Chapitre 1
Il courait. Sous la pluie battante du petit jour brumeux, il courait, épouvanté. Depuis longtemps maintenant. À bout de souffle, l’enfant dérapait dans les flaques d’eau du printemps, enjambait les ronces, les ornières, trébuchait sur les pierres, les bois morts. Il se relevait, poursuivait sa course échevelée, insouciant des blessures qu’il s’infligeait, emporté par la panique qui l’avait envahi tout à l’heure quand les adultes lui avaient montré la chose gisant devant le campement au milieu de la Réserve. Par moments, il perdait le fil du sentier, franchissait des ruisseaux, fonçait dans les branchages, s’y retrouvait d’instinct. Il courait, semant le trouble chez les animaux du boisé, hier encore ses compagnons de jeux, réveillés en sursaut. Il pleurait, haletait, criait à l’aide, oppressé par l’horrible vision qu’il tentait de fuir.
Sa tête lui faisait mal. Il essayait d’en chasser le visage boursouflé, difforme de la morte, ses enflures noircies, ses traits ravagés. Et ces yeux qu’il ne reconnaissait plus, ces yeux durcis, exorbités, comme s’ils étaient gonflés, tendus par un cri. Elle, pourtant si belle, si douce. Et si pure. Ses longues mains caressantes n’étaient plus que chairs lacérées. Il lui semblait qu’un monstre maintenant l’habitait ; elle avait vieilli de cent ans, Senelle. Sa mère.
Enfin, il parvint au camp de l’oncle Siméon.
— Léopaul ! Qu’est-ce qui t’arrive ?…
— Senelle… Senelle…
L’enfant se précipita dans les bras de l’Indien et l’étreignit longuement, émettant de petites plaintes de levraut effarouché. L’homme réussit à le maîtriser et, à travers le flot de mots et de sanglots, finit par comprendre. Il chargea son neveu sur son dos et se précipita en direction de la Réserve, coupant à travers bois.
Parvenus au village de Pointe-Bleue, ils se rendirent à la tente des Manigouche, près de la Petite Baie. Ils étaient encore là : le prêtre, le gérant du Poste de traite, les chasseurs, quelques parents entourant le traîneau. Immobiles, silencieux, la tête inclinée, ils considéraient d’un œil grave le cadavre enveloppé dans des peaux de caribou d’où seuls le visage et les mains émergeaient. Le corps déchiqueté de Senelle, attaquée par une meute de loups durant l’hiver sur les Territoires, à la tête de la Péribonka.
***
Senelle… Près de huit ans s’étaient écoulés depuis la dernière visite que Méo lui avait rendue à Pointe-Bleue. Méo Tremblay de Mistouk, le géant qui avait parcouru tout le continent et s’était signalé par tant d’exploits légendaires au Saguenay et ailleurs. C’était en 1918, au début de l’automne. Elle avait aperçu de loin sa longue silhouette sur le chemin de terre à l’entrée de la Réserve. À son regard, à sa démarche, avant même ses premiers mots, elle avait compris que le Grand en était déjà aux adieux, qu’elle ne le reverrait plus. Elle avait deviné qu’il avait d’autres femmes chez les Blancs, et surtout d’autres vies dans sa vie, d’autres routes, d’autres patries vers le nord et vers le sud. Même dans les moments d’intimité, ses yeux, ses pensées ne se reposaient pas. Il ne se donnait jamais entièrement, n’appartenait à personne ; il se prêtait seulement, et jamais pour longtemps. Mais cela lui suffisait à elle. Résignée, elle savait que ses bras puissants étaient faits pour étreindre l’univers. Ses pas étaient plus longs que les bonds du chevreuil, son souffle réchauffait tout le jour et sans cesse son regard balayait les lointains. Plusieurs esprits, plusieurs voix l’habitaient et le commandaient.
