UNE ESTHÉTIQUE DU DÉCALAGE EN POÉSIE FRANCO-ONTARIENNE CONTEMPORAINE
Louis Bélanger
Université du Nouveau-Brunswick, Saint-Jean
L’érosion des caractéristiques distinctives entre une culture d’élite, comme on la caractérisait à une certaine époque, et l’abondance des biens culturels identifiables aux cultures de masse invite à une relecture de ces notions dans les sociétés occidentales. L’ère numérique dessine en effet des rapports inédits entre société et culture, notamment en intensifiant la diffusion d’images qui souvent transgressent les limites du bon goût et sollicitent l’émergence d’esthétiques aptes à rendre compte de valeurs artistiques imperméables aux traditions qui, jadis, définissaient la pertinence ou la futilité en matière culturelle. Accessible, effervescente, instantanée, la « réalité virtuelle » foisonne de représentations dont la nature polyphonique compose un discours social au rayonnement illimité, certes, mais dont les débordements provoquent réflexions et débats sur le sens des valeurs en sociétés démocratiques. Le phénomène atteint son paroxysme quand, dans l’exaltation des dérives événementielles, il met en scène la déviance, la perversité, l’infamie ou autres comportements perçus comme contraires à un certain ordre moral établi.
À titre d’illustration, rappelons brièvement la cause récente de l’artiste Rémy Couture, dit le « maquilleur de l’horreur », créateur d’effets spéciaux de maquillage, qui a publié sur son site Internet du matériel inspiré par la trame narrative d’un tueur en série torturant des femmes ligotées, leur infligeant d’innommables sévices avant de les assassiner, et ce, dans l’intention avouée d’illustrer la contribution artistique de son métier à une esthétique de la vraisemblance. Cité à procès pour corruption des mœurs, fabrication et distribution de matériel obscène, Couture a été acquitté des trois chefs d’accusation qui pesaient contre lui par un jury qui a tranché que, même si elles étaient d’une violence inouïe et blessante, les images créées par l’accusé n’étaient pas obscènes au point d’être criminelles. L’œuvre du maquilleur appartiendrait donc bel et bien au domaine de l’art, point de vue renchéri par un témoin-expert en cinéma appelé à la barre par la défense : « Le but du cinéma d’horreur n’est pas de raconter des petites histoires, mais de troubler et de déranger le spectateur », a-t-il affirmé, suggérant par association l’idée non moins percutante qu’un film d’horreur qui ne dégoûterait pas équivaudrait en quelque sorte à une comédie qui ne ferait pas rire.
Hormis la nature fallacieuse du rapprochement entre l’horreur et la comédie évoqué par ce témoin, nombre d’intervenants du domaine des arts ont conclu que l’affaire Couture constituait une victoire de la liberté d’expression sur les enjeux moraux qu’elle a soulevés en cour. Cela dit, la cause n’est pas sans relancer le débat sur le seuil d’acceptabilité d’une conception de l’art fondée sur la sensibilisation des consciences comme fin, et sur l’exploitation discrétionnaire des représentations comme moyen. L’art serait-il à la merci de toutes les formes de mauvais goût observables en réalité virtuelle? La noblesse d’intentions, visant l’élimination de stéréotypes, la chute de tabous et la lutte à l’intimidation, justifie-t-elle la pertinence d’une esthétique décadente empruntant à la laideur ses aspects les plus sombres au nom d’un idéal collectif, si légitime soit-il? Une esthétique du décalage dérive de cette problématique sur l’art et le social.
Car tout n’est pas que culture à rabais dans le discours social. Bien qu’un fort courant d’œuvres de genres (pornographie, science-fiction, horreur, cinéma-choc, courts métrages), vouées au culte de l’irresponsabilité, de l’ignorance, de l’homophobie, du racisme et du militantisme extrémiste à tout crin, nourrissent leur lot d’indignation dans les nouveaux médias, l’expression d’une culture dite poubelle ou trash, animée par l’exploration des travers humains, n’en constitue qu’une part relativement négligeable. En revanche, les considérations qui précèdent quant à son émergence et aux questions qu’elle suscite mettent en évidence l’éclosion d’un nouveau paradigme de reconnaissance culturelle lié aux retombées d’Internet, des médias sociaux, du téléphone intelligent et autres plateformes génériques sur l’ensemble des biens culturels, et ce, sous l’angle d’une complicité entre les aléas du goût et la production de masse. Dans cette perspective, les thèses de l’analyste littéraire Mikita Brottman sont éclairantes dans leur acception du phénomène comme déplacement quantitatif de la norme esthétique, représenté par la métaphore du passage d’un « qui » consomme la culture à un « combien » en dispose – en d’autres termes, d’une esthétique de la contemplation à une esthétique comme mécanisme de communication. L’étude démontre que l’intérêt pour le quantitatif permet le dépassement du caractère anarchique de la culture en témoignant du pluralisme culturel en termes d’une dynamique horizontale plutôt que d’une hiérarchie pyramidale, d’une redécouverte du lien entre le produit culturel et l’expérience vécue dans le contexte d’un affranchissement de normes esthétiques instituées.
