CHAPITRE 1
LA POLITISATION DU DÉBAT SUR LE DÉVELOPPEMENT (1969-1987)
La période qui précède la sanction de la Partie VII de la Loi sur les langues officielles (LLO) est marquée par l’émergence des principaux acteurs qui seront impliqués dans le débat sur son développement et sa mise en œuvre, notamment la Fédération des francophones hors Québec, le Commissariat aux langues officielles et le Comité mixte permanent des langues officielles. Leur émergence s’accompagne de l’avènement de deux dynamiques clés : la première consiste dans les rapports qu’entretiennent entre eux les divers groupes d’acteurs ; la seconde est qu’avec l’apparition de nouveaux interlocuteurs et de nouvelles occasions de prendre la parole, la teneur et la portée des débats se modifient. En d’autres mots, l’avènement des acteurs, les rapports qu’ils entretiennent entre eux et leurs représentations du développement s’élaborent durant la période pré-1988.
Le chapitre est divisé en six parties. Après avoir présenté la trame de fond historique, nous passons à la Loi sur les langues officielles de 1969 et aux programmes qui ont été mis en place à la suite de son adoption. La deuxième partie est consacrée à un acteur important créé en vertu de la LLO, soit le Commissariat aux langues officielles. La partie qui suit se concentre sur la Fédération des francophones hors Québec, formée en 1975. Nous analysons ensuite la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que ses incidences sur les droits des communautés francophones en situation minoritaire et sur la juridisation du débat sur celles-ci. La dernière partie est consacrée à la participation des communautés francophones au débat sur l’Entente constitutionnelle de 1987.
1. La trame de fond
L’organisation de ce chapitre s’inspire largement de la trame de fond historique canadienne de 1969 à 1987, qui a eu un effet déterminant sur l’orientation que prennent les débats et les représentations. Il est cependant impossible de passer sous silence la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, bien qu’elle ait été instituée juste avant la période à l’étude, puisque la Loi sur les langues officielles de 1969 vient en partie répondre à l’une des recommandations principales des commissaires, celle d’instaurer le bilinguisme officiel au sein du gouvernement fédéral. Les commissaires ont aussi opté pour le principe du bilinguisme individuel, quoique en émettant certaines réserves basées sur leurs réflexions sur le principe territorial. En effet, ils recommandaient au Nouveau-Brunswick et à l’Ontario de reconnaître le français comme langue officielle, ces provinces ayant des communautés minoritaires linguistiques viables. Toutefois, la loi de 1969 fait fi de ces réserves et embrasse totalement le principe individuel puisque, selon Trudeau, alors premier ministre du Canada, « le but de la politique linguistique ne pouvait être […] que la protection des droits des individus et non pas celle des collectivités linguistiques ou leur promotion ».
La Loi sur les langues officielles de 1969 sert aussi d’outil dans le débat sur l’unité nationale déclenché par l’affirmation du nationalisme québécois. Selon Kenneth McRoberts, l’objectif sous-jacent de la politique de bilinguisme était que « si les francophones obtenaient l’égalité partout au Canada, les Québécois francophones s’identifieraient moins au Québec et plus au Canada dans son ensemble ». Il considère que cette stratégie a été un échec et qu’elle n’a pas empêché le pays de plonger dans de longs débats constitutionnels. De nombreuses conférences se sont succédé et ont culminé, en 1982, avec le rapatriement de la constitution canadienne et l’enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés dans celle-ci, sans l’assentiment du Québec.
La Charte canadienne des droits et libertés a donné de nouvelles assises aux revendications des communautés minoritaires de langue officielle en consacrant notamment l’égalité des langues et en précisant leurs droits en matière d’éducation. Elle a aussi accéléré la tendance à la juridisation du débat sur les droits des communautés minoritaires de langue officielle, celles-ci ayant accès à un financement par le biais du Programme de contestation judiciaire. De nombreuses causes ainsi financées ont fait progresser l’interprétation des droits en matière de langues officielles.
