1. La naissance : 1977-1978
En mai 1977, les premiers finissants du bac spécialisé du Département d’art dramatique de l’Université de Moncton obtiennent leur diplôme. Ils sont déterminés à travailler dans leur domaine en Acadie plutôt qu’à s’expatrier. Mais entre l’affirmation et la réalité, la marge est grande.
En cette année 1977, il n’y a que le Théâtre populaire d’Acadie (TPA) qui se dit professionnel, tout en étant conscient qu’il s’agit d’une démarche plutôt que de la réalité, la plupart des comédiens étant issus du théâtre communautaire. Ces derniers se forment en jouant sous l’animation éclairée du cofondateur Réjean Poirier. Comme son nom l’indique, le TPA s’est donné la mission de promouvoir la dramaturgie acadienne et de faire connaître des auteurs reconnus de tout horizon. Fondée en 1974, la compagnie a déjà une dizaine de pièces à son actif, qu’elle présente dans son théâtre de Caraquet. Elle a créé des œuvres de Laval Goupil, un des fondateurs, de Jules Boudreau (dont Louis Mailloux avec Calixte Duguay) et d’Herménégilde Chiasson (L’amer à boire) et a produit des textes de Michel Tremblay, Gustave Flaubert, Jean-Claude Germain et Michel Garneau.
À Moncton, le théâtre Les Feux Chalins a fermé ses portes en 1976, non sans avoir auparavant espéré devenir professionnel, d’autant plus qu’il avait créé La Sagouine d’Antonine Maillet en 1971, et Tête d’eau de Laval Goupil en 1974. À l’automne 1975, Les Feux Chalins avaient créé La Galance, une troupe de théâtre jeunesse dirigée par Marie Cadieux, qui regroupait les comédiens Philippe Beaulieu, Bernard LeBlanc, Chantal Cadieux et Jean-Marie Melanson. Ils produisent une création collective, Les Clounes aux Olympiques, en cette année où les Olympiques d’été ont lieu à Montréal, et entreprennent une tournée dans les écoles élémentaires acadiennes du Nouveau-Brunswick. Mais la tournée est interrompue à cause de l’amygdalite aiguë dont souffre Beaulieu.
L’autre troupe de cette ville, le Théâtre amateur de Moncton (TAM), a été fondée par Laurie Henri en 1969. Elle aussi reprend des œuvres reconnues et crée des œuvres acadiennes comme Les tombes de madame Mélanie d’Huguette Légaré (1975), Les pêcheurs déportés de Germaine Comeau (1976) et en une soirée, trois courtes pièces de Clarence Comeau (1978). Laurie Henri est un animateur hors pair déterminé à ce que le théâtre se développe en Acadie.
Tout en étudiant au Département d’art dramatique, Philippe Beaulieu est membre du TAM depuis septembre 1973, et il convainc Roger LeBlanc, lui aussi étudiant, et Bernard LeBlanc, un charpentier passionné de théâtre, de devenir membres. Les trois jouent dans Dormez, je le veux de Georges Feydeau, que met en scène Laurie Henri.
Au printemps 1976, Roger LeBlanc propose au TAM d’appuyer un projet estival de tournée pour enfants, ce que Laurie Henri accepte de faire. Roger LeBlanc écrit alors Kouchibou quoi?, qui s’inspire des expropriations à Kouchibouguac pour traiter de la façon dont le pouvoir est entre les mains d’une élite plutôt qu’entre celles de la population. Dans le groupe, on retrouve Marcia Babineau, étudiante au Département, Philippe Beaulieu, qui vient de quitter le Département à la suite d’un conflit avec un professeur, et Bernard LeBlanc.
