Un parcours singulier
ROBERT DICKSON
TRAJECTOIRE DE VIE ET CONSÉCRATION LITTÉRAIRE
Lucie Hotte
Université d’Ottawa
Robert Dickson est sans conteste l’une des figures marquantes de la littérature franco-ontarienne. Pendant 35 ans, de son arrivée à Sudbury en 1972 à sa mort en 2007, il a participé activement à la vie littéraire franco-ontarienne à titre de professeur, de mentor, d’éditeur, d’écrivain et de traducteur. Il a aussi été comédien dans des films franco-ontariens et même américain, et a agi comme animateur culturel en de nombreuses occasions. Rien ne prédestinait le jeune Robert Dickson (dont il faut prononcer le prénom à l’anglaise), originaire d’une famille anglophone du sud de l’Ontario, à une telle carrière – le mot est trop faible, disons plutôt à une telle vocation! – ni à cette vie de Franco-Ontarien. Cette trajectoire de vie a eu une influence incontestable sur son écriture, mais aussi sur la réception de son œuvre. Cet article vise à cerner ce qui me semble être un paradoxe important : alors que l’homme était au cœur de la vie culturelle et littéraire franco-ontarienne, son œuvre est restée, pour sa part, dans l’ombre. Mon but est de voir pourquoi le capital social acquis dans la communauté n’a pas contribué à l’accumulation de capital littéraire.
Le capital social a été défini de maintes façons par divers théoriciens au fil des ans. Björn-Olav Dozo en cerne les diverses acceptions dans son article « Capital social », où il soutient que l’on peut néanmoins le définir « de manière rapide comme les ressources accessibles à un agent grâce à son réseau de relations ». Pour ma part, j’ajouterais à cette définition le fait que lorsque ces ressources s’avèrent importantes, l’individu qui les possède acquiert aussi un statut équivalent dans son réseau. Je désignerai ce statut comme le « capital symbolique social ». Le capital symbolique peut être grossièrement défini comme la réputation de l’individu dans son domaine d’activité. La trajectoire de Dickson permet, selon moi, de distinguer comment deux formes de capital symbolique, l’une liée à la consécration, voire à la canonisation des œuvres – le capital symbolique littéraire –, l’autre à la reconnaissance communautaire – le capital symbolique social – sont acquis en contexte minoritaire.
Quelques définitions s’avèrent, d’entrée de jeu, nécessaires. La notion de « consécration » en littérature est souvent confondue avec celle de « canonisation » des œuvres. Les analyses qui assimilent les deux processus privilégient, comme le signalent Björn-Olav Dozo et François Provenzano, « le résultat plutôt que le processus qui le fait advenir ». Pour ma part, comme les chercheurs belges, je me fonderai « sur une conception processuelle ». La consécration est alors définie « comme l’effet d’un processus institutionnel autorisé, centré sur la réception d’un auteur et de son œuvre et consist[e] en une qualification différentielle ». Ce processus est à la fois discursif et institutionnel, c’est dire que la consécration prend forme dans le discours (critique, universitaire, voire social) tenu sur l’œuvre et dans la reconnaissance accordée par « l’édition (des œuvres complètes), la critique journalistique (publication de numéros spéciaux), la critique universitaire (publication de thèses), l’historiographie littéraire, l’école, les pouvoirs publics (noms de rue) ». Pour Dozo et Provenzano, ce processus s’inscrit dans
l’architecture plus vaste de l’acquisition du capital symbolique en littérature. Cette architecture, disent-ils, peut s’organiser selon deux axes, l’un (représenté verticalement) distinguant entre le pôle de grande diffusion (succès) et le pôle de diffusion restreinte (légitimité), l’autre (représenté horizontalement) dessinant une évolution diachronique entre l’émergence et la canonisation. La consécration s’inscrirait à l’intersection de ces deux axes […].
