le 7 janvier – Deux notes sur Saint-Denys Garneau :
Visite au manoir des Garneau, à Sainte-Catherine-de-Fossambault, au début des années cinquante. Jean Le Moyne et Gertrude, Monique, ma femme et moi. Nous sommes invités par les parents et nous mangeons avec eux. L’atmosphère est singulière. Nous avons l’impression de nous trouver dans un autre siècle, chez des seigneurs auxquels le village appartiendrait. Ils – je devrais plutôt parler de Mme Garneau, plus loquace que son mari – parlent des villageois avec une familiarité protectrice. L’heure de la soirée, la belle grande table, les chandelles, tout cela nous fait vivre ailleurs, dans un monde miraculeusement préservé. Avant le repas, j’étais allé fouiller dans ce qui restait de la bibliothèque du poète. J’y avais trouvé un livre sur Baudelaire, un des poètes nourriciers de Saint-Denys Garneau, où l’auteur se faisait traiter d’imbécile dans une note – manuscrite – rageuse. (Où se trouve aujourd’hui cette bibliothèque ? Je crains qu’elle n’ait été irrémédiablement dispersée.) Les parents mourront tous deux au cours de l’année suivante.
Dans le bel album qui réunissait en 1993 un grand nombre des œuvres picturales de Saint-Denys Garneau – qui n’ont peut-être pas été suffisamment interrogées –, on ne trouve que des paysages des environs du manoir. Et pourtant, il n’a pas vécu que là-bas, il a été un citadin très actif, aventureux. Il se trouve que je connais de lui un tableau d’une force, d’une violence extrême, où la ville est évoquée dans sa réalité la plus angoissante. On aperçoit à peine une rue, dans l’est de la ville, là où pullulent les demoiselles de petite vertu. Deux ou trois faibles lumières. Sur les côtés, on devine plutôt qu’on aperçoit des maisons un peu délabrées. La première impression d’ensemble est celle d’une nuit presque complète : du noir, presque uniquement du noir, avec des traits d’un brun rouge foncé qui n’entre pas en concurrence avec le noir mais, d’une certaine façon, le souligne, le complète. La faiblesse de mon expérience de l’art m’empêche d’aller plus loin dans la description. Mais je puis dire que je trouve, que j’éprouve dans ce tableau une force extraordinaire – désespérée si l’on veut –, qui a sa beauté propre. Est-ce qu’il existerait quelque part d’autres tableaux de Saint-Denys Garneau qui naissent ainsi de l’expérience urbaine ?
(Plus tard, en regardant de très près le tableau, je découvrirai une grande croix, traversant le noir quasi opaque de la rue…)
érasme : « Rire de tout ce qui se fait ou se dit est d’un sot ; ne rire de rien est d’un stupide. »
« L’amour mutuel est le grand, l’unique précepte de l’Évangile. Aussi, ne croyons pas posséder cet amour parce que nous sommes souvent dans les églises, ou que nous nous agenouillons devant les statues des saints, ou que nous faisons brûler des cierges, ou que nous récitons indéfiniment les mêmes prières. Dieu n’a pas besoin de ces choses. »
« L’essence de notre religion, c’est paix et concorde : ce qu’on ne peut aisément maintenir qu’à la condition de ne définir qu’un tout petit nombre de points dogmatiques et de laisser à chacun la liberté de se former son propre jugement sur la plupart des problèmes. »
« Le prince ne doit jamais être plus prudent, plus circonspect que lorsqu’il s’agit de déclarer la guerre. Car les autres choses engendrent bien des maux, telle autre tel autre, mais la guerre cause d’un seul coup le naufrage de tout ce qui est bon et fait déborder la mer de tous les maux réunis. »
le 11 janvier – J’aime la poésie de T. S. Eliot, elle me fait du bien, elle me tient chaud. Depuis plusieurs années, j’y reviens presque régulièrement, et chaque fois le charme opère. C’est la langue d’abord, la langue anglaise ; et les traductions extrêmement élégantes, peut-être trop, parfois approximatives (inévitablement ?) de Pierre Leyris me gênent un peu. J’y ai recours parfois, parce que ma connaissance de la langue anglaise n’est pas parfaite, loin de là, mais l’anglais est une langue qui me fascine, à la fois étrangère et familière, et qui d’entrée de jeu me projette dans un monde imaginaire qui m’entraîne, avant même que je connaisse bien – cela m’arrive souvent ! – le sens des mots. Je suis, quand je lis T. S. Eliot, un étranger ; et heureux de l’être.
