Avant-propos
MĂȘme les mots nâexistaient pas encore. CâĂ©tait avant le « racisme systĂ©mique » et les « LGBTQ2S+ ». Bien avant les « racisĂ©s » et les Ă©tudes « genrĂ©es ». Avant « #MeToo » et lâ« Ă©criture Ă©picĂšne ». Longtemps avant la « gestation pour autrui » et les « vĂ©ganes », les « safe spaces » et le « privilĂšge blanc ». MĂȘme lâ« appropriation culturelle » et la « masculinitĂ© toxique », les « couples hĂ©tĂ©ronormĂ©s » et la « cisidentitĂ© » nâexistaient pas encore. En ces temps reculĂ©s les militants nâavaient pas encore inventĂ© leur propre sabir. Ils parlaient encore avec des mots simples, ceux de la langue commune et du dictionnaire.
CâĂ©tait une autre Ă©poque.
Personne ne pouvait imaginer quâun jour on Ă©gorgerait un enseignant en pleine rue pour avoir simplement montrĂ© une caricature Ă ses Ă©lĂšves. Il Ă©tait encore plus impensable de dire quâil lâavait cherchĂ©. Personne ne pouvait imaginer quâon puisse brĂ»ler des livres, comme on lâa fait dans une bourgade de lâOntario, et disperser leurs cendres au pied dâun arbre dit de la rĂ©conciliation avec les Autochtones. Personne nâaurait cru que des militants pourraient un jour saccager les boutiques de simples bouchers gagnant honnĂȘtement leur vie. Personne nâavait encore songĂ© que, trente ans aprĂšs lâabolition de lâapartheid et un demi-siĂšcle aprĂšs la lutte pour les droits civiques aux Ătats-Unis, la guerre raciale reprendrait et quâon se dĂ©chirerait sur les privilĂšges de « lâhomme blanc ». Personne nâaurait cru que, plus de quarante ans aprĂšs Les fĂ©es ont soif, on puisse censurer des films, des piĂšces de thĂ©Ăątre, des livres, et condamner des artistes Ă lâopprobre sur la foi dâaccusations ou de simples rumeurs incapables de passer lâĂ©preuve des tribunaux.
Il y a quelques annĂ©es Ă peine, une dĂ©cennie tout au plus, tout cela nâĂ©tait encore que de la science-fiction. Nous avons changĂ© de monde. Cela sâest fait en douceur, sans crier gare, comme les plaques tectoniques se dĂ©placent imperceptiblement loin des regards humains avant de heurter les fonds marins pour provoquer une lame de fond emportant tout sur son passage.
Jâai longtemps rĂ©sistĂ© Ă publier ces chroniques. Comme toutes les chroniques, elles ont Ă©tĂ© Ă©crites sous lâimpulsion du moment. Leur point de dĂ©part nâest souvent quâun mot, une intuition, un dĂ©tail anodin remarquĂ© dans le flot continu de lâactualitĂ©. Ăcrites dans lâurgence, elles ne prĂ©tendent pas Ă lâexhaustivitĂ©. Elles nâĂ©taient pas sitĂŽt publiĂ©es quâil mâarrivait de douter et de me demander si ce qui avait spontanĂ©ment attirĂ© mon attention mĂ©ritait quâon importunĂąt le lecteur occupĂ© Ă des choses plus urgentes.
Je nâai consenti Ă leur publication que lorsque jâai compris que certaines pourraient aider Ă mieux mettre en perspective lâĂ©tonnante guerre culturelle qui semble aujourdâhui engagĂ©e dans les dĂ©mocraties occidentales. Ainsi quâon les appelle toujours, pour combien de temps encore ?
Lorsquâen 2006 lâhistorien français Olivier PĂ©trĂ©-Grenouilleau fut pris Ă partie par des organisations antiracistes pour avoir simplement rappelĂ© cette Ă©vidence que lâesclavage nâavait Ă©tĂ© ni le monopole de lâOccident ni un gĂ©nocide, qui aurait pu croire que nous nâĂ©tions quâau tout dĂ©but du vĂ©ritable raz-de-marĂ©e antiraciste qui allait dĂ©ferler sur lâAmĂ©rique une dĂ©cennie plus tard ?
MĂȘme chose au QuĂ©bec, en 2011, lorsque quelques bonnes Ăąmes convaincues de leur supĂ©rioritĂ© morale sâautorisĂšrent Ă censurer la trilogie adaptĂ©e de Sophocle par Wajdi Mouawad et intitulĂ©e Des femmes, sous prĂ©texte que le chanteur Bertrand Cantat, condamnĂ© pour la mort de la comĂ©dienne Marie Trintignant, en avait composĂ© et interprĂ©tĂ© les chĆurs. Personne ne se doutait alors quâun nouvel Index sâabattrait bientĂŽt sur des artistes et des intellectuels aussi diffĂ©rents que Robert Lepage, Woody Allen, Roman Polanski, Sylviane Agacinski ou Claude Meunier, tous soupçonnĂ©s dâavoir dĂ©rogĂ© Ă la rectitude politique ou aux bonnes mĆurs de leur Ă©poque. MĂȘme les morts ne sont pas Ă lâabri, comme les peintres Balthus et Egon Schiele, dont les tableaux ont Ă©tĂ© dĂ©crochĂ©s de grands musĂ©es. Sans oublier Ovide, auteur des MĂ©tamorphoses, jugĂ©es trop violentes et sexistes prĂšs de deux millĂ©naires aprĂšs avoir Ă©tĂ© Ă©crites. Nous nâavions alors nullement conscience que nous nâĂ©tions quâau dĂ©but dâune longue sĂ©rie dâattentats contre la libertĂ© dâopinion et de crĂ©ation qui prend parfois les allures dâun nouveau maccarthysme.