Mon analyse de la place de Robert Dickson dans le champ littéraire franco-ontarien et, conséquemment, de sa consécration, se fera à partir de deux éléments : sa trajectoire de vie et la réception de son œuvre. Dans la deuxième partie, je me pencherai plus particulièrement sur la reconnaissance accordée à l’homme et à l’œuvre ainsi que sur le discours tenu sur l’œuvre.
Trajectoire de vie
L’enfance
Robert Dickson naît le 23 juillet 1944 à Toronto, dans une famille anglophone du sud de l’Ontario. Il grandit à Erin, un petit village situé le long de la rivière Credit, près de Toronto où sa famille s’est établie après la démobilisation de son père. Sa famille est modeste, son père travaille dans l’industrie textile : il a une entreprise de couture industrielle qui fabrique notamment des drapeaux. Dans un de ses rares poèmes en anglais, Dickson se rappelle son enfance :
only retrospectively does it seem strange to have
grown up on a river called credit
merchants at the river’s mouth staking
trappers to their winter needs (few wants?)
around the time of the farmers’ revolt
[…] my mother paid cash when she could.
Le poème évoque la simplicité de la vie familiale par l’image de la mère qui tente de toujours payer comptant et d’éviter ainsi « le crédit ». Acheter à crédit rappelait sans doute à la mère de Dickson les affres de la Grande Dépression, la crise économique des années 1930, qui n’a été allégée que par la guerre, apportant elle-même son lot d’inquiétudes. D’autres poèmes parlent de rivières, qui rappellent parfois celle de l’enfance, et racontent la vie d’un enfant heureux et les plaisirs de l’hiver :
sans que j’y sois je rêve de ma rivière
la beauté des arbres autour des truites dedans
des patins dessus des aventures lues […]
we would skate all the way downtown
along the river, its ponds, channels bordered
by bulrushes, boots tied together over our
shoulders for the weekend hockey game on
the downtown pond, all toques & yells
& leafs & canadiens sweaters, an odd assortment
of hockey socks & artfully taped sticks reinforcing
breaks & cracks. norman rockwell canadiana. Before
slapshots, before t.v. always at least one kid doing the
foster hewitt play-by-play as he played. where did
he get the breath? strutting or limping up the main
street afterwards, hot chocolate at haberman’s
restaurant, the straight walk home. before girls,
pimples, self-consciousness, alcohol. the nicknames
simple direct, perhaps mean: donkey, goop, boney,
dickey-bird (guess who?)
no mum, it doesn’t hurt. then why are you limping?
not much.
L’imaginaire est fortement marqué par les joies pures de l’enfant qui s’amuse dehors, qui lit et qui joue :
two boards nailed to the handle of a broken
hockey stick makes a snowplow three or four
snowplows make a rink on the pond on the
credit we lace our skates on in the
kitchen tiptoe thru the porch past the
icebox slide down the hill on our bums
& we are there & it is everywhere
[…]
[…] & so to supper & so to bed
brave books under the covers until the
final order then dreams of championships
& escapes from sweaty dungeons breaking the
chains skating down the river to forever
(maybe to europe, that new word)
Le poète porte aussi en lui l’image du père à la guerre, image qui motive certainement son engagement pour la paix. Il est de fait véritablement un enfant de la guerre, qui deviendra un jeune adulte de la contre-culture et un adulte engagé :
enfant de la guerre
j’ai ciré mes souliers j’arbore un coquelicot
in flanders fields appris à l’école
toujours en mémoire
j’ai une pensée pour mon père et
tous ses frères
[…]
enfants de la guerre
nous jouions bien sûr aux cow-boys et aux indiens
les indiens bien sûr mangeaient leur claque
et la misère noire
nous jouions bien sûr
à la guerre les autres perdaient toujours
La vie adulte
À la fin de l’adolescence, Dickson poursuit des études en langues et littératures modernes à l’Université de Toronto, au premier cycle et à la maîtrise. Il est très doué; lorsqu’il termine sa maîtrise à l’âge de 22 ans, il a complété l’équivalent de 18 ans de scolarité, et ce, même s’il n’a commencé l’école qu’à 6 ans. Il...