ASPECTS DE L’IRONIE DANS L’OBOMSAWIN
Johanne Melançon
Université Laurentienne
[I]rony isn’t irony until it is interpreted as such — at least by the intending ironist, if not the intended receiver. Someone attributes irony ; someone makes irony happen.
Linda Hutcheon
Plusieurs critiques ont noté, au passage, l’ironie dans l’œuvre de Poliquin : François Paré parle d’« une merveilleuse ironie qui fit assurément son succès » ; Robert Yergeau note le « style composite d’humour, d’ironie et de sarcasmes » ; et ils sont tous deux cités par Carmen Fernández Sánchez qui, dans son analyse de l’humour dans l’œuvre de Daniel Poliquin, signale que « [l]es éléments humoristiques servent le plus fréquemment à […] caractériser [les personnages] dans une vaste gamme qui va de l’ironie caricaturale cinglante à l’humour le plus compréhensif ». L’ironie, associée aux personnages secondaires, sert à « ridiculiser certaines attitudes ou idées » et, ajoute-t-elle, « [s]ur ces ébauches de personnages réduits à quelques traits négatifs, Poliquin exerce une ironie qui vise à dénoncer les idées reçues, une idéologie masquée sous l’apparence inoffensive du lieu commun ». Car l’ironie est bien un moyen privilégié pour exprimer une critique, une remise en question des façons de penser, des institutions. Comme le fait remarquer Linda Hutcheon,
[i]n the last decades of the twentieth century, both [irony and parody] rapidly became the rhetorical weapons of choice for cultural minorities — for those marginalized by dint of their sex, race, ethnicity, sexual choice, religion. It wasn’t just postmodernism, in other words, that saw the potential in both parody and irony for the articulation of an effective counter-discourse.
L’ironie permettrait donc, en particulier pour les cultures minoritaires, de construire un « contre-discours », voire de déconstruire le discours de la majorité sinon de l’attaquer pour le renverser. Cependant, l’ironie est un phénomène complexe et son interprétation l’est tout autant, mettant à contribution à la fois celui qui énonce le propos et celui qui doit l’interpréter :
[...] the attributing of irony to a text or utterance is a complex intentional act on the part of the interpreter, one that has both semantic and evaluative dimensions, in addition to the possible inferring or ironist intent (from either the text or statements by the ironist).
Et l’on peut certes se demander, avec Linda Hutcheon,
[w]hy should anyone want to use this strange mode of discourse where you say something you don’t actually mean and expect people to understand not only what you actually do mean but also your attitude toward it? How do you decide if an utterance is ironic? In other words, what triggers you to decide that what you heard (or saw) is not meaningful alone, but requires supplementing with a different, inferred meaning (and judgment) that would then lead you to call it « irony »?
Pierre Schoentjes répond en partie à cette question lorsqu’il note que « l’ironie est précisément une façon de donner plus de force à l’expression d’un jugement ». Mais d’abord, que faut-il entendre par « ironie »?
Définition de l’ironie
L’ironie est à la fois figure de mot (trope) et figure de pensée, antiphrase et raillerie, comme le résume entre autres Laurent Perrin, qui y voit un fait d’interprétation plutôt que de signification. Ce point de vue s’inscrit dans la lignée des travaux de Linda Hutcheon et de Catherine Kerbrat-Orecchioni, pour qui l’ironie possède à la fois une spécificité sémantique, de l’ordre de l’antiphrase ou du simple « décalage sémantique », et une spécificité pragmatique, soit une valeur illocutoire qui fait que « ironiser, c’est toujours d’une certaine manière railler, disqualifier, tourner en dérision, se moquer de quelqu’un ou de quelque chose ». Et, pour Kerbrat-Orecchioni,
[...] des deux composantes, sémantique et pragmatique, de l’ironie, la seconde est dominante par rapport à la première : c’est la valeur pragmatique d’une séquence, plus que sa structure sémantique, qui fait qu’on la « sent » intuitivement comme ironique ; ironiser, c’est se moquer, plus que parler par antiphrase.
À l’idée de décalage, elle ajoute celle d’une « distance » : « Il est certain que l’ironie implique toujours, de la part du sujet énonçant, une attitude de distance vis-à-vis le contenu littéral. » Philippe Hamon parle lui aussi d’une « tension, ou décalage, ou distance, entre le texte et un autre texte, entre deux parties du même texte, entre le texte et son énonciateur ». Par ailleurs, notant elle aussi l’idée d’un « décalage sémantique », Linda Hutcheon insiste sur deux fonctions, celle d’« inversion sémantique » (antiphrase) et celle d’« évaluation pragmatique » (jugement) qui y sont liées :
Ces fonctions — d’inversion sémantique et d’évaluation pragmatique — sont toutes deux implicites dans le mot grec, eirôneia, qui évoque en même temps la dissimulation et l’interrogation, donc un décalage entre significations mais aussi un jugement. L’ironie est à la fois structure antiphrastique et stratégie évaluative impliquant une attitude de l’auteur-encodeur à l’égard du texte lui-même. Attitude qui permet et demande au lecteur-décodeur d’interpréter et d’évaluer le texte qu’il est en train de lire.
