Scène 3
Alain (à Voyageur)
Pardon Monsieur, est-ce que c’est bien ici qu’on fait son check in pour Sudbury?
Voyageur
Non, mon p’tit gars, ici on fait la file pour Montréal. Sudbury, c’est là. Oui, là! Tu as de la chance, toi, il n’y a personne! Tu n’as même pas à faire la file! Tu sais que c’est vraiment laid? Même Winnipeg ressemble à Venise en comparaison. Tu te souviens, l’équipage Apollo je sais plus combien? Eh bien, il s’est entraîné là-bas parce que toute la région ressemble à la lune! À la lune! (Rires) En plus, il y fait froid comme ça ne se peut pas. Et puis l’été, il y a plus de mouches noires et autres bibittes que dans la forêt amazonienne. Enfin, bonne chance! Tu en auras besoin! Tu crois qu’ils parlent encore français là-bas? (Rires) Eh bien, j’ai mon voyage! Enfin, c’est ton problème après tout.
Pause.
Alain (à Hôtesse)
Bonjour Madame, je vais… (Inquiet tout à coup) à Sudbury.
Hôtesse
Tu as combien de bagages? Eh bien, on ne va pas se chicaner, pour voyager léger, tu voyages léger, allez, c’est faite, tu es déjà parti!
Alain
Je ne comprends pas.
Hôtesse
L’embarquement, c’est à la porte C32, c’est au deuxième sous-sol, tout au bout du couloir, juste après les dessins d’enfants, tu ne peux vraiment pas te tromper.
Alain
J’essayerai.
Hôtesse
Ah, j’oubliais, est-ce que tu transportes des munitions ou une arme de chasse?
Alain
Non, des pièces de théâtre! Est-ce que ça compte?
Pause.
Je suis comédien… Des pièces de théâtre, est-ce que ça compte?… Au deuxième sous-sol vous m’aviez dit, non?
J’embarque dans un petit avion à hélices.
Tiens, la dame du comptoir est maintenant hôtesse de l’air. Ils doivent avoir une pénurie de personnel sur les vols qui vont à Sudbury! Personne ne doit vouloir faire ça! J’ai presque pitié d’elle.
Elle me jette un tout petit paquet de bretzels au visage. Ils n’ont aucun goût. C’est sans doute pour m’acclimater à l’enfer des moustiques et du froid! L’avion tangue dans les bourrasques de vent. J’ai l’estomac qui me remonte à la gorge. Je sens que les bretzels cherchent une voie de sortie. Ils savent que je ne les aime pas.
(À Hôtesse) Excusez-moi, Madame, je ne veux surtout pas vous déranger, mais est-ce que c’est encore loin?
Pause.
Hésitant, je sors de l’avion dont les hélices ont enfin cessé de s’agiter. Je me sens à cet instant comme Neil Armstrong sortant de son module lunaire.
That’s one small step for man, one giant leap for mankind!
Dans l’aéroport, à peine plus grand qu’un tout petit paquet de bretzels, je ramasse quelques brochures touristiques. Une immense pièce de monnaie, un casino, plusieurs motels. Et puis ce slogan qui couronne le tout : « Sudbury, la capitale du nickel ».
C’est quoi au juste, du nickel? Moi, je ne sais pas! En fait je sais que c’est un métal. Je ne suis pas tout à fait niaiseux, quand même. Mais pour quoi faire? La navette Apollo, peut-être? En tout cas, moi, je n’en ai jamais acheté.
L’aéroport s’est vidé en un clin d’œil. Il ne reste qu’un vieux monsieur qui vend des billets pour le stationnement. Il est coiffé d’un grand chapeau mexicain ou quelque chose comme ça.
Il est un peu en retard. Et s’il n’arrivait pas? Avec la veine que j’ai aujourd’hui, ça ne m’étonnerait pas du tout! Ça m’apprendra! Je n’avais qu’à pas venir ici! Personne ne m’a obligé!
Houston, we have a problem!
Enfin, Alain, calme-toi! Profite de « l’expérience »! Et puis j’en ai marre de faire semblant! Mais qu’est-ce que je fous ici, merde? Tout ce que je veux maintenant /
C’est à ce moment-là que j’aperçois son sourire qui embrase tout l’aéroport. Il ressemble à l’image que je me fais d’un grand chef indien. Immense. Fier. Droit. Avec une longue chevelure noire qui lui coule sur le dos et qui contraste avec les quelques poils que j’ai encore sur la tête et que j’essaye en vain de mettre en forme avec du gel parfumé au citron.
Lui
Je suppose que tu as faim?
Alain
Le restaurant où il m’emmène ressemble à un bar perdu en plein Far West, bercé comme il se doit de musique country. On est assis sur des tabourets en bois, à la peinture verte écaillée, devant d’immenses écrans qui projettent un événement sportif auquel personne ne fait attention. Quant à nous, on commence à faire connaissance et à se raconter nos vies en attendant nos hamburgers frites et rondelles d’oignon. On se met aussi à refaire le monde tout en décortiquant le contenu d’un plein bol d’arachides. C’est alors que je le vois envoyer sur le plancher toutes les écailles de peanuts qui se sont accumulées sur la table. Comme ça! D’un simple coup d’avant-bras!
(À Lui) On va se faire engueuler, non?
Et toujours ce même sourire qui embrase tout sur son passage.
Lui
Je ne crois pas. En tout cas, pas pour ça. Tu peux essayer si tu veux.
Alain
Tu crois?
Lui
Tu peux y aller. Je t’assure.
Alain
J’envoie alors les écailles sur orbite, bien plus vite que l’éclair, avec un plaisir délinquant évident. En fait, j’envoie promener bien plus que quelques écailles. J’envoie au plancher la lune, le nickel, l’immense pièce de monnaie, un petit bout de ma vie d’avant, quoi. Et c’est précisément ce moment-là qu’il choisit… Il ouvre un livre de poésie. Très lentement. Puis après, il ouvre ma main droite. Et avant même que j’aie le temps de m’enfuir, il y dépose son cœur. Oui, son cœur. Je veux dire son vrai cœur! Son cœur en train de battre. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je viens tout juste de l...