Le directeur du Département, Jean-Claude Marcus, a aussi l’idée de donner à ses étudiants des outils qui pourraient leur permettre de créer une compagnie de théâtre. Si l’on fait exception des spectacles de marionnettes de Jean Péronnet, les créations pour la jeunesse sont inexistantes. Plusieurs des exercices des étudiants sont consacrés à des pièces qui s’adressent à cette clientèle et dont deux sont des commandes à de jeunes écrivains acadiens : Raymond Guy LeBlanc écrit As-tu vu ma balloune? (1974) et Herménégilde Chiasson, Becquer bobo (1975).
Se lancer dans une aventure professionnelle pose de nombreux problèmes, dont celui du financement. Le groupe se forme autour de Roger LeBlanc, l’un des premiers finissants du Département d’art dramatique, de Philippe Beaulieu et de Bernard LeBlanc, auxquels se joignent Marcia Babineau, encore étudiante, et Gracia Couturier, qui a obtenu un baccalauréat en éducation en 1973. Dès le départ, le groupe veut faire un théâtre de création engagé socialement.
Le TAM accepte de participer financièrement à la première tournée, par un don de trois mille dollars, et de parrainer les demandes de subventions que le groupe rédige sans que le TAM intervienne, demandes qui seront acceptées.
Si, dès le départ, le nom l’Escaouette apparaît, il n’est encore qu’une identification du groupe. Comme l’affirme le premier communiqué du groupe publié dans L’Évangéline du 9 février 1978, il s’agit « d’une émanation du TAM », mais qui a déjà une vision de ce qu’il entend réaliser :
Il leur a semblé que le nom de la danse l’Escaouette leur convenait bien. Cette danse est pour eux un symbole de mobilité, de tournée, de partage, d’échange. Et c’est ce qu’ils veulent faire : aller chez les gens pour offrir des spectacles, faire de l’animation et recevoir en même temps une meilleure connaissance des gens, une meilleure perception de la façon dont leur théâtre est reçu.
Mais en quoi, demandez-vous, cette nouvelle troupe sera différente du Théâtre amateur de Moncton et du Théâtre populaire d’Acadie?
Tout d’abord, la troupe est une branche du TAM. C’est par lui que viennent les subventions; c’est à lui qu’appartiennent la moitié des gens de l’Escaouette. Mais le TAM est un théâtre communautaire pour la région de Moncton, tandis que l’Escaouette veut rejoindre les régions non rejointes par le TAM.
Par rapport au TPA, l’Escaouette se distingue surtout par la création collective des textes, et par le travail d’animation que les membres entendent mener. Alors que le TPA ne fait pas d’animation, l’Escaouette entend passer au moins une semaine dans un lieu pour faire de l’animation culturelle. Au bout de la semaine, on organise une soirée sociale où le plus d’organismes participent.
Enfin, l’Escaouette entend se distinguer des deux autres groupes par son fonctionnement coopératif. Le TAM et le TPA sont hiérarchiques. Dans la nouvelle troupe, tous participent aux décisions et les responsabilités sont partagées.
Les buts de ce nouveau groupe sont multiples. Ils veulent faire du théâtre de création et non un théâtre de répertoire. Au lieu de prendre un texte tout fait, ils entendent le faire. Ils peuvent même aller jusqu’à remodeler un texte avec la collaboration de l’auteur, évidemment. De façon pratique, ils entendent aussi offrir des débouchés possibles aux diplômés du Département d’art dramatique de l’Université de Moncton.
Leur philosophie se résume en deux grands points qu’ils jugent essentiels : s’inscrire dans le contexte acadien actuel et participer à l’évolution globale de la société. Leur principal moyen sera de donner toute sa chance au potentiel acadien, de lui faire confiance et de le faire valoir.
À cela s’ajoute le fait que les compagnies qui présentent des spectacles dans les écoles viennent toutes du Québec, tout simplement parce qu’il n’existe aucune offre professionnelle venant de l’Acadie. Programme ambitieux que la troupe s’efforcera de concrétiser.
