VIII
DRAME AU PALAIS DE JUSTICE
Le client est roi, mais lâavocat nâest pas son valet.
Georges Kiejman, avocat français
1952.La guerre â encore elle ! â bat son plein en CorĂ©e oĂč le Canada a envoyĂ© des troupes combattre sous lâĂ©gide des Nations unies. Le 1er fĂ©vrier, Vincent Massey, pourtant suspectĂ© dâantisĂ©mitisme, est nommĂ© gouverneur gĂ©nĂ©ral du Canada et le 6 fĂ©vrier, le roi du Royaume-Uni et⊠du Canada, George VI, est trouvĂ© mort dans son lit. Sa fille, qui prendra le nom dâĂlisabeh II, lui succĂ©dera dans la quasi-indiffĂ©rence de la population quĂ©bĂ©coise. Le 11 fĂ©vrier sâouvre Ă Hull le procĂšs de LĂ©o-RhĂ©al Bertrand, dit Tuxedo Kid, pour le meurtre de Dolorosa TrĂ©panier.
Dans les annĂ©es 1950, les tribunaux jugeaient les causes beaucoup plus vite quâaujourdâhui, de sorte que la mĂ©moire des tĂ©moins Ă©tait plus fraĂźche lorsquâils rĂ©pondaient aux questions des avocats. Par contre, le fait quâun procĂšs se dĂ©roulait peu aprĂšs la commission dâun crime grave avait parfois pour effet de le transformer en acte de vengeance plutĂŽt que de justice. Il fallait donc des juges capables de rĂ©sister Ă la vindicte publique et qui nâhĂ©sitaient pas Ă faire respecter lâordre et le dĂ©corum dans le prĂ©toire.
Le mĂ©decin lĂ©giste Jean-Marie Roussel ainsi que Bernard PĂ©clet, chimiste et analyste au Laboratoire de la police scientifique du QuĂ©bec, ont terminĂ© leurs analyses et prĂ©parĂ© leur rapport ; ils sont fin prĂȘts Ă tĂ©moigner contre Bertrand. Ătonnamment, les policiers nâont pas fait examiner le fusil de lâaccusĂ©, mais ils ont fait subir Ă Bertrand le test du galvanomĂštre, mieux connu aujourdâhui sous le nom de polygraphe ou dĂ©tecteur de mensonges, mais on nâen fera pas Ă©tat.
Le procĂšs tant attendu a lieu au palais de justice de Hull construit en 1901. Ses tourelles crĂ©nelĂ©es et ses murs en pierre grise bosselĂ©e lui confĂšrent un air de chĂąteau mĂ©diĂ©val. Son architecture a Ă©tĂ© conçue pour impressionner la population : il faut monter un long escalier pour accĂ©der au palais. Le procĂšs se dĂ©roulera dans la salle dâaudience principale. Ă lâavant de cette salle, entre deux grandes fenĂȘtres, se dresse une tribune aux boiseries sombres sur laquelle prendra bientĂŽt place le juge Valmore Bienvenue derriĂšre un bureau massif. Ă la droite de la tribune, lâUnion Jack, ce drapeau symbole de la sujĂ©tion des autoritĂ©s judiciaires Ă la Couronne britannique, est suspendu Ă une hampe dont lâextrĂ©mitĂ© pointe vers le plafond. Un grand Christ en croix, fixĂ© au-dessus des boiseries murales adossĂ©es Ă la tribune du magistrat, embrasse la salle de son regard figĂ© dans le plĂątre. Il rappelle que la justice des hommes est la premiĂšre Ă©tape avant le jugement de Dieu. Ă la gauche et perpendiculaire Ă la tribune se trouve le banc de lâaccusĂ© derriĂšre lequel deux hautes fenĂȘtres contiguĂ«s Ă©clairent la salle. En face de lâaccusĂ©, de lâautre cĂŽtĂ© de la salle, sont placĂ©s les bancs des jurĂ©s. Un simple garde-corps en cuivre sĂ©pare le prĂ©toire de lâespace oĂč prend place une assistance entassĂ©e comme des sardines en boĂźte. LâarrivĂ©e du Tuxedo Kid au banc des accusĂ©s fait sensation. Lâhomme est si bien vĂȘtu quâon croirait quâil sâest attifĂ© pour assister Ă un bal : un habit de gala sombre et ajustĂ© encadre sa chemise blanche parĂ©e dâun nĆud papillon.
