Je venais dâarriver au pays, en cette saison oĂč lâon ne gĂšle plus, oĂč lâon ne brĂ»le pas encore. Pour un temps, des amis avaient mis Ă ma disposition une petite maison presque oubliĂ©e au centre dâun quartier pĂ©riphĂ©rique, avec pour seul engagement celui de protĂ©ger et de nourrir les oiseaux. Jâavais, au cours dâun rĂ©cent naufrage, Ă peu prĂšs tout perdu des biens que le mĂ©tier dâĂ©crivain permet dâacquĂ©rir. Et câest ainsi quâune fois la porte refermĂ©e derriĂšre moi je dĂ©posai Ă mes pieds ma petite machine Ă Ă©crire et un sac de toile cabossĂ© enfermant toute ma richesse : mes effets personnels, deux guides dâidentification de la nature, mon vieil ami le dictionnaire, quelques livres nourriciers, une boĂźte dâaquarelles, un carnet vierge reliĂ© en bleu et un petit cadre de bois protĂ©geant le plus souriant visage. Au bord infĂ©rieur droit on pouvait lire : « Ă Louis, mon amimoureux, de Bianca. » Je portai la photo Ă mes lĂšvres.
Jâouvris les rideaux devant la baie vitrĂ©e qui me dĂ©voila un jardin plutĂŽt spacieux, joliment boisĂ© et sĂ©parĂ© des voisins par une haie de cĂšdres de bonne hauteur. Au loin, on entendait vers lâouest bourdonner la rumeur de la ville, cet arriĂšre-fond sonore parfois rassurant. Contre la fenĂȘtre je pris soin de pousser lâĂ©paisse table de bois oĂč je dĂ©posai mes possessions : livres, plumes, papier, carnet et la photo encadrĂ©e.
Le premier matin, je me mis en frais de procĂ©der Ă lâinventaire des arbres environnants : lâĂ©rable Ă sucre, le sorbier, lâamĂ©lanchier dĂ©jĂ en fleur, le frĂȘne et le cornouiller. Au coin sud, les propriĂ©taires avaient vissĂ© un nichoir Ă hirondelles sur un poteau destinĂ© Ă soutenir une corde Ă linge. La vue de la maisonnette blanche et bleue me donna lâidĂ©e de noter sur la premiĂšre page de mon carnet le nom des oiseaux dont jâespĂ©rais recevoir la visite au cours des jours prochains : le merle, les jaseurs, quelques bruants, le moqueur chat, la tourterelle, les virĂ©os. Recevoir, au surplus, la visite de lâoriole me serait une rayonnante salutation du destin. Je remarquai tout de suite quâau centre du terrain, sous le cormier, tremblait lâeau verte dâune vasque de ciment destinĂ©e au bain et Ă la soif des passereaux.
Le deuxiĂšme jour fut consacrĂ© Ă ma correspondance, limitĂ©e Ă une longue lettre Ă Bianca retenue lĂ -bas par son travail dans la capitale. Je ne savais pas encore si jâaurais besoin de faire installer le tĂ©lĂ©phone.
Câest au cours des jours suivants, sombres et pluvieux, que je ressentis le besoin physique de retrouver mes couleurs prĂ©fĂ©rĂ©es et le plus chaud des noirs, celui de lâencre de Chine. En ouvrant mon coffret de peinture, je fus sur-le-champ entourĂ© comme au centre dâun arc-en-ciel. Sur le papier, avec mon pinceau, voici le bleu outremer, la vibration sourde du rouge de cadmium, lâapparition huileuse du vermillon, lâensoleillement de tous les jaunes, le violet portĂ© vers la fusion des mystĂšres, lâindigo si profond, enveloppant comme un ruissellement de velours. Les couleurs ne parlent-elles pas Ă lâĆil et Ă lâĂąme ? Jâavais depuis longtemps notĂ© sur la page de garde de tous mes anciens carnets ce que Vieira da Silva avait, avant sa mort, lĂ©guĂ© par testament : « Un bleu cĂ©rulĂ©en pour voler haut, un vert mousse pour apaiser les nerfs, une garance pour faire entendre le violoncelle, le jaune citron pour la grĂące, une terre de Sienne naturelle pour la transmutation de lâor, une terre de Sienne brĂ»lĂ©e pour le sentiment de la durĂ©e. »
Et que fait-on avec cette richesse de la vie que sont les couleurs ? On laisse un moment porter son regard sur le dehors et puis vers le dedans. On se laisse guider par le dĂ©sir de donner forme Ă ce qui veut monter au fond de soi, par le dĂ©sir de voir apparaĂźtre â ombre ou lumiĂšre â ce quelque chose de neuf dans sa propre vie. Une...