Ce jour-là, elle l’avait entraîné sur la rive, elle s’était dévêtue et ils s’étaient aimés une dernière fois parmi les feuilles mortes chuchotant sur le sable. C’est là que l’enfant avait été conçu. Plus tard, ils avaient marché un peu le long du Lac, en silence. Elle se doutait que la vie n’avait pas tissé de longs rêves pour eux, qu’ils avaient déjà épuisé leurs provisions de mots et de gestes, de rires et de caresses. Ils s’étaient immobilisés sur une butte. L’été sombrait lentement dans les douceurs de septembre. Ils apercevaient au large la silhouette d’un remorqueur surmonté d’un filet de fumée, tirant un train de billots vers l’ouest, et là-bas, très loin sur l’autre rive, le clocher de Mistouk qui se découpait sur l’horizon dégarni. Elle avait glissé sa main dans celle du Grand. Puis il avait prononcé les paroles terribles : il ne reviendrait pas ; il s’était promis à une autre femme de Mistouk.
Lorsqu’il s’était penché pour lui dire adieu, elle n’avait pu retenir deux larmes. Il les avait recueillies de ses doigts, effleurant sa joue. Un frisson lui avait parcouru tout le corps et ne l’avait plus jamais quittée. Elle était restée là, dévastée, les yeux fermés. Elle avait serré les poings, résolue à ne pas le regarder s’éloigner. Elle ne voulait pas conserver de lui cette image qui la terrifiait ; elle n’y aurait pas survécu.
Léopaul était né l’été suivant, le 25 juin 1919, au Poste de traite du lac Mistassini. La famille de Senelle s’y était arrêtée en revenant des Territoires de chasse où elle avait passé l’hiver. Quand on avait présenté à la jeune mère l’enfant encore maculé des traces de l’accouchement, elle avait souri et pleuré. Il tenait à la fois de Méo, son père, et de l’oncle Moïse, l’Indien ténébreux. Méo pour le visage bien dessiné et avenant, pour la chevelure abondante et les membres déjà vigoureux. Moïse pour la peau sombre et le regard posé, presque sévère. Il avait aussi hérité de l’un et l’autre les yeux et les cheveux noirs, ainsi que l’humeur tranquille qui dégageait une étrange assurance. Comme si l’enfant était né plus d’une fois déjà. Il fut baptisé en août par un missionnaire sous le nom de Moïse-Méo-Léopaul Tremblay-Manigouche.
Après l’accouchement, Senelle avait souffert d’une infection et mis du temps à guérir. Les Manigouche n’avaient pu rentrer à Pointe-Bleue comme ils le faisaient d’habitude et ils étaient repartis pour les Territoires à la fin de l’été. À Mistouk, la famille du Grand n’avait donc rien su de l’événement.
Senelle se demandait quelle vie attendait cet enfant qui comptait parmi son ascendance un géant qui avait passé sa vie à parcourir le monde et dont on avait perdu la trace depuis plusieurs mois, et un Indien rebelle qui avait choisi de le quitter brutalement en se précipitant du haut de la Source Blanche, là-bas dans le Grand Nord, presque au bout du monde, pour rejoindre la compagnie des dieux…
Dans son imagination, Léopaul, curieusement, allait très tôt se faire une idée précise, comme un souvenir tout frais, de ce qu’avait été le jour de sa naissance. Peut-être parce que, comme l’assuraient les Aînés de Pointe-Bleue, la lumière qui renaissait avec la saison était plus vive à cette période de l’année ? Il croyait se rappeler le visage apaisé de Senelle, l’agitation autour de sa couche, le monticule où la tente avait été dressée, le lac immense, la longue vallée immaculée — ou était-ce une plaine ? — que parcouraient mille caribous. Peu après, il y courait lui aussi jusqu’à perdre haleine. Et cette grande allée lumineuse n’était plus sortie de sa tête.
***
Ramené des Territoires tantôt en canot, tantôt en traîneau, le corps de l’Indienne fut inhumé dans le cimetière de Pointe-Bleue, près d’un bosquet de merisiers. Une croix de bois, faite de deux bouts de branche, en marqua l’emplacement. Léopaul, en état de crise, dut être tenu à l’écart.
