FIGURES IDENTITAIRES1
L’état des lieux
Il existe près d’un million de personnes déclarant le français comme langue maternelle dans le Canada hors Québec. Cette population représente autour de 5 % de la population du Canada anglophone et 15 % de la population de langue maternelle française de l’ensemble canadien — y compris le Québec. Cette faible proportion n’est toutefois pas un bon indicateur de la présence réelle des communautés francophones au Canada hors Québec. La majorité de cette population — plus de 500 000 personnes, soit 56,4 % de la population de langue maternelle française du Canada anglais — habite, pour parler le langage des démographes, dans les régions limitrophes du Québec où elle forme une grande ceinture bilingue qui définit la frontière entre le Québec français et le Canada anglais. À l’est, dans le Canada atlantique, cette région comprend le territoire du Nord et de l’Est du Nouveau-Brunswick — la région acadienne —, où plus de 220 000 personnes de langue maternelle française forment près de 60 % de la population de cette région. À l’ouest, c’est le territoire de l’Est et du Nord ontarien, où les 310 000 personnes de langue maternelle française représentent près de 30 % de la population de la région2.
Dans le reste du Canada anglais, la population francophone — plus de 400 000 personnes de langue maternelle française — est dispersée à travers l’immense territoire canadien et représente moins de 3 % de la population totale de cette région. Cette population est de plus en plus urbaine, ce qui accentue sa fragmentation. Encore ici, toutefois, cette dispersion ne rend pas bien compte de la présence, au sein du Canada anglais, d’îlots francophones porteurs d’une forte identité historique. On pense notamment au maintien de communautés rurales acadiennes dans les provinces de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Nouvelle-Écosse ou encore aux populations francophones du Manitoba concentrées autour de l’ancienne ville de Saint-Boniface, aujourd’hui devenue partie intégrante de la capitale du Manitoba : Winnipeg. La diversité de l’implantation démographique reste néanmoins une caractéristique importante des populations francophones du Canada hors Québec. C’est ce qui nous avait fait dire d’ailleurs que leur situation ressemble à un archipel, au contour flou et à géométrie variable.
La diversité, dans le poids symbolique et institutionnel des francophonies minoritaires, participe aussi à l’éclatement et à la variété de leur situation. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick, grâce à leur concentration démographique — ils représentent près de 35 % de la population totale de la province — et à leur capital symbolique, jouissent d’un réseau institutionnel et d’un poids politique qui font l’envie du reste de la francophonie minoritaire. Les francophones de l’Ontario, bien que plus nombreux et plus riches, n’ont jamais réussi à acquérir une telle « complétude institutionnelle ». Les francophonies minoritaires des provinces de l’Ouest canadien doivent, quant à elles, maintenir une vigilance constante contre des gouvernements qui n’hésitent pas à nier les droits linguistiques historiquement reconnus à ces communautés (Blay, 1987).
Tableau 1 Population de langue maternelle française (LMF), Canada, provinces, territoires et Canada moins le Québec, 1996 et 2001.