Le procĂšs est prĂ©sidĂ© par le juge Valmore Bienvenue, 57 ans, dont la santĂ© est dĂ©faillante. NĂ© le 12 juillet 1894 Ă Nashua, dans le New Hampshire aux Ătats-Unis, il a Ă©tĂ© dĂ©putĂ© du comtĂ© de Bellechasse de 1939 Ă 1948 et ministre de la Chasse et des PĂȘcheries de 1942 Ă 1944. Et câest le 17 octobre 1950 quâil a Ă©tĂ© nommĂ© juge Ă la Cour supĂ©rieure. La Couronne est reprĂ©sentĂ©e par maĂźtre NoĂ«l Dorion, 48 ans, qui a comme substitut une vedette montante du barreau de Hull, maĂźtre Avila Labelle, 43 ans. Le Kid, qui est une personne vraisemblablement bien informĂ©e, a soigneusement choisi son avocat : maĂźtre Jean Drapeau, futur maire de MontrĂ©al, 36 ans ; lâavocat de renom est assistĂ© du Hullois Louis Farley, 38 ans. La tĂąche de la dĂ©fense sera malaisĂ©e et ces deux avocats ne peuvent espĂ©rer guĂšre plus quâĂ©viter la peine de mort Ă leur client. En effet, la police a amassĂ©, au cours de son enquĂȘte, une foule de preuves circonstancielles qui seront difficiles Ă contrer. NĂ©anmoins, le Tuxedo Kid est confiant et a plaidĂ© non coupable. Nâa-t-il pas pour le dĂ©fendre un avocat criminaliste cĂ©lĂšbre au QuĂ©bec ? En effet, Drapeau a dĂ©fendu les grĂ©vistes lors du fameux conflit de travail de la mine dâamiante Ă Asbestos en 1949, grĂšve considĂ©rĂ©e comme lâun des moments dĂ©cisifs de lâhistoire du QuĂ©bec. LâannĂ©e suivante, il a agi comme adjoint du rĂ©putĂ© Pacifique Plante en vue de mener une enquĂȘte sur la corruption et la moralitĂ© Ă MontrĂ©al.
Le juge Valmore Bienvenue. BAnQ, E6, S7, SS1, P2138.
On sâattend Ă un long procĂšs, car la Couronne envisage de prĂ©senter une quarantaine de tĂ©moins. DâentrĂ©e de jeu, elle dĂ©pose quelque 30 piĂšces Ă conviction. Avila Labelle indique quâil tentera de prouver que la victime a pĂ©ri dans un incendie causĂ© par une main criminelle et que le feu a Ă©tĂ© nourri par un liquide inflammable, du Varsol, dont on se sert pour nettoyer les pinceaux et les vĂȘtements souillĂ©s. Il ajoute :
Bertrand a choisi un endroit Ă lâabri de toute indiscrĂ©tion pour accomplir son crime : une cabane de chasseurs situĂ©e dans un bas fond, Ă un tiers de mille dâun chemin de troisiĂšme classe, presque impraticable, entourĂ©e de montagnes et de forĂȘts denses de tous cĂŽtĂ©s ; une cabane oĂč il nây avait mĂȘme pas de poĂȘle, en novembre, pas de meubles, pas mĂȘme de lits.
Jean Drapeau en octobre 1954. BAnQ, P795, S1, D6719.
