CHANTER CONTRE LâAUTRE
OU COMMENT HABITER LA DISTANCE DANS LA CHANSON EN ONTARIO FRANĂAIS
Johanne Melançon
Université Laurentienne
Si la langue maternelle ou premiĂšre façonne lâidentitĂ©, de quelle langue sâagit-il? [âŠ] Pour lâĂ©crivain franco-ontarien, est-ce le français ou lâanglais? ou les deux?
Dans le chapitre intitulĂ© « La migration dans la langue » de son essai La distance habitĂ©e, François ParĂ© nous rappelle « la fragilisation accrue des diffĂ©rences linguistiques et culturelles ». Ă lâheure de la mondialisation, la culture nâĂ©chappe surtout pas Ă cette fragilisation. « La littĂ©rature mĂȘme, entre autres formes dâexpression, est aujourdâhui nourrie par la dislocation des repĂšres de lâidentitĂ© commune et par des pratiques diglossiques concertĂ©es », ajoute-t-il. Mais il nây a pas que la littĂ©rature qui soit un lieu dâexpression des pratiques diglossiques, ou, plutĂŽt, un lieu oĂč lâon peut prendre le pouls dâune pratique culturelle et sociale en train de se transformer. Dans Bruits. Essai sur lâĂ©conomie politique de la musique, Jacques Attali nous amĂšne Ă rĂ©flĂ©chir Ă cette question Ă partir dâune autre pratique culturelle. Selon lui,
[l]a musique est lĂ pour faire entendre des mutations. Elle oblige alors Ă lâinvention de nouvelles catĂ©gories, de nouvelles dynamiques qui rĂ©gĂ©nĂ©reront une thĂ©orie sociale aujourdâhui cristallisĂ©e, piĂ©gĂ©e, moribonde.
AssurĂ©ment, lâune des manifestations populaires de la musique, la chanson, constitue une forme privilĂ©giĂ©e pour observer ces « pratiques diglossiques ». En milieu minoritaire, que ce soit dans le QuĂ©bec des annĂ©es 1960, en Acadie ou en Ontario français, la chanson a constituĂ© et constitue encore aujourdâhui un discours culturel par lequel on tente de construire une identitĂ© collective. En Ontario, depuis la « RĂ©volution sereine » sudburoise du dĂ©but des annĂ©es 1970, on peut dire que la chanson, influencĂ©e par tout le mouvement culturel nord-amĂ©ricain, est habitĂ©e par la mixitĂ© culturelle en plus de la mixitĂ© linguistique. Si « Chanter en français en Ontario, câest un acte presque politique », comme lâaffirmait Paul Demers, la question « Chanter en français ou en anglais? » peut devenir un cas de conscience pour les artistes et mĂȘme une source de tension entre les tenants ou les gardiens de la langue et de la culture et les artistes qui revendiquent plus de libertĂ©. Reprenant lâanalyse que fait François ParĂ© de cette tension entre le collectif et lâindividuel, on associera la posture des premiers Ă la stratĂ©gie de la communautĂ© diasporale et Ă son discours de la rĂ©sistance â le français Ă tout prix! â, alors que la pratique culturelle des seconds se rapprocherait souvent davantage de la solution pragmatique de lâindividu, soit celle de lâaccommodement. En Ontario français, plusieurs artistes ont chantĂ© pour la « cause » ou ont Ă©tĂ© associĂ©s Ă celle-ci en chantant en français. Ceux qui ont choisi de chanter quelquefois en anglais ou dâinterprĂ©ter des chansons bilingues sont-ils pour autant traĂźtres Ă la cause? La question a son importance car « Comment une culture peut-elle survivre dans sa diffĂ©rence sans la frontiĂšre rĂ©elle de la langue? » Sâil est vrai que « Toute culture, au fond, permet Ă chacun et Ă chacune de nous dâhabiter la distance entre soi et les autres, dans un univers interstitiel oĂč se confirme notre emprise sur les choses », la chanson, Ă la fois pour les artistes et pour le public, constitue un espace interstitiel privilĂ©giĂ© dans la culture populaire contemporaine pour vivre sa langue et sa culture. Mais que se passe-t-il lorsque la langue de lâautre, lâanglais, sâimmisce dans la chanson franco-ontarienne?
Ainsi, comment habiter la distance entre deux langues « officielles » lorsquâon fait de la chanson en Ontario français? Deux exemples â deux groupes de Sudbury â, Cano et Konflit Dramatik, permettront dâĂ©toffer la rĂ©flexion en rapport avec cette question. Deux groupes, deux Ă©poques diffĂ©rentes, deux stratĂ©gies : les deux premiers albums de Cano-musique, au milieu des annĂ©es 1970, proposaient les paroles en anglais et en français de toutes les chansons, mĂȘme si les chansons Ă©taient chantĂ©es uniquement en français ; les deux premiers albums de Konflit Dramatik, au dĂ©but des annĂ©es 2000, offrent des chansons dans les deux langues, sans traduction des paroles.
Que nous apprennent ces deux postures quant Ă la langue dans la pratique de la chanson? Faut-il y voir un Ă©quilibre entre deux pĂŽles â deux langues : le français et lâanglais â, ou une façon propre Ă son Ă©poque dâ« habiter la distance » qui sĂ©pare lâanglais et le français?
