Chapitre 1
Un maĂźtre au fouet
Joe LaFlamme aurait dĂ©jĂ dĂ©clarĂ© que pour ĂȘtre heureux, lui et ses loups avaient besoin dâair frais, dâexercice, de neige et de travail1. Il aurait peut-ĂȘtre dĂ» ajouter lâalcool. Tous ces facteurs nĂ©cessaires Ă une vie productive dâhomme des bois, Joe les aura trouvĂ©s en abondance Ă Gogama2, ce village du Nord de lâOntario oĂč il a vĂ©cu de 1920 Ă 1947. Et il les apprĂ©ciait. Mais la derniĂšre ressource exigeait de lui une vigilance de tous les instants. Les jumeaux Alfred (MĂ©dĂ©) et Roland (Bidou) Secord lâapprendront Ă leurs dĂ©pens en 1945, alors quâils nâavaient que douze ans.
Furetant dans la noirceur dâune glaciĂšre abandonnĂ©e, les garçons Ă©taient soudainement tombĂ©s sur le butin. « On en prend3! » aurait criĂ© Alfred Ă son jumeau. En quĂȘte dâaventure, les jumeaux sâĂ©taient fauïŹlĂ©s dans la cabane. Lâabsence dâĂ©clairage nâavait pas freinĂ© leurs fouilles dans les amas de bran de scie. Comme les rĂ©frigĂ©rateurs nâĂ©taient pas chose commune Ă lâĂ©poque, les propriĂ©taires dâhĂŽtels gardaient leur biĂšre froide en la cachant dans des baraques, sur des blocs de glace recouverts de bran de scie. Câest donc ainsi que les jeunes avaient dĂ©couvert plusieurs caisses de biĂšre et de spiritueux faits maison.
Dâinstinct, ils avaient su Ă qui appartenait ce butin. Et ce nâĂ©tait pas au propriĂ©taire de la glaciĂšre, Fabien Bissonnette, qui avait rĂ©cemment quittĂ© Gogama, abandonnant son hĂŽtel et son restaurant situĂ©s sur la rue Poupore. Partir en abandonnant tout Ă©tait, selon MĂ©dĂ©, chose commune Ă lâĂ©poque : « Le monde partait, pis y vendaient seulement pas leur maison4. » Les bĂątiments abandonnĂ©s sâavĂ©raient dâun attrait irrĂ©sistible pour les gamins de ce village perdu dans la forĂȘt borĂ©ale. Accessible uniquement par train, par avion ou par bateau5, la communautĂ© Ă©tait Ă lâĂ©poque isolĂ©e du reste du monde, ce qui obligeait ses rĂ©sidents Ă se dĂ©brouiller seuls. Quant aux jumeaux, ils savaient Ă quoi sâoccuper : rien de plus fascinant que dâexplorer les coins et recoins de leur village natal.
Ce jour-lĂ , les garçons avaient dĂ©cidĂ© quâune petite dĂ©gustation de biĂšre Ă©tait de mise. Bidou se souvient dâun arriĂšre-goĂ»t de goudron6, qui avait vite incitĂ© son frĂšre et lui Ă recracher lâalcool et Ă lancer leurs bouteilles Ă lâautre bout de la cabane7. Puis, dĂ©robant des brassĂ©es de bouteilles de spiritueux, ils avaient dĂ©campĂ© comme des Ă©cureuils excitĂ©s dâavoir trouvĂ© un tas de noix. Ă leurs yeux, les jumeaux nâavaient fait que sâamuser ; câĂ©tait « pour le fun8 », comme lâavouera Alfred. Les garçons espĂ©raient tout de mĂȘme faire un peu dâargent de poche en vendant lâalcool volĂ© Ă leurs frĂšres aĂźnĂ©s. Ă cinquante cents la bouteille, ce serait un jeu lucratif pour ces mineurs soudainement transformĂ©s en contrebandiers dâalcool â des bootleggers, aurait dit le commun des villageois.
Mais les jumeaux nâavaient pas ïŹni dâexplorer la cabane. De nombreuses bouteilles restaient enfouies dans les sciures de bois. Par un aprĂšs-midi dâĂ©tĂ© frais et nuageux, MĂ©dĂ© et Bidou avaient donc rendu une deuxiĂšme visite Ă leur cabane aux trĂ©sors. Ils Ă©taient en train de remplir leurs bras de bouteilles quand ils ont entendu crier. Serrant le butin contre leur poitrine, ils sâĂ©taient prĂ©cipitĂ©s vers la porte du cĂŽtĂ©. La peur dâĂȘtre pris en ïŹagrant dĂ©lit leur lacĂ©rait le ventre.
Soudain, un fouet avait claquĂ© prĂšs de leurs oreilles. Les garçons sâĂ©taient arrĂȘtĂ©s net, le cĆur tambourinant. Tournant la tĂȘte, Alfred avait entrevu un spectre gĂ©ant dans le coin sombre : long fouet en main et dominant les jumeaux se dressait le colossal Joe LaFlamme, lâHomme aux Loups.