Au deuxiĂšme jour du procĂšs, le dĂ©tective de la SĂ»retĂ© du QuĂ©bec, Paul Coulombe, fait Ă©tat de la perquisition que lui et ses hommes ont faite Ă la maison ottavienne du couple Bertrand. Ils y ont trouvĂ© de nombreux livres de mĂ©decine, de musique, de priĂšres et un roman qui soulĂšve la curiositĂ© : Meurtre obligatoire de Paul Berthiers, dans lequel lâauteur traite de poison, dâun second meurtre, dâun testament dangereux, etc., de fait rien dâinhabituel dans un roman policier. Il est pourtant dĂ©posĂ© comme piĂšce Ă conviction. En mĂȘme temps, la Cour apprend que le Tuxedo Kid est sous le coup dâune accusation trĂšs grave en Ontario : celle dâavoir pratiquĂ© un avortement. Cette accusation ne fait rien pour redorer le blason de lâaccusĂ©, qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© condamnĂ© pour tentative de vol Ă main armĂ©e. Les autres piĂšces Ă conviction dĂ©posĂ©es sont, parmi de nombreux objets, des photos des lieux prises par les policiers qui montrent les restes de la cabane incendiĂ©e et ceux de lâĂ©pouse prĂ©sumĂ©ment assassinĂ©e.
RhĂ©al Demers, un jeune homme de 23 ans qui travaillait sous les ordres de Bertrand, affirme que ce dernier lui a fait la remarque suivante Ă la fin du mois dâoctobre : « Jâai un plan dans la tĂȘte et sâil rĂ©ussit, je nâaurai plus besoin de travailler et je pourrai voyager. » Il nâavait pas portĂ© attention Ă la rĂ©flexion de son patron, mais elle lui est revenue en mĂ©moire Ă la suite de la mort de Dolorosa TrĂ©panier.
Le troisiĂšme jour fut celui du tĂ©moignage de Ruth Boucher, mais un autre Ă©vĂ©nement vint perturber le procĂšs : le prĂ©sident du jury sâest levĂ© et a dĂ©clarĂ© au juge quâun membre du jury, aprĂšs avoir entendu la preuve fournie Ă ce jour, se demande sâil pourra rendre un verdict impartial parce quâil aurait reconnu lâaccusĂ© ou connaĂźt des tĂ©moins. Le juge dĂ©clare :
MĂȘme si lâun de vous ne se sent pas Ă lâaise aprĂšs les tĂ©moignages entendus Ă date, cela ne lâempĂȘche pas de faire son devoir. Il se peut trĂšs bien quâun jurĂ© connaisse lâaccusĂ© ou des tĂ©moins, mais cela ne doit pas lâempĂȘcher de rendre un verdict impartial et de sâen tenir au serment quâil a prĂȘtĂ© au dĂ©but du procĂšs, serment qui est sa protection. Dans le cas prĂ©sent, il faut oublier les personnes et rendre un verdict conforme Ă la preuve fournie.
Plusieurs tĂ©moins se succĂšdent, pour la plupart des collĂšgues de travail du Tuxedo Kid. Lucien Descarie, employĂ© de la compagnie Lyle Blackwell, dĂ©clare que Bertrand lui a demandĂ© du Varsol le 10 novembre prĂ©cĂ©dent, câest-Ă -dire le jour de la mort de lâĂ©pouse Bertrand, pour nettoyer des pinceaux. « Je lui ai rĂ©pondu dâen prendre », ajoute-t-il. Il affirme avoir vu ce jour-lĂ , dans lâautomobile de lâaccusĂ©, un fusil, un compas, un couteau et des cartouches. Il ajoute que lâaccusĂ© est revenu Ă la buanderie parce quâune erreur avait Ă©tĂ© commise dans la livraison dâun costume. Dans le contre-interrogatoire, Jean Drapeau fait dire au tĂ©moin que Bertrand refaisait la peinture de sa maison. Descarie poursuit : « Jâai aidĂ© lâaccusĂ© Ă peinturer dans sa maison de lâavenue Fairmont en septembre dernier. »
Ă une question de la Couronne qui revient Ă la ...