Lorsquâen 2014 je relevai quâun obscur groupe de rappeurs adolescents nommĂ© Dead Obies et connu seulement de quelques aficionados traitait impunĂ©ment les souverainistes quĂ©bĂ©cois de « suprĂ©macistes blancs », on mâaccusa de faire de la publicitĂ© Ă un groupe marginal qui nâen valait pas la peine. Il est vrai quâon aurait pu croire Ă une farce, tant le sabir anglicisĂ© de ces jeunes gens pourtant nĂ©s sur la Rive-Sud de MontrĂ©al Ă©tait incomprĂ©hensible Ă lâhomme de la rue. Qui pouvait imaginer que cette injure empruntĂ©e Ă la sombre histoire du Ku Klux Klan serait bientĂŽt brandie indiffĂ©remment dans tous les pays dâOccident tel un bĂąton de sorcier ou un encensoir destinĂ© Ă repousser les esprits malĂ©fiques Ă©manant de tous ceux qui osaient encore dĂ©fendre leur identitĂ© nationale ?
Nous nâavions pas encore conscience que nous sortions dĂ©jĂ de cette Ă©poque dite de la mondialisation heureuse, pour reprendre le titre emblĂ©matique dâun livre dâAlain Minc publiĂ© en 1999. Un titre qui Ă lui seul illustre toute la naĂŻvetĂ© de ces annĂ©es. AprĂšs la chute du mur de Berlin, une discussion civique et respectueuse, Ă mille lieues de la guerre de tranchĂ©es dâaujourdâhui, sâĂ©tait installĂ©e dans les pays dĂ©mocratiques. Des journaux comme Le Devoir et Le Monde, de grandes revues comme Le DĂ©bat, en France, ou Prospect, au Royaume-Uni, accueillaient des intellectuels de gauche comme de droite, lâessentiel Ă©tant quâils fassent avancer le dĂ©bat et la comprĂ©hension du monde. Une gauche rĂ©formiste, appelĂ©e social-dĂ©mocratie (ou son pendant chrĂ©tien-dĂ©mocrate dans certains pays), allait alors sâimposer de lâAllemagne au Royaume-Uni, du QuĂ©bec Ă la France.
Comme correspondant du Devoir Ă Paris, comme Nieman Fellow Ă lâuniversitĂ© Harvard et comme simple citoyen vivant entre la France et le QuĂ©bec, je me suis souvent retrouvĂ© aux premiĂšres loges. Jâen fus donc un tĂ©moin privilĂ©giĂ©. Câest la beautĂ© du journalisme que de sâintĂ©resser aux dĂ©tails, loin des idĂ©ologies et de lâesprit de systĂšme. On tire un fil sans jamais savoir ce quâil y aura au bout. Seul le temps le dira.
Et le temps a fini par rĂ©vĂ©ler son secret. Une partie, du moins. Qui aurait dit par exemple quâen supprimant les frontiĂšres pour plaire aux sirĂšnes de la mondialisation, la social-dĂ©mocratie se suiciderait Ă petit feu, et quâau rĂȘve de lâĂtat-providence, de lâĂ©cole laĂŻque et de lâharmonie entre les peuples succĂšderaient les rĂ©bellions des banlieues françaises, le Brexit, la jacquerie des gilets jaunes, les Ă©meutes antiracistes dâOakland, le dĂ©boulonnage des statues, le retour des empires et lâirruption des partisans de Donald Trump au Capitole en costume de carnaval ?
Cette montĂ©e des extrĂȘmes Ă©voque le souvenir dâun autre temps, celui de la lutte des classes. Elle est aujourdâhui bel et bien de retour, mais sous une autre forme. Cette radicalisation est caractĂ©risĂ©e Ă droite par la colĂšre des classes populaires abandonnĂ©es Ă la dĂ©sindustrialisation, expulsĂ©es des villes et de leurs banlieues immĂ©diates, ridiculisĂ©es et rejetĂ©es par la sociĂ©tĂ© du savoir, lâuniversitĂ© « woke » et lâunivers mĂ©diatique. LâactualitĂ© aura voulu que jâexplore quelques-uns de ces « chemins noirs », pour parodier lâĂ©crivain Sylvain Tesson, des friches industrielles de Florange, en Lorraine, Ă celles de Clacton, dans lâEssex, sur les bords de la Manche.
