Chapitre 1
« Ces cloaques d’immondices ». Les autorités religieuses et municipales contre les journaux jaunes à Montréal
Par le Cœur immaculé de Marie, donnez-moi la générosité, l’audace, le cran pour combattre la littérature obscène et réclamer de vos droits, à Vous, mon Divin Maître.
Prière contre la littérature obscène, 1958
Le Montréal de l’après-guerre vibrait au rythme d’une scène artistique haute en couleur. Les cabarets, les théâtres et les boîtes à chansons constituaient à cette époque un élément clé du dynamisme économique de la cité ainsi que de sa représentation symbolique. Mais la danse, la drogue, les débits de boissons clandestins et la sexualité, qui conféraient à Montréal son caractère de « ville ouverte », attiraient aussi l’attention des autorités municipales et religieuses pour qui le phénomène ne constituait rien de moins qu’une corruption des mœurs de la population. Jean Drapeau est d’ailleurs élu maire, pour une première fois en 1954, après avoir promis de nettoyer la ville de ses éléments infâmes.
Les historiennes du Québec ont examiné le processus complexe de fusion entre moralité et administration politique durant les périodes précédant et suivant la Révolution tranquille. Au nombre des sujets étudiés jusqu’à ce jour, mentionnons les cabarets, les maisons de jeu et la prostitution. Notre compréhension de l’histoire de la réglementation de la moralité au Québec est toutefois limitée en raison d’une lacune importante dans les travaux précédemment cités. Celle-ci concerne l’interdiction des journaux jaunes.
Ces publications, les unes en français, les autres en anglais, jouaient pourtant un rôle important dans la vie culturelle du Montréal de l’après-guerre. Tout comme les livres de poche qui arrivaient d’Europe et des États-Unis, ces journaux étaient désormais accessibles, en raison de leur bas prix, aux petits salariés. Ils remplissaient simultanément deux fonctions : documenter et promouvoir la culture des cabarets. Entrevues avec des artistes, photographies et chroniques à potins en dominaient le contenu. Les textes étaient parfois très courts et se résumaient à des anecdotes et des entrefilets croustillants. Leur contenu explique partiellement la popularité de ces produits culturels : les Montréalais les achetaient et les lisaient pour se tenir au courant des loisirs en vogue. Contrairement aux revues et aux livres de poche importés, les publications locales présentaient de l’information et des publicités sur les spectacles et les artistes montréalais. Les journaux de langue française attiraient particulièrement l’intérêt des lecteurs qui comprenaient peu ou pas du tout l’anglais.
Un exemple d’un journal jaune distribué au Québec dans les années d’après-guerre. Ces journaux sont devenus des symboles de la corruption des mœurs de la population et, ainsi, une cible pour les groupes religieux. Collection privée de Viviane Namaste.
À cette époque, le contenu des journaux jaunes misait fortement sur les loisirs, la sexualité et la vie nocturne. Leur représentation de Montréal en tant que ville ouverte entrait en conflit avec une vision conservatrice et religieuse du Québec en tant que société morale. Ainsi devenaient-ils la cible par excellence des acteurs religieux et politiques revendiquant un assainissement de la moralité autant à Montréal que dans l’ensemble de la province. Le maire Drapeau en a parlé comme de la « presse pestilentielle », et la tenait pour principale responsable de la corruption des mœurs.
Certes, une campagne contre les journaux jaunes dans les années 1950 n’était pas du tout la première instance d’un intérêt marqué pour la santé morale de la nation. Depuis le début du xxe siècle, plusieurs commissions s’étaient déjà attaquées au vice et au crime à Montréal – citons à titre d’exemple l’enquête menée par Henri-Thomas Taschereau en 1905, la commission Cannon de 1909, la commission Coderre de 1922 ainsi que l’enquête Caron au début des années 1950. Démontrant la corruption policière et municipale dans la métropole, ces initiatives dénonçaient la collaboration de la police avec les autorités civiles quant aux affaires liées à la prostitution, au jeu et au crime organisé. Des historiennes nous ont offert des analyses nuancées et détaillées de ces phénomènes, mais nous remarquons aussi l’absence de réflexions sur la presse populaire. Notre étude vise à remédier à cette lacune en examinant le rôle central que jouaient les journaux jaunes dans les campagnes de moralité. Notre analyse démontrera la place symbolique qu’occupaient les journaux jaunes dans la lutte contre l’immoralité au Québec pendant les années 1950 et 1960, une époque caractérisée par le crime et la corruption selon les réformateurs moraux. Après avoir bien précisé notre objet d’étude, nous nous pencherons sur le travail qui a été accompli par les organismes religieux ainsi que par l’administration municipale de la ville de Montréal. Dans l’ensemble, la censure de la presse populaire était un élément clé d’un programme moral au Québec.
Les journaux jaunes : définition de l’objet et survol du marché
Les journaux jaunes auxquels nous faisons référence se distinguaient par leur aspect populaire et éphémère. Ces derniers, qui comprenaient souvent à peine quelques pages, se vendaient dans les kiosques à journaux, les restaurants, les pharmacies et les cabarets. Comme nous l’avons souligné précédemment, leur contenu non seulement traitait de la vie artistique des vedettes des cabarets montréalais, mais couvrait, de façon beaucoup plus géné...