Toutefois, sans l’assentiment du Québec à la nouvelle donne constitutionnelle canadienne, le débat est resté ouvert et s’est déroulé sur la place publique. L’élection, en 1984, d’un nouveau gouvernement conservateur – porté au pouvoir notamment sur la promesse de permettre au Québec de regagner le giron constitutionnel dans l’honneur et l’enthousiasme – a relancé les négociations à ce sujet. Ces négociations ont représenté une nouvelle occasion pour les communautés francophones minoritaires de faire entendre leurs préoccupations. Elles se sont alors engagées dans les débats entourant l’Entente constitutionnelle de 1987, mieux connue sous le nom d’Accord du lac Meech. Cet accord met un terme à la période que nous étudions dans ce chapitre.
2. Le renouvellement du cadre juridique et l’émergence des acteurs
Différentes dispositions de la Loi sur les langues officielles de 1969 ont eu un impact sur la portée des débats entourant le développement des communautés francophones en situation minoritaire, mais aussi un effet structurant sur les relations entre les différents acteurs. Sanctionnée le 9 juillet 1969, la LLO énonce clairement à l’article 2 que
[l]’anglais et le français sont les langues officielles du Canada pour tout ce qui relève du Parlement et du Gouvernement du Canada ; elles ont un statut, des droits et des privilèges égaux quant à leur emploi dans toutes les institutions du Parlement et du Gouvernement du Canada.
La LLO stipulait aussi que le public pouvait communiquer dans les deux langues officielles, à l’intérieur des régions désignées, avec les « ministères, départements et organismes du gouvernement du Canada, ainsi [qu’avec les] organismes judiciaires, quasi judiciaires ou administratifs ou [les] corporations de la Couronne ». La LLO prévoyait, dans ses articles 12 à 18, la création de districts bilingues fédéraux dans lesquels « le principe du bilinguisme et celui de l’égalité des deux langues officielles devaient recevoir une application plus étendue que sur l’ensemble du territoire canadien ». Toutefois, aucun district n’a été créé et cette disposition de la LLO n’a jamais été mise en œuvre. Fait à noter : le concept de développement est absent de la LLO de 1969.
Par contre, d’autres initiatives liées à l’idée de développement ont été mises sur pied afin de respecter l’esprit du rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme et de la Loi sur les langues officielles. Le Secrétariat d’État, en créant ces programmes, est devenu l’un des principaux acteurs gouvernementaux dans le débat entourant le développement.
René-Jean Ravault souligne, entre autres, la création, en 1969, de la Direction de l’action socio-culturelle qui allait devenir la Direction des groupes minoritaires de langue officielle. Il identifie ainsi les objectifs de la Direction :
a) de renforcer et de promouvoir le développement linguistique et culturel des communautés de langue officielle dans les régions où elles constituent des minorités ;
et b) d’aider les deux communautés de langue officielle au Canada à vivre et à travailler harmonieusement pour l’atteinte de buts nationaux en offrant des occasions pour le public canadien de comprendre et d’accepter le fait français-anglais et ses incidences sur les différentes sphères d’activité (notre traduction).
Huit programmes de subventions ont été élaborés au Secrétariat d’État : soutien aux organismes provinciaux, échanges culturels, animation sociale, activités jeunesse, centres culturels, participation internationale, colloques et conférences, puis programmes et activités spéciaux et nationaux. La Direction de l’action socio-culturelle œuvrait parallèlement à la Direction des programmes des langues, « ajoutant ainsi l’aspect de développement des communautés minoritaires à celui de la promotion du bilinguisme dans l’enseignement ». Le développement devenait partie intégrante des activités du Secrétariat d’État.
Le Commissariat aux langues officielles, dont la création était prévue dans la Loi sur les langues officielles de 1969, a été un des premiers acteurs à s’engager dans le débat sur le développement des communautés. L’article 25 précise qu’il
incombe au Commissaire de prendre, dans les limites de ses pouvoirs, toutes les mesures propres à faire reconnaître le statu...