Dans un article paru dans L’Acadie Nouvelle du 2 septembre 2006, alors que l’Escaouette fête ses trente ans, Marcia Babineau revient sur les débuts de la compagnie :
« On imaginait difficilement comment on allait vivre de notre métier après nos études », raconte la directrice générale et artistique de l’Escaouette, Marcia Babineau. « L’idée de l’Escaouette a germé de ce constat-là. Je me souviens qu’à l’époque, on nous disait que si on voulait travailler dans notre métier, ce serait nécessaire de partir au Québec. C’était quelque chose qui nous offusquait. On se demandait pourquoi on ne pouvait pas rester vivre ici. La deuxième chose, c’est qu’on voulait imposer une dramaturgie acadienne. Ça n’existait pratiquement pas à l’époque. Ces deux éléments-là nous ont propulsés à créer le théâtre l’Escaouette. »
Les débuts du théâtre ont été difficiles et le public réticent à accepter l’idée d’un théâtre proprement acadien.
« On ne voulait pas faire un théâtre nécessairement engagé, mais on voulait un théâtre qui parle de nous, parce que c’était quelque chose dont on n’entendait pas beaucoup parler sur scène. Quant à la langue, ce n’était pas une langue qu’on entendait sur scène. On voulait aussi donner un visage auquel les jeunes pouvaient s’identifier », explique Mme Babineau.
2. Les premières productions : 1978-1979
Ti-Jean
Texte : adaptation de Laval Goupil; Mise en scène : collective; Interprétation : Philippe Beaulieu, Gracia Couturier, Bernard LeBlanc, Roger LeBlanc; Scénographie : Roméo Savoie; Costumes : Louise Jetté; Masques : Jean Péronnet; Éclairage : Ivan Vanhecke; Musique : Robert Arsenault; Public cible : adolescents
Comme première création, le groupe choisit un « conte de Ti-Jean » tel que raconté par Majorique Duguay et recueilli par Charlotte Cormier de l’Université de Moncton, et en confie l’adaptation théâtrale à Laval Goupil.
Reprenant la structure du conte traditionnel et de la farce médiévale, Ti-Jean raconte l’histoire de Ti-Jean et de sa mère, qui n’ont plus d’argent et presque plus rien à manger. La mère décide qu’il faut présenter leur unique vache, Rougette, à l’exposition agricole, en espérant décrocher le premier prix. Ti-Jean lave la vache et la mère s’en va prier pour leur cause à l’église. Arrive le curé, persuadé que Rougette est ensorcelée. Il tente de l’exorciser, mais ce n’est pas concluant. Après quelques négociations, il offre vingt dollars à Ti-Jean pour sa vache, en lui disant de la mener au presbytère. Ti-Jean danse avec Rougette pour fêter ce premier gain. Le seigneur arrive sur les entrefaites, fort impressionné par les dons artistiques de Rougette. Ti-Jean lui raconte alors la vie tragique de sa vache, déportée, maltraitée jusqu’à ce qu’elle trouve refuge chez Ti-Jean. Le seigneur est tellement impressionné qu’il veut que Rougette devienne un symbole pour son pays, voisin de celui de Ti-Jean, d’autant plus qu’on est à la veille d’un référendum (allusion à celui de 1980 au Québec). Ti-Jean obtient en échange un billet de vingt dollars. Le seigneur parti, arrive le Ministre anglophone, qui ne veut surtout pas que Rougette serve de symbole au « pays » voisin. Il paye à son tour vingt dollars pour qu’elle reste au pays. Ti-Jean fête joyeusement ses gains avec Rougette, mais la fête est de courte durée. On lui intente un procès. Arrive un avocat-juge, qui suggère à Ti-Jean de turluter chaque fois qu’on lui pose une question. Il passera pour fou, ce qui découragera les trois plaignants. Le stratagème fonctionne. L’avocat demande alors ses honoraires et reçoit pour toute réponse une turlute, ce sur quoi se termine le conte.