Par là, elle souligne « l’importance décisive de l’intentionnalité et de la réception du texte quand il s’agit d’un trope comme l’ironie ». En fait, selon Linda Hutcheon, « [i]rony is always (whatever else it might be) a modality of perception — or, better, of attribution — of both meaning and evaluative attitude ». Ce faisant, elle cerne bien la difficulté de lecture que pose l’ironie, comme le constate également Philippe Hamon, qui parle de l’ironie comme étant une « communication à haut risque » :
L’ironie construit donc un lecteur particulièrement actif, qu’elle transforme en co-producteur de l’œuvre, en restaurateur d’implicite, de non-dit, d’allusion, d’ellipse, et qu’elle sollicite dans l’intégralité de ses capacités herméneutiques d’interprétation, ou culturelles de reconnaissance de référents.
Car, précise Linda Hutcheon,
[l]’ironie n’est pas en premier lieu comprise : elle est d’abord créée, ou, plus exactement provoquée, suscitée (made to happen) [...]. L’ironie survient dans l’espace séparant aussi bien qu’incluant le « dit » et le « non-dit » ; elle demande les deux. [...] le « dit » et le « non-dit » coexistent pour l’interprète, et les deux prennent leur signification l’un par rapport à l’autre parce qu’ils sont littéralement en interaction pour créer le véritable sens « ironique ».
Aussi,
[a]insi conçu, le sens ironique ne réside pas exclusivement dans le sens « non-dit » pas plus que le « non-dit » n’est simplement inversion ou opposé du « dit » ; il sera toujours distinct, différent et plus chargé de sens que le « dit ». On commence à voir maintenant pourquoi l’ironie est tellement dangereuse, pourquoi il est impossible de lui faire confiance en levant le garde-fou sémantique « un signifiant/un signifié » et en mettant en lumière la nature complexe [...] de la production de sens ironique.
Reste à savoir quels sont les indices de l’ironie dans le texte car, faut-il le rappeler, « [l]’ironie ne peut légitimement exister qu’en l’absence d’indices trop insistants » — ce qui complique d’autant la lecture. Pourtant, on peut identifier des indices cotextuels (liés à l’environnement verbal) et des indices contextuels. Pierre Schoentjes, dans sa Poétique de l’ironie, identifie lui aussi plusieurs indices : mimique et gestes, ton, ponctuation, mots d’alerte, répétitions, juxtapositions, jeu avec l’implicite, simplifications, écarts, en plus des figures comme l’hyperbole, la litote et l’oxymore, de même que le paratexte. L’ironie pourra aussi être fondée sur une contrevérité ou sur une exagération, laquelle pourra mener à la caricature. Les signaux pourront se trouver aussi bien dans le texte que dans le péritexte. Parmi les signaux dans le « “corps” même du texte » qui « se concentreront aussi avec prédilection [...] dans les “portraits” des personnages [...], donc des descriptions », on trouvera la négation, la modalisation (modalisateurs, vocabulaire évaluatif, par exemple), l’hyperbole. Linda Hutcheon, de son côté, identifie cinq catégories de signaux : « The five generally agreed-upon categories of signals that function structurally are : 1) various changes of register ; 2) exaggeration/understatement ; 3) contradiction/incongruity ; 4) literalization/simplification ; 5) repetition/echoic mention. »
Dans sa visée critique, l’ironie a aussi, semble-t-il, un thème privilégié, soit la transgression des règles. C’est du moins ce que propose Philippe Hamon en opposant discours ironique et discours sérieux :
c’est bien un unique thème « abstrait », non figuratif, la loi, la règle, les systèmes de règles, qui constitue le noyau et l’essence du « réel » à la fois invoqué par le discours sérieux et révoqué par le discours ironique. Car le discours ironique n’est pas un discours « irréaliste » ou « non réaliste », déconnecté de toute référence ou de tout désir de dire le réel. Simplement il le dira « de biais », en dehors de tout pacte de croyance fort et autoritaire.
Pour définir l’ironie, il nous faudrait encore parler de cette ironie que l’on a qualifiée de « romantique » qui apparaît dans l’Allemagne du XIXe siècle, en particulier dans les textes de Friedrich Schelgel. Selon Ernst Behler, l’ironie « romantique », « moderne »,
s’affirme plus dans le rapport littéraire entre l’auteur et le lecteur, processus au cours duquel l’auteur prend le rôle du dissimulateur, emploie des tournures ironiques et se complaît en outre dans une pose ludique, subjective, apparemment gratuite, flottante et sceptique [...]. Elle apparaît comme une attitude intellectuelle moderne, dont on peut sans doute...