Sur le plan littéraire, ce rapport au tangible est complice des réflexions de Mikhaïl Bakhtine sur l’éclatement du locuteur, dont la parole n’est pas la seule incarnation de l’individualité, mais la manifestation parallèle d’une altérité, consciente ou inconsciente, qui la projette dans l’hétérogénéité de figures excentriques, d’une part, et de celles de Gilles Lipovetsky sur un troisième âge du capitalisme de consommation, au sein duquel les forces du marché auraient envahi la quasi-totalité des aspects de l’existence humaine dans une société qui, rappelle-t-il avec à-propos, a substitué « la séduction à la coercition, l’hédonisme au devoir, la dépense à l’épargne, l’humour à la solennité, la libération au refoulement, le présent aux promesses du futur ». S’il peut paraître incongru de jumeler les logiques de marchandisation et d’individualisation propres au cadre théorique retenu, il s’avère en revanche exclusif de réduire l’impact de la norme capitaliste à un recul de la beauté ou à un essor de la laideur, à un appauvrissement de la valeur esthétique ou au déploiement d’une culture de masse dépourvue de créativité. L’acte de création se matérialise en vase communicant entre l’artisanat d’une pratique individuelle et un milieu culturel donné. C’est dans cette perspective analytique que j’envisage de distinguer la part commune du développement d’une pratique culturelle, la poésie franco-ontarienne, liée aux nouveaux médias et à la culture planétaire, et la part spécifique des stratégies d’énonciation de ce dire qui se construit parmi d’autres référents culturels. Dans cette optique, je propose d’illustrer l’hypothèse d’une esthétique du décalage dans un corpus de textes tirés d’œuvres de Tina Charlebois, de Marc Lemyre et de Sylvie Maria Filion, figures représentatives de la vague la plus contemporaine en poésie de l’Ontario français.
L’effet du nombre sur la culture
Il fut une époque, pas si lointaine, où on craignait les conséquences néfastes de l’essor des médias de masse sur la culture. Insignifiante, répétitive, commerciale, voire source de déviation morale, la culture dite populaire est longtemps restée un sous-produit patrimonial, un effet aussi pervers qu’inévitable, dans une société démocratique. Selon cette perception, le pouvoir manipulateur des médias de masse abandonnerait l’individu aux intérêts corporatistes et conduirait à une nonchalance généralisée, assortie d’une inconscience citoyenne, captive des excès de la surconsommation. Les détracteurs de la culture populaire appuient ces observations sur une soixantaine d’années d’invasion de la sphère privée par la télévision, la publicité, la littérature à potins, le cinéma-maison, les médias sociaux et autres avatars de l’ère numérique. Ils font du capitalisme le responsable de la montée d’une culture de masse aux objets de moins en moins représentatifs des désirs du public, de plus en plus assujettis à ce que lui impose ad nauseam la rumeur marchande par le truchement des conglomérats médiatiques. Cette complicité entre culture populaire et capitalisme suffirait à en caractériser l’existence si elle ne s’appliquait qu’aux classes sociales dites moyennes, objets de prédilection d’une certaine tradition scientifique. Or, nombre d’études sur la consommation des biens culturels dits populaires tendent à démontrer que ceux-ci transcendent l’exclusivité des groupes sociaux ciblés. En effet, de Harry Potter à une série télévisée comme Mad Men, par exemple, il est clair que la valeur esthétique de la culture populaire ne se mesure plus à l’échelle de considérations idéologiques sur ses écarts par rapport à quelque standard de qualité et que ses liens avec l’ère capitaliste témoignent de relations plus complexes que celles suggérées par la référence à la manipulation systématique des consciences, ou encore, à l’accumulation d’un capital...