Le regard furieux de LaFlamme avait momentanĂ©ment immobilisĂ© les garçons. Puis, sous le coup de lâadrĂ©naline, ils sâĂ©taient prĂ©cipitĂ©s Ă lâextĂ©rieur par la ruelle. Alfred et Roland se ïŹchaient bien dâĂ©couter les rĂ©primandes de Joe. Quant Ă lui, il leur avait fait peur simplement pour leur donner une leçon. Et il avait rĂ©ussi. Lâeffroi des gamins avait bien fait rire Albert (King) Roy, alors locataire9 chez Joe. En fait, « King riait assez quây est parti sur son bord, raconte Alfred en rigolant. Y [nous] aurait jamais fessĂ©s. Mais on a eu peur. Si Joe [nous] avait poignĂ©s, jâpense quây [nous] aurait tuĂ©s10. » La peur nourrit lâimaginaireâŠ
MĂȘme si Joe savait que les jeunes ne faisaient que sâamuser, il nâapprĂ©ciait pas cette intrusion dans ses affaires. Il protĂ©geait son gagne-pain ou, du moins, un de ses moyens de survie. Probablement le contrebandier le plus notoire de Gogama, Joe tenait un important inventaire dâalcool. Mais il devait faire preuve de crĂ©ativitĂ© pour exercer son commerce, car la Police provinciale de lâOntario (PPO) avait un poste Ă Gogama.
Comme un loup, LaFlamme défendait son territoire.
Chapitre 2
Contrebandier à « Poisson sauteur »
Des annĂ©es 1920 jusquâaux annĂ©es 1940, le village prospĂ©rait malgrĂ© lâabsence dâĂ©lectricitĂ© et de route praticable. Les quelque deux mille rĂ©sidents de « Poisson sauteur » (Jumping Fish)1 â traduction du nom ojibwĂ© Gogama â vivaient dans un monde Ă part. ĂrigĂ© sur une colline de sable, le village Ă©tait cernĂ© de forĂȘts et de lacs. Nâayant pas de service tĂ©lĂ©phonique, les villageois demeuraient isolĂ©s des centres urbains. Sudbury, situĂ© Ă environ deux cents kilomĂštres au sud, Ă©tait le plus facile dâaccĂšs et ce, parce que la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CNR, aujourdâhui le Canadien National) sâĂ©tait dotĂ©e dâune gare Ă CaprĂ©ol, au nord de Sudbury. Gogama pouvait sâenorgueillir de son comptoir de la Compagnie de la Baie dâHudson et de sa succursale de la Banque dâHochelaga (plus tard la Banque canadienne nationale).
Lâexpansion de Gogama se faisait nĂ©cessairement autour de la gare ferroviĂšre. Vital pour la survie du village, le chemin de fer transcontinental serpentait Ă travers la rĂ©gion, allant de CaprĂ©ol au sud jusquâĂ Hornepayne dans le nord-ouest ; son point central Ă©tait Foleyet, Ă 170 kilomĂštres au nord-ouest de Gogama. Comme les locomotives fonctionnaient Ă vapeur, une chute Ă charbon et un immense rĂ©servoir dâeau Ă©taient devenus, par la force des choses, les points de repĂšre du village. La ville de Timmins nâĂ©tant pas sur la route transcontinentale, elle ne deviendrait accessible quâen 1952 avec la construction du « chemin de Gogama », aujourdâhui la route 144. Comme il y avait peu de rues dans le village lui-mĂȘme, les vĂ©hicules motorisĂ©s se faisaient rares. Mais, Ă un moment donnĂ©, Joe LaFlamme en a tout de mĂȘme possĂ©dĂ© deux. Lâun ressemblait drĂŽlement aux autos antiques dâAl Capone : grise, grand luxe et ornĂ©e de nickel chromĂ© sur les portes et les pare-chocs. CâĂ©tait une voiture pour les grandes occasions, contrairement Ă son autre vĂ©hicule, une camionnette, qui servait Ă livrer le bois de chauffage que Joe vendait aux villageois2.
Ă lâĂ©poque oĂč LaFlamme y a vĂ©cu, la rĂ©gion de Gogama Ă©tait classĂ©e parmi les premiĂšres productrices de ïŹbre en Ontario, et le bois de charpente en constituait lâactivitĂ© commerciale la plus importante. Dans le vilÂlage, sur la rive nord du lac Minisinakwa, se trouvaient les deux principaux moulins Ă scie, Ă©tablis depuis enviÂron 1920 : le moulin stationnaire de Poupore et celui de Cochrane. En mai 1941, un immense feu de forĂȘt allait raser la plupart des limites dâabattage de la rĂ©gion, ralentissant considĂ©rablement lâindustrie du bois de charpente Ă Gogama. Pendant un mois, le feu ravagerait 133 954 hectares3 dans vingt-six cantons4. Comme LaFlamme aimait ĂȘtre au cĆur de lâaction, il aiderait Ă combattre ce feu monstre.