La maladie l’avait empêché d’accompagner les siens à la chasse cet hiver-là, mais comme il le regrettait ! Il aurait voulu se trouver là-bas près de sa mère, jusqu’au bout. Oppressé par le chagrin, affolé, il interrogeait les adultes du regard : comment cela était-il possible ? Plus tard, il se renfrogna et prit la Réserve en grippe. Les gens, les lieux, les objets qu’il avait tant aimés lui étaient un rappel douloureux du drame. Ses plus chers souvenirs désormais lui faisaient mal : la vie insouciante sur les bords du grand Lac, les jeux dans les bois environnants, la fréquentation des bêtes. Il revivait ses hivers aux Territoires à imiter les gestes de Senelle ; les longues nuits quand le froid le réveillait et qu’elle l’allongeait près d’elle pour lui donner la chaleur de son corps ; les matins de printemps quand, par l’ouverture de la tente, s’infiltraient les premiers rayons du soleil ; et la joie, l’exubérance des hommes quand ils revenaient de la chasse avec les toboggans chargés.
Il se souvenait très vaguement d’Alishen, sa grand-mère montagnaise décédée lorsqu’il avait deux ans. Plus tard, les oncles et tantes avaient quitté Pointe-Bleue pour d’autres Réserves et il ne les avait jamais revus. Seul Siméon, un oncle de Senelle, était demeuré avec eux. Léopaul avait d’abord eu du mal à prononcer son nom qui, dans sa bouche, était devenu Méon ; l’appellation lui était restée. L’enfant, dès qu’il put marcher aux abords de la Réserve, interrogeait sans fin ce grand-oncle qui avait réponse à tout : l’origine des ruisseaux et des rivières, les directions du vent, l’ordre des saisons.
Léopaul se rappelait que, l’hiver sur les Territoires, quand toute la famille était en déplacement sur de longues distances, c’est Méon qui, des heures durant, le portait sur son dos. Il l’installait sur les paquetons dont il était déjà lourdement chargé et ils allaient tous les deux, conversant. Quand il faisait trop froid, l’enfant enfouissait son visage dans le cou de l’Indien pour y trouver de la chaleur. L’oncle affectait de maugréer :
— Mon p’tit snoreau, t’as pas honte ? Quand j’avais ton âge, je transportais déjà ma tente pis mon canot avec une moitié d’orignal…
Puis Léopaul connut cette petite fille, Cibèle Courtois, dont les parents, des Malécites de Kamouraska, avaient migré à Pointe-Bleue. Le gouvernement les avait d’abord établis dans le Petit Rang au sud de la Réserve, pour en faire des cultivateurs. Mais ils avaient vite abandonné la terre et s’étaient installés au village, près du Poste. Les deux enfants s’accordèrent et ne se quittèrent plus.
Ils ouvraient des sentiers dans les bois, s’arrêtaient pour cueillir et manger des canneberges, ou bien les mettaient à sécher et en faisaient des colliers pour Cibèle. Ils apprivoisaient des lynx, des perdrix, des écureuils, déplaçaient les collets des chasseurs, s’amusaient avec les bilboquets que Méon leur fabriquait avec de petites branches de sapin compressées. De temps à autre, ils montaient vers la Traque pour voir passer les trains dont ils comptaient les wagons jusqu’à dix — ils ne savaient aller au-delà. Puis, cheveux au vent, ils s’engageaient sur la voie ferrée et y marchaient de front, chacun sur un rail, jusqu’à ce que l’un des deux perde pied. Ils faisaient en chemin mille découvertes. Souvent, ils descendaient à la Pointe et s’affairaient sur la rive du Lac à rechercher des coquillages, à chasser les galets qui roulaient avec l’écume.
Ils répandaient de la gaieté partout où ils se trouvaient. Même les jours de pluie avaient leurs attraits. L’eau formait des lacs et des cours d’eau dans le sable. Ils y découpaient des Réserves, des forêts, des territoires de chasse, et y disposaient des postes, des relais, des portages. Ils y hivernaient toute une matinée. Lorsqu’ils étaient surpris par l’orage, le tonnerre les effrayait, mais ils se tenaient par la main et la peur s’en allait. Ils apprenaient ensemble les caprices de l’hirondelle, la vie compliquée des fourmilières, les travaux lents du barbeau, et s’étonnaient de l’oisiveté de l’oie. Ils couraient sous l’averse du soir, tout empreinte des couleurs, des parfums, des heures du jour. Ils enfouissaient les trésors qu’ils avaient découverts sur la rive ; c’étaient leurs secrets pour toujours.