Ă gauche, les nouvelles classes instruites issues de lâuniversitĂ© et qui profitent Ă plein de la mondialisation nâont pas hĂ©sitĂ© Ă revendiquer leur nouveau pouvoir. PressĂ©es de se dĂ©barrasser du vieux monde, elles ont ressuscitĂ© la vieille tentation totalitaire de lâ« homme nouveau », qui prend aujourdâhui la forme dâun antiracisme exacerbĂ© et de rĂ©formes sociĂ©tales Ă rĂ©pĂ©tition destinĂ©es, comme toujours, à « changer lâhomme ». Jamais nos sociĂ©tĂ©s nâauront Ă©tĂ© plus Ă©galitaires, rarement auront-elles Ă©tĂ© moins racistes, nulle part ailleurs les femmes nâauront-elles eu plus de pouvoir et les homosexuels plus de reconnaissance. Or, voilĂ que câest dans ce monde revenu de tout quâon ressuscite les bĂ»chers et les autodafĂ©s. La « fin des idĂ©ologies » annoncĂ©e par Raymond Aron nâaura Ă©tĂ© que de courte durĂ©e.
Jâentends dĂ©jĂ les cassandres crier Ă lâexagĂ©ration, affirmer quâil ne sâagit que de « dĂ©rapages » insignifiants, que le monde intellectuel nâen est pas Ă son premier dĂ©lire extrĂ©miste et que lâuniversitĂ© nâa jamais Ă©tĂ© Ă court dâutopie.
Et pourtant.
Imaginons quâen 1974 un jeune militant maoĂŻste fraĂźchement Ă©moulu de lâuniversitĂ© eĂ»t adressĂ© une lettre Ă un grand quotidien français ou quĂ©bĂ©cois pour dĂ©fendre, disons, la dictature du prolĂ©tariat. Le directeur de la publication lui aurait probablement rĂ©pondu poliment de revoir sa copie en suggĂ©rant Ă lâauteur quelques lectures utiles comme Joseph Kessel, George Orwell et Simon Leys. En 2021, une militante fĂ©ministe envoie une lettre aux mĂȘmes journaux prĂȘchant, non plus le renversement de la bourgeoisie, une classe arrivĂ©e au pouvoir il y a Ă peine deux cents ou trois cents ans, mais rien de moins que la disparition des sexes, une rĂ©alitĂ© qui remonte, elle, aux origines mĂȘmes de lâhumanitĂ©, sinon plus loin encore. Que fait le directeur en question ? Eh bien, il publie le texte en une, fier de se faire le dĂ©fenseur du « droit de choisir son sexe », une thĂ©orie dâun radicalisme anthropologique que les militants les plus radicaux des annĂ©es 1970 nâauraient jamais pu entrevoir, mĂȘme dans leurs rĂȘves les plus absurdes.
Cette histoire nâa rien de farfelu. Elle illustre Ă quel point le nouveau radicalisme qui a envahi lâuniversitĂ©, le monde des arts, de la culture et des mĂ©dias nâa rien Ă envier Ă celui dâhier. Les extrĂ©mistes de naguĂšre passeraient mĂȘme pour des enfants de chĆur Ă cĂŽtĂ© des « born again » de lâantiracisme, des nĂ©ofĂ©ministes qui scandent comme Pauline Harmange « Moi les hommes je les dĂ©teste » et des idĂ©ologues trans pour qui lâon peut choisir son sexe comme chez le coiffeur on choisit sa couleur de cheveux. Sans compter que malgrĂ© tous ses dĂ©fauts lâextrĂȘme gauche de grand-papa, du moins dans nos pays, ne sâest jamais permis de censurer des piĂšces de thĂ©Ăątre, des films et des sculptures et encore moins de brĂ»ler des livres comme cela semble devenu notre lot. Comble de la naĂŻvetĂ©, sâil y a une chose que ma gĂ©nĂ©ration nâavait jamais imaginĂ© rencontrer un jour, câest bien la censure.
Cette anecdote illustre surtout lâincroyable faiblesse de nos institutions face Ă cette offensive multiforme qui, comme toutes les poussĂ©es de fiĂšvre totalitaire qui ont marquĂ© le xxe siĂšcle, est Ă©videmment menĂ©e au nom du « Bien ». Il faut surtout y voir lâeffondrement de lâĂ©cole et des institutions dâenseignement qui capitulent au premier coup de semonce quand elles ne se prennent pas pour des madrasas du « dĂ©veloppement durable » et de la « diversitĂ© ». Toutes les compromissions sont bonnes pour ne pas ĂȘtre traitĂ© de raciste et vouĂ© Ă la vindicte mĂ©diatique par les nouveaux commissaires du peuple.
Quand on ne sait plus distinguer lâ« assimilation culturelle » dâun « gĂ©nocide », une « agression » dâun « viol », les simples prĂ©jugĂ©s du « racisme », quand on discute de ces rĂ©alitĂ©s complexes avec les mots des analphabĂštes, tr...