieux, pas sûrs non plus des caractéristiques du nouveau mal, les chercheurs parlent de « dysfonction immunitaire » ou de « syndrome précancéreux », voire de « cancer gay », puisqu’on perçoit encore souvent la nouvelle maladie comme une sorte de cancer. Le rôle du cytomégalovirus revient souvent. On évoque aussi les poppers, une drogue récréative aux vertus aphrodisiaques, populaire chez les homosexuels ; les poppers seraient susceptibles, croit-on, d’endommager la fonction immunitaire ou même d’induire le sarcome de Kaposi.
Mais le portrait de l’épidémie naissante commence à changer. Aux patients homosexuels et aux utilisateurs de drogues injectables (UDI) s’ajoutent, au milieu de 1982, des Haïtiens. Le MMWR en rapporte 34 cas...