Ce conte est une satire de la situation des Acadiens : rappel de la Déportation, Ti-Jean est exploité par tous, mais il réussira à vaincre l’Église, à se jouer du Québec et à imposer sa volonté au gouvernement perçu comme anglophone de son « pays » (le Nouveau-Brunswick). Ti-Jean et sa mère parlent le français acadien de la Péninsule, le curé s’exprime en français standard entremêlé de latin, le seigneur en français standard et le Ministre anglophone en un français entremêlé de phrases et d’expressions anglaises.
En présentant sa pièce au journaliste de L’Évangéline, Laval Goupil tente d’articuler la pensée du groupe : « L’Escaouette fait sien le désir de valoriser l’héritage acadien et, tout en essayant de respecter le plus possible la tradition, d’ouvrir le conte à la réalité actuelle. Faire connaître aux gens leur littérature orale et, à partir de là, évoluer vers quelque chose de plus construit, voilà l’essentiel de cette expérience de création (L’Évangéline, le 7 avril 1978). » Cette intuition – de pouvoir affirmer la modernité de l’Acadie en la liant à la tradition tout en évitant la folklorisation –, alimentera alors, et alimente toujours, le cheminement de l’Escaouette. En cela, les membres de l’Escaouette cherchent à définir leur identité en tant qu’individus, mais aussi en tant que peuple.
Ce thème est au cœur de toute la production littéraire de l’époque et donne lieu à des interprétations divergentes qui se cristallisent autour de deux écrivains : d’un côté Antonine Maillet, de l’autre Herménégilde Chiasson. Maillet comme auteure de La Sagouine (1971), défenderesse de la langue acadienne traditionnelle et de l’Acadie de la diaspora, et Chiasson comme poète de Mourir à Scoudouc (1974), défenseur de la langue acadienne contemporaine et de l’Acadie territoriale. Les premières créations de l’Escaouette feront appel tantôt au conte, tantôt au réalisme, mais en cherchant toujours à décrire et à comprendre la société actuelle.
Ti-Jean s’adresse aux adolescents; la troupe donne 15 représentations entre le 16 février et le 14 avril 1978 dans les écoles secondaires du Nouveau-Brunswick, rejoignant 5800 spectateurs. Parallèlement, les membres de l’équipe animent au total près de 70 ateliers, qui regroupent environ 2500 participants.
Il est intéressant de noter les professions des membres de l’équipe de jeu : Philippe Beaulieu se définit comme animateur, Bernard LeBlanc est charpentier, Gracia Couturier, institutrice, et Roger LeBlanc est le seul à se dire comédien. Quant à Chantal Cadieux, qui agit comme technicienne, elle est professeure de danse. On comprend l’importance accordée à l’animation. Dans un texte qui accompagne sa demande de subvention pour la deuxième création, la troupe justifie ce choix :
En Acadie, il faut d’abord sensibiliser les gens au théâtre en impliquant directement ces derniers à une activité théâtrale autre que le spectacle. C’est pourquoi l’Escaouette place autant l’emphase sur ses ateliers que sur le spectacle présenté. En d’autres mots, il faut démystifier le théâtre et le rendre accessible non seulement à certains intéressés, mais à l’Acadie en général.
La scénographie est de l’artiste Roméo Savoie, ce qui témoigne de l’importance qu’accordera la troupe à l’aspect visuel de ses productions. Quant à la mise en scène, elle est collective – avec Roger LeBlanc qui tente d’être « l’œil » extérieur tout en jouant, ce qui est fidèle à l’esprit de l’époque.
La réception est bonne, comme en témoigne un article dans L’Évangéline du 17 mars 1978, à la suite de la représentation à la polyvalente de Shédiac : « Lundi et mardi, ils ont, pendant les cours de français, introduit la pièce de théâtre aux élèves en leur expliquant les principaux éléments d’un conte. La pièce, qui revêt un certain aspect politique, a pour but de faire savoir que le peuple acadien a besoin pour survivre de sa culture. La pièce a été très appréciée par les 301 élèves qui y ont assisté. »
Dans sa critique parue dans L’Aviron le mercredi 12 avril 1978 à la...