De gauche à droite, Michael J. Poupore et William H. Poupore, propriétaires de la premiÚre scierie à Gogama, Joe LaFlamme, et possiblement des employés de la scierie, vers 1932.
Photo gracieuseté de Gerry Talbot.
Mais Joe nâĂ©tait ni pompier forestier ni bĂ»cheron de mĂ©tier, mĂȘme sâil en avait tous les attributs physiques. Dans la ïŹeur de lâĂąge (la trentaine), il Ă©tait trĂšs bel homme, bien bĂąti, avec une chevelure noire abondante et des yeux gris-vert5. Il mesurait 1,9 mĂštre6 et pesait quelque cent kilos7. Bref, il avait lâallure dâun bouncer, ce qui sâavĂ©rait plutĂŽt utile dans la gestion de son commerce de contrebande dâalcool, une entreprise desservant de nombreux travailleurs de la forĂȘt et du chemin de fer. Abrutis Ă la ïŹn de leur journĂ©e, ils apprĂ©ciaient un bon steak8 arrosĂ© de la boisson alcoolisĂ©e que leur offrait Joe â à un certain prix, bien entendu. Mais Joe en payait lui aussi le prix : son commerce illicite lâamĂšnerait plusieurs fois Ă comparaĂźtre en cour.
Chapitre 3
à la défense de sa propre cause
Joe LaFlamme avait lâesprit vif et novateur. Il pouvait donc se dĂ©fendre lui-mĂȘme devant un tribunal. En voici un exemple typique de 1937, tel que relatĂ© par lâavocat Peter V. MacDonald dans le Sudbury Star1 : un bon matin, la police locale avait demandĂ© Ă Louis Labine, rĂ©sident de Gogama, dâexpliquer le renïŹement suspect dans la poche de son manteau. Comme il le soupçonnait, lâagent y avait trouvĂ© une bouteille de whisky, qui allait devenir la premiĂšre piĂšce Ă conviction au procĂšs de Joe LaFlamme, accusĂ© de vente clandestine dâalcool. Sâil Ă©tait trouvĂ© coupable, il Ă©coperait de trois mois de prison sans appel. Le jour de lâaudience, la salle communautaire de lâĂ©glise catholique de LâAnge-Gardien Ă©tait bondĂ©e. Les curieux voulaient voir comment Joe se tirerait dâaffaire. Sa facilitĂ© Ă jauger les gens, son expĂ©rience en tant que policier Ă MontrĂ©al, son humour pince-sans-rire2 et son pouvoir de persuasion faisaient de LaFlamme un vrai bouffon de la cour.
Durant le procĂšs, le procureur de la Couronne avait demandĂ© au policier de raconter sous serment ce quâil avait trouvĂ©. Landreville, lâavocat de la dĂ©fense, nâavait pas eu de questions pour lui. Le procureur avait alors invitĂ© son prochain tĂ©moin, Louis Labine, Ă indiquer si lâhomme qui lui avait vendu le whisky Ă©tait Joe LaFlamme. Ce que Labine avait confirmĂ©. Encore une fois, la dĂ©fense nâavait pas eu de questions. Le procureur de la Couronne avait ainsi terminĂ© la prĂ©sentation de la preuve. Lâavocat de la dĂ©fense avait alors demandĂ© Ă LaFlamme de venir Ă la barre. AprĂšs lâassermentation, celui-ci avait dĂ©clinĂ© son nom et son adresse. Lâaudience sâĂ©tait ensuite transformĂ©e en un interrogatoire menĂ© par nul autre que LaFlamme lui-mĂȘme3.
Landreville : « Alors, vous avez entendu ce que le consÂtable et Labine ont dit sous serment. Quelle est votre rĂ©ponse? »
LaFlamme : « Quand jâjure de dire la vĂ©ritĂ©, jâai rien quâune parole! Y a du vrai lĂ -dedans, mais y savent pas toute lâhistoire. Lâagent me lâa jamais demandĂ©e pis jâvas vous la dire, toute lâhistoire. »
LaFlamme (pointant Labine du doigt, surprenant tout le monde par cette tactique) : « Labine, râgarde icitte. Si câest pas vrai, arrĂȘte-moĂ© pis dis âNon!â Tu comprends? »
Labine avait fait signe que oui.
LaFlamme : « Monsieur le juge, câmatin-lĂ , Labine a retonti chez nous. Y disait avoir un gros mal de tĂȘte Ă cause de la veille pis y me dâmande si jâavais un âremĂšdeâ Ă vendre pour ça. Jâai dit : âNON!â Câest parce que jâsuis sur la black list [liste noire] de la commission des liqueurs. Ă câtâheure, Labine, tu târappelles que je tâai amenĂ© sur ma galerie pis que jâai pointĂ© lâallĂ©e et un tas de bois dans la cour en arriĂšre du deuxiĂšme voisin? »
Labine avait de ...