Et ils s’amusaient aussi des étrangers drôlement vêtus qui traversaient la Réserve dans de grosses automobiles noires et s’exprimaient en des langues incompréhensibles. Certains descendaient de voiture, les faisaient asseoir tous les deux dans une tente et les fixaient avec de mystérieux appareils. Léopaul et Cibèle avaient appris à en faire surgir de grands jets de lumière dont les étrangers s’amusaient beaucoup. C’était facile ; il suffisait de les regarder assez longtemps sans cligner des yeux et sans bouger.
Cibèle, donc. Mais aussi, mais surtout Senelle et sa voix caressante, son geste protecteur, sa présence chaude. Toute la vie de Léopaul gravitait autour de ces deux êtres et de l’oncle Méon. Il lui semblait qu’un même jour, doux et léger comme un feuillage de mélèze, se levait tous les matins.
Senelle aimait l’enfant pour ce qu’il était, la chair de sa chair, mais aussi pour tout ce qu’il évoquait : le Grand revivait dans ce petit garçon, dans le tracé de ses gestes, dans la lumière toujours tamisée de son regard, dans sa manière retenue, et déjà, déjà, dans sa gravité discrète, dans sa présence toujours un peu lointaine, comme exilée au creux de sa personne.
Léopaul avait franchi sans heurt les six premières années de sa vie. Sa vie qui ressemblait à la toile de bronze, lisse et lustrée, dont se recouvrait souvent le Lac à la tombée du jour. C’est cette toile qui s’était déchirée avec la mort de Senelle. Une longue échancrure était apparue dans l’âme et la vie de l’enfant, par où le désordre, la douleur s’étaient infiltrés. Et son ancienne vie maintenant fuyait de partout.
Chapitre 2
Léopaul fut pris en charge par une famille montagnaise. Après quelque temps, il ne songea qu’à fuir. À sept ans, il refusa de retourner à l’École Blanche que tenaient dans la Réserve les sœurs du Bon Conseil. On le retrouva de plus en plus souvent rodant dans Roberval ou aux environs. À huit ans, il marcha toute une journée sur la voie ferrée en direction de Chicoutimi. L’année suivante, il sauta carrément dans le train qui passait sur la Côte à Pointe-Bleue. Une longue montée forçait les convois à ralentir, ce qui facilitait la manœuvre. On retrouva le jeune garçon trois jours plus tard, errant dans la basse-ville de Québec. L’agent de la Réserve en conféra avec le missionnaire desservant et avec les religieuses. L’une d’elles connaissait bien Julie Blanchette, alors enseignante à Mistouk. Elle y vivait en solitaire, toujours dans l’attente de Méo ; Méo dit le Grand. C’est pour elle qu’il avait délaissé Senelle en 1918. Il parut avisé de lui confier, pour un temps du moins, la garde de l’enfant.
Un jour de mai 1929, elle vint à Pointe-Bleue pour voir Léopaul qui demeurait maintenant avec l’oncle Méon, dans son camp hors du village. La rencontre eut lieu à l’école en présence de la mère directrice, de l’agent du gouvernement et de Méon. Dès que Julie aperçut l’enfant, elle se précipita et le serra très fort dans ses bras. Elle promenait ses doigts dans ses cheveux, sanglotant doucement. Puis elle relâcha son étreinte et le considéra longuement. Sauf pour la peau qu’il avait plus cuivrée, Léopaul était la réplique de Méo : les traits, le regard, le teint, et même la longue chevelure rebelle. Elle retrouvait chez lui la même lumière et les mêmes ombres. Elle aurait pu détester ce garçon qu’elle aurait dû normalement enfanter et dont elle n’avait jamais senti la vie, la chaleur dans son corps ; rejeter cette naissance qui lui avait été volée. Mais il était la réincarnation du Grand ; c’était bien l’enfant dont elle avait toujours rêvé. Elle voulut tout de suite l’emmener avec elle ; il serait son fils.
Ils sortirent de l’école et marchèrent dans la Réserve. Allant d’une tente, d’une maison à l’autre, on présenta Julie à quelques chefs de famille. Elle avait pris Léopaul par la main et ne l...