L’amateur de théâtre en Ontario français1
Simon Laflamme et Sylvie Mainville
Sociologie et rapport de l’individu à l’art
Étant donné l’importance de la consommation dans les sociétés industrielles avancées, le phénomène a fait et continue de faire l’objet de nombreuses études et ces études sont menées par des chercheurs qui appartiennent à diverses disciplines : économie, anthropologie, psychologie, science politique, marketing… La consommation des arts, en l’occurrence le rapport qu’une personne entretient avec le théâtre, n’échappe pas à cette attention. Pour ne parler que de la pratique de la commercialisation en général et de la commercialisation des arts en particulier, nombreux sont les gestionnaires d’entreprise et autres responsables qui effectuent des recherches en vue de se doter de profils détaillés des consommateurs réels et potentiels. En dépendent tout le succès de leurs stratégies de commercialisation et le positionnement de leur entreprise. Par la voie d’enquêtes et de sondages, d’analyses tantôt quantitatives, tantôt qualitatives, des données de toutes sortes sont recueillies : démographiques, sociographiques, psychographiques ; données sur les valeurs et les opinions, données sur les attitudes et les préférences, données sur les perceptions… Qu’en dit la sociologie? Où situe-t-elle le consommateur des arts? Comment l’appréhende-t-elle pour expliquer ses comportements, pour cerner les facteurs qui déterminent sa consommation? La sociologie est certainement l’une des disciplines qui sont les mieux pourvues pour aborder les phénomènes sociaux, précisément dans leur dimension sociale, et le rapport au théâtre constitue effectivement un phénomène où se conjuguent divers aspects de la socialité : culture, économie, politique, relations interpersonnelles, etc.
Dans cet esprit, la sociologie se penche sur les attitudes à l’égard des produits artistiques, mais quel est son apport? Pour le comprendre, il importe de découvrir dans quel cadre théorique s’inscrivent les plus récentes études propres aux pratiques sociales et les conclusions auxquelles elles parviennent.
Pour expliquer les phénomènes sociaux ou l’organisation sociale, la sociologie a disposé, pendant longtemps, de deux grandes approches. L’une d’elles mettait l’accent sur les structures sociales, l’autre sur l’acteur social. La première, qui trouve ses origines dans le fonctionnalisme durkheimien, se veut déterministe en ce sens qu’elle montre comment l’environnement agit sur les individus, comment les institutions sociales — la religion, la famille, les médias, l’économie, l’école — réagissent les unes par rapport aux autres et prédisposent les individus à se comporter d’une manière spécifique. Le social apparaît alors comme un ensemble d’éléments, une structure dont on peut dire qu’elle est relativement autonome par rapport aux individus, quoiqu’elle conditionne leurs actions. La seconde, qui prend racine dans le libéralisme, présente les individus comme autonomes par rapport aux structures sociales ; l’idée même de structure pose problème tant le social est inconcevable en dehors de l’action des individus, des stratégies qu’ils mettent rationnellement en œuvre pour atteindre leurs fins. La sociologie insiste alors sur l’aptitude de l’acteur à agir en fonction de ses intérêts, à prendre conscience de la situation dans laquelle il se trouve et des possibilités qui s’offrent à lui. Dans cette optique, l’action, loin d’apparaître comme la conséquence des structures sociales, se révèle plutôt comme productrice de ces structures.
La sociologie n’en est toutefois plus à débattre de l’ascendance des structures ou des actions les unes sur les autres. Sauf dans des cercles idéologisés, il est désormais compris que structures sociales et actions sociales agissent les unes sur les autres de manière dialectique2. La plupart des sociologies contemporaines déploient, de manière plus ou moins assumée, des appareils théoriques dans lesquels on voit des acteurs agir dans des contextes sociaux définis en même temps que des sociétés réalisées par l’action des individus qui les composent. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement? Comment une langue, une religion, une technologie médiatique, des relations de travail pourraient-elles ne pas avoir d’incidence sur ce que les individus pensent et font? Comment, à l’opposé, cette langue, cette religion, cette technologie médiatique, ces relations de travail pourraient-elles exister en l’absence des actions sociales? Dans certains cas, cette dialectique est à ce point reconnue qu’on en appelle à de nouveaux paradigmes3. Dans d’autres cas, elle se révèle comme tellement évidente qu’elle n’est même plus discutée ; la sociologie aborde alors des objets qui ne touchent plus qu’indirectement ce questionnement, ce postulat4. Les appareils théoriques se raffinent alors. Si on peut apercevoir l’acteur comme conscient, on peut aussi se le représenter comme inconscient ; si on peut le voir comme rationnel, on peut aussi l’aborder comme émotionnel ; la notion d’un acteur stratégique n’élimine pas celle d’un être spontané ; l’idée d’un acteur agissant en fonction de ses intérêts peut coexister avec celle d’un acteur désintéressé ou même d’un acteur auquel ne se pose pas la question de l’intérêt. Le social peut être abordé à partir des dynamiques auxquelles il donne lieu ; l’analyse porte alors moins sur les institutions ou sur les individus qui les composent que sur les relations sans lesquelles il n’y a ni de système social, quels qu’en soient les éléments, ni de psyché humaine, quel qu’en soit l’objet. Et les catégories d’analyse peuvent même s’élever dans le ciel des abstractions, en dehors duquel il n’y a pas de science du social.
Les moyens dont dispose la sociologie, son aptitude à comprendre l’action en contexte ou à saisir la manière dont le contexte réagit aux actions ne peuvent que favoriser l’étude d’un comportement particulier, comme le rapport de l’individu avec le théâtre, qui, en réalité, correspond à la dynamique entre un acteur et une œuvre ou une discipline, entre des composants, donc, qui sont inconcevables en dehors de la complexité de la socialité.
Structure et acteur social en sociologie
A. Le néofonctionnalisme d’Alexander
Le fonctionnalisme fait porter ses analyses sur la structure, à l’intérieur de laquelle les éléments constitutifs remplissent une fonction. Tout élément de la structure contribue ainsi au maintien de l’ensemble. Le néofonctionnalisme de Jeffrey Alexander5 reprend cette notion d’une structure générale du social, relativement autonome par rapport à la volonté des individus, et tente de montrer comment cette structure s’impose aux actions individuelles, mais aussi comment elle leur répond. Il en découle toute une réflexion sur les liens qu’...