Donc je m’y remets, quelques fois par année, et la lecture des premiers poèmes me donne toujours une impression de familiarité, un plaisir qu’aucune autre poésie ne me donne, un mélange ou plutôt un duo de notations extrêmement quotidiennes, voire vulgaires, suivies tout à coup d’écarts, d’évasions dans quelque autre univers. On a parlé de Laforgue, c’était inévitable, Eliot l’avait certainement lu. Mais un Laforgue qui parle anglais ne dit pas les mêmes choses que le Français. Et, surtout, l’atmosphère est différente. L’œuvre d’Eliot est assurément une œuvre savante, complexe, et je suis allé voir il y a quelques jours sur Internet ce qu’on racontait à son propos. J’ai été un peu épouvanté. Oui, sans doute, si j’enseignais cette poésie – ce qu’à Dieu ne plaise –, je me ferais un devoir de saisir toutes (toutes ?) les allusions ou alluvions qui en font une aventure intellectuelle ou spirituelle extrêmement exigeante. Mais je ne l’enseigne pas ; je la lis. Et la lecture, même d’une œuvre aussi difficile que celle d’Eliot, peut et doit peut-être même se libérer des contraintes de l’érudition, se faire à la fois naïve et interrogative. Ainsi, je ne suis pas tenu – mais je l’ai fait quand même ! – de me renseigner sur les Laodicéens pour comprendre que l’hippopotame du poème qui porte ce titre, The Hippopotamus, oppose la masse humaine pas très propre, « merely flesh and blood », mais qui s’envole dans les airs, à la « True Church [which]remains below / Wrapt in the old miasmal mist ». Quelle trouvaille que la rédemption de cet hippopotamus, cette bête énorme, se vautrant dans la boue, qui devient une sorte d’ange alors que l’Église officielle, au contraire, reste prise dans le « miasmal mist » !… Et quand je lis l’immense poème The Waste Land, je pourrais m’arrêter aux cinq mots du début, « April is the cruellest month », tellement cette image me sort de l’ordinaire, me plonge dans la contradiction, « mixing / Memory and desire, stirring / Dull roots with spring rain », cette contradiction qu’on retrouve si souvent chez Eliot, ce sentiment doux-amer qui envahit sa poésie et dont on reste à la fois enchanté et interdit. Puis voici l’immense mélancolie de la « Unreal City, / Under the brown fog of a winter dawn, / A crowd flowed over London Bridge, so many, / I had not thought death had undone so many ». Et enfin, je m’enchante des premiers vers si profondément mélancoliques de Ash-Wednesday :
Because I do not hope to turn again
Because I do not hope
Because I do not hope to turn
Desiring this man’s gift and that man’s scope
I no longer strive to strive towards such things
(Why should the aged eagle stretch its wings ?)
Why should I mourn
The vanished power of the usual reign ?
Cet enchantement ne fait pas disparaître la signification. Il donne de la chair à la pensée, il la fait chair, comme on dit quelque part dans l’Évangile.
le 14 janvier – García Márquez et Vargas Llosa furent longtemps de grands amis, des complices presque. Après avoir vécu quelques années loin de l’autre, ils se rencontrent à une réception, dans je ne sais plus quel pays. García Márquez tend la main à son vieil ami, celui-ci lui donne un coup de poing dans la figure, qui envoie à terre l’auteur de Cent ans de solitude. Ah ! Ces Sud-Américains… Une affaire de femme, peut-être, comme le suggère le biographe de Márquez ? Mais les deux grands écrivains sud-américains s’étaient progressivement éloignés l’un de l’autre par leurs convictions politiques. Márquez était devenu partisan (aveugle) de Castro, tandis que Llosa s’éloignait des positions révolutionnaires de son vieil ami. Ils ne se sont jamais revus. Márquez était peut-être un plus grand écrivain que Llosa – je n’en suis pas totalement sûr, il faudrait que j’aille relire mes classiques –, mais le second m’est plus sympathique que le premier, dont je traverse actuellement, non sans un peu d’ennui, l’immense biographie signée Gerald Martin.
le 27 janvier – Je parcourais l’œuvre de Baudelaire, dans l’espoir de trouver un chemin qui me permettrait de lire enfin pour vrai cet écrivain qui ne m’a [pas] vraiment profondément touché, sauf par les bribes de paroles de la fin, quand l’idée m’est venue d’aller voir si Claudel n’aurait pas quelque chose à me dire sur lui. J’ai ouvert le Journal, et presque aussitôt j’ai oublié Baudelaire, aspiré encore une fois par cet incroyable salmigondis où le plus choquant (l’anglais shocking conviendrait mieux) se mêle à des réflexions profondes, le banal au sublime, Claudel assénant des phrases brutalement ironiques comme celle-ci (que je cite de mémoire) : « Bien sûr ! Bien sûr que vous irez en enfer, mais rassurez-vous, vous ne vous apercevrez presque pas de la différence ! », injurie à droite et à gauche, ne cesse de compter ses sous : « On augmente ma pension », tourne à tout va autour de sa grosse bedaine, et c’est fascinant. Il n’a pas écrit ça pour nous, les lecteurs, mais pour lui-même, au hasard des événements (y compris les spirituels), des rencontres. Rien d’arrangé ; beaucoup de génie et un peu de sottise, la seconde confirmant la première. Ce grand écrivain, ce très grand écrivain, j’ai plaisir à le voir jouer avec les mots, les transformer, jouer avec, comme un enfant. Un malcommode de très grande classe.
Mais je n’avais consulté que le second t...