Cano : « La musique est la langue commune »
Cano-musique Ă©tait bilingue Ă sa façon : il regroupait des anglophones et des francophones provenant de cultures et de milieux diffĂ©rents : « Le groupe CANO câest : Marcel, David, John, les deux Michel, Michael, Gary, Mark, Wasyl, Rachel et AndrĂ© ; plusieurs identitĂ©s de milieux et de cultures diffĂ©rentes [sic] : franco-ontariens, acadiens, anglo-ontariens, ukrĂ©niens [sic] », comme on peut le lire sur la pochette intĂ©rieure de Tous dans lâmĂȘme bateau. Pour ce premier album, de mĂȘme que pour le deuxiĂšme, Au nord de notre vie, produit lâannĂ©e suivante, on propose une traduction en anglais des paroles de toutes les chansons. Ainsi, lorsquâon ouvre le rabat de la pochette du 33 tours, on peut lire dâun cĂŽtĂ© les paroles de « Viens nous voir », la chanson dâaccueil et chanson thĂšme officielle de La Nuit sur lâĂ©tang, et, tout Ă cĂŽtĂ©, les paroles, traduites en anglais, de la chanson de Marcel Aymar qui est devenue « Wonât You Come See Us » :
Viens tâasseoir Ă ma table | Come and sit at our table |
Il y a Ă manger pour tous | There is plenty to eat for all |
Viens raconter une histoire | Come and tell a story |
Du bon vieux temps | About the good old times |
[âŠ] | [âŠ] |
Oui, viens nous voir | Wonât you come see us |
On tâattend | Weâre waiting |
Il y a tellement longtemps | Itâs been such a long time |
Quâon sâest pas vus | Since we last saw each other |
Des choses Ă dire | All the things to say, laughing them all away |
Des Ă©clats de rire | Filling our eyes with smiles |
Les yeux pleins de sourires | Come â wonât you come see us |
En fait, toutes les informations contenues sur la pochette de lâalbum sont bilingues, la distance entre les deux langues sâabolissant dans la musique : « La musique est la langue commune » / « The music is the common language », souligne la pochette de Tous dans lâmĂȘme bateau.
Ce premier album du groupe issu du mouvement contre-culturel sudburois est lancĂ© Ă lâautomne 1976 (en grande pompe le 18 octobre Ă MontrĂ©al, puis le 20 octobre Ă QuĂ©bec), la compagnie A&M Records ayant dĂ©cidĂ© dâen faire une importante promotion, visant tant le public anglophone que francophone pour sa premiĂšre production francophone. Lorsquâon consulte le dossier de presse de A&M, il est clair que lâalbum de Cano sâinscrit dans lâidĂ©al du bilinguisme et du biculturalisme alors en perte de vitesse : « [A]vec tous les dĂ©bats qui mettent en cause le bilinguisme et le biculturalisme au Canada, A&M a jugĂ© bon de sâintĂ©resser de plus prĂšs au cĂŽtĂ© francophone », peut-on lire dans le Secret des artistes.
Dans plusieurs articles, on souligne dâemblĂ©e cette approche « particuliĂšre » de la langue, que lâon attribue, entre autres, Ă un dĂ©sir du groupe de ne pas ĂȘtre identifiĂ© (et relĂ©guĂ©) au seul territoire quĂ©bĂ©cois :
But CANO is even more curious because of its approach to Canadaâs two official languages.
They sing in French, about their Franco-Ontarian heritage, but they sing to both French and English Canada. Group spokesman Andre Paiement said in an interview Friday that CANO wanted to avoid being restricted, in the publicâs mind, to just the Quebecois world. [âŠ] âMusic is our language â it gives us lots of common ground with peopleâ.
Dans le discours du groupe, sur fond de bilinguisme et de biculturalisme, la musique est vue comme une façon de faire sauter la barriĂšre Ă©rigĂ©e par la langue. LâĂ©poque nâest-elle pas Ă la mise en commun des idĂ©es, des idĂ©aux, des talents pour crĂ©er et pour changer le monde? Pour cet album, cette volontĂ© prend la forme de la traduction des paroles et des textes en anglais Ă lâintĂ©rieur de la pochette. Plusieurs articles (tous en anglais!) y sont sensibles. Ainsi, on peut lire dans le Saskatoon Star :
The second âbâ in b&b tends to be overlooked in these days of air traffic disputes and linguistic conservatism. It is a pity, really, because biculturalism is a concept which holds out many rewards to those willing to seek them, as CANO so clearly demonstrates with Tous Dans LâMĂȘme Bateau [sic].
As an added feature â if in your personal quest for bilingualism you are ready to graduate from the Corn flakes box â the liner notes (including song lyrics) are in both French and English.
Et maintenant : entendez⊠traduissez [sic].
Il sâagit, pour le groupe, de crĂ©er des liens : « And on that French-English barrier business? âWe think we can help bring the two cultures together,â he [AndrĂ© Paiement] added. âWeâd love to be able to do something to help out anywayâ. » On sent la volontĂ© de dĂ©passer la barriĂšre de la langue qui, Ă cause du...