| 1996 | 2001 |
| Effectif (en milliers) | % | Effectif (en milliers) | % |
Canada | 6711,6 | 23,5 | 6782,3 | 22,9 |
Terre-Neuve-et-Labrador | 2,4 | 0,4 | 2,3 | 0,5 |
Île-du-Prince-Édouard | 5,7 | 4,3 | 5,9 | 4,4 |
Nouvelle-Écosse | 36,3 | 4,0 | 35,4 | 3,9 |
Nouveau-Brunswick | 242,4 | 33,2 | 239,4 | 33,3 |
Québec | 5741,4 | 81,5 | 5802,0 | 81,4 |
Ontario | 499,7 | 4,7 | 509,3 | 4,5 |
Manitoba | 49,1 | 4,5 | 45,9 | 4,2 |
Saskatchewan | 19,9 | 2,0 | 18,6 | 1,9 |
Alberta | 55,3 | 2,0 | 62,2 | 2,1 |
Colombie-Britannique | 56,8 | 1,5 | 58,9 | 1,5 |
Yukon | 1,2 | 3,8 | 0,9 | 3,3 |
Territoires du Nord-Ouest1 | 1,4 | 2,2 | | |
Territoires du Nord-Ouest2 | 1,0 | 2,5 | 1,0 | 2,7 |
Nunavut | 0,4 | 1,7 | 0,4 | 1,5 |
Canada moins le Québec | 970,2 | 4,5 | 980,3 | 4,4 |
1 Y compris le Nunavut.
2 Non compris le Nunavut.
Sources : Recensements de 1996 et 2001
La diversité des situations vécues par les populations francophones n’est pas sans effet sur leur représentation identitaire. Celle-ci, en effet, depuis les années soixante, n’a plus la tranquille assurance de l’ancienne identité canadienne-française ou acadienne. La figure nationale s’est fragmentée en diverses identités provinciales : Acadiens du Nouveau-Brunswick, Acadiens de la Nouvelle-Écosse, etc. ; Franco-Albertains, Franco-Manitobains, Franco-Ontariens. Depuis lors, les francophonies minoritaires hésitent sur le statut à donner à leur identité. La difficulté à se nommer, qu’a vécue l’organisation pan-nationale sensée les représenter, peut servir ici d’illustration de cette difficile représentation identitaire globale.
Créée au milieu des années soixante-dix pour combler le vide laissé vacant par la dissolution de l’ancienne solidarité canadienne-française, à la suite de l’affirmation autonomiste du Québec et à la provincialisation des identités, l’organisation prendra pour nom la Fédération des francophones hors Québec. C’était définir son identité, comme on le verra, par une perte. En 1991, principalement sous la pression de militants acadiens, la Fédération changera de nom et s’appellera désormais la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFAC). On a reconnu dans ce nouveau nom une affirmation positive (Cardinal, 1994, p. 76-77) de l’acceptation, par la francophonie du Canada anglais, de sa dimension irréductiblement canadienne et minoritaire (à l’exception des Acadiens, qui y gagnent un statut particulier). On doit dire aussi qu’en agissant ainsi les francophonies minoritaires affaiblissaient, du même coup, la référence à la dualité nationale, référence qui faisait, et fait toujours, partie intégrante de leur discours identitaire.
Notre intérêt ici portera principalement sur le profil identitaire de ces communautés. L’identité est d’ailleurs l’enjeu central de la plupart des études s’intéressant à celles-ci. Même lorsqu’elles parlent d’économie, de politique, de transferts linguistiques et d’urbanisation, la problématique identitaire n’est jamais en effet très éloignée de telles études. En fait, c’est bien parce qu’il y a affirmation identitaire et non simplement existence d’une collectivité de parlants français que la réalité francophone minoritaire est devenue objet d’étude sociologique. D’ailleurs, comme l’ont déjà souligné L. Cardinal et J. Lapointe (1990), les recherches portant sur les francophones minoritaires ne sont jamais éloignées des considérations politiques identitaires.
Cette sociologie, qui a pour objet d’étude les communautés minoritaires du Canada, est par ailleurs révélatrice des tribulations identitaires de ces communautés. La naissance de la francophonie minoritaire comme objet d’étude sociologique est en effet contemporaine de l’effondrement de la représentation traditionnelle canadienne-française, phénomène qui eut de profondes répercussions sur l’univers identitaire de ces collectivités. Nous ne voulons pas dire par cela que leur existence apparaît au tournant des années soixante, au moment de l’émergence d’un discours sociologique. Avant les années soixante, toutefois, le discours des sciences sociales participe peu ou pas à l’élaboration d’un discours identitaire. Après les années soixante, il y a tentative de rendre compte du cheminement identitaire des francophonies minoritaires à partir des outils conceptuels propres aux sciences sociales. Les hésitations rencontrées dans l’élaboration d’une sociologie minoritaire, du moins c’est ce que nous voulons démontrer, recoupent en grande partie les hésitations identitaires présentes au sein de ces communautés. C’est pourquoi essayer de reconstituer la ou les problématiques identitaires qui ressortent du travail des sociologues, c’est en même temps révéler le travail sur l’identité qui se réalise au sein de ces collectivités.
Nous tenterons un tel exercice en reprenant quatre grandes figures identitaires extraites du travail analytique d’inspiration sociologique3 portant sur la réalité de l’Acadie et des communautés minoritaires francophones : 1) la figure de la nation ; 2) la figure perdue ; 3) la figure de l’ethnie ; 4) la figure modernisée. Ces figures n’ont pas toujours, dans les travaux auxquels nous ferons référence, la pureté de la construction idéal-typique que nous en présentons ici. Plusieurs auteurs dessinent, en effet, un portrait identitaire au contour flou qui s’abreuve à plus d’une de nos figures.
Nous croyons néanmoins que ces figures représentent des constantes du regard des analystes sociaux sur ces communautés et que leur diversité rend bien compte de la complexité du cheminement identitaire qu’elles ont traversé au cours des quarante dernières années. Chacune de ces figures fait appel à un cadre analytique et à des outils méthodologiques différents. Comme il n’y a pas une seule figure d...