chapitre 1
La terre, ou le passage-repos
Terre, la référence fondatrice des pas humains.
Partant, il nâest pas Ă©tonnant quâelle soit le premier Ă©lĂ©ment naturel par lequel se sont signĂ©s les rapports humains Ă la mort :
On sait avec certitude que le donnĂ© anthropologique de la mort remonte quasiment Ă lâapparition de lâhomme. Il existe des preuves de sĂ©pultures volontaires dĂšs le PalĂ©olithique moyen ( â 100 000 Ă â 35 000 ans) ; la prĂ©sence de fosses, dâoffrandes, dâossements dâanimaux dĂ©posĂ©s sur les squelettes montre que lâhomme de NĂ©andertal inhumait ses morts. Sans doute, des interrogations subsistent puisquâon ne sait rien des croyances qui sous-tendent ces pratiques. Mais avec le MĂ©solithique ( â 10 000 ans), des squelettes inhumĂ©s en position fĆtale, regroupĂ©s en dâauthentiques nĂ©cropoles oĂč lâon trouve de lâocre, du mobilier funĂ©raire et des parures, parfois des traces de pollen, accrĂ©ditent lâidĂ©e de la mort-naissance et de la survie.
Ce lieu originel a Ă©tĂ© par la suite investi sous plusieurs variantes. En effet, les formes de mise en terre sont multiples et obĂ©issent Ă la fois Ă des impĂ©ratifs gĂ©ologiques et Ă des croyances quant au confort des esprits associĂ©s Ă la dĂ©finition multivoque de la personne : tertres, mĂ©galithes, tumuli Ă©trusques, pyramides, cryptes, catacombes, urnes, puits, fosses, grottesâŠ
Cette diversitĂ© des demeures dâĂ©ternitĂ© (pour employer la mĂ©taphore Ă©gyptienne) ne saurait toutefois dissiper ce fait : le rapport Ă la terre est celui qui, de tous les Ă©lĂ©ments, est le plus marquĂ© dâambivalence, attestant ainsi la complexitĂ© universelle devant la mort dont traite cet ouvrage.
Des éléments naturels multivoques
DâemblĂ©e, la valence positive de la terre rend compte dâun retour au sein de cette part de lâunivers sur laquelle on a marchĂ© et qui nous a nourris. Terre-MĂšre. Dans cette ligne du don et de sa reconnaissance, la sĂ©pulture est associĂ©e Ă la mort contenue, bercĂ©e, sous figuration maternelle, donnant lieu Ă un nouvel enfantement : ainsi, pour plusieurs cultures africaines, la tombe est une sorte de chambre Ă coucher oĂč sâopĂšre une intense transformation de la vie. On confie le mort au sein de la vieille en vue dâune nouvelle initiation. La cosmogonie autochtone, de la borĂ©ale Ă lâaustrale, renvoie Ă un imaginaire parent, la terre Ă©tant certitude vitale : « Notre terre vaut mieux que de lâargent. Elle sera toujours lĂ . Elle ne pĂ©rira pas, mĂȘme dans les flammes dâun feu. Aussi longtemps que le soleil brillera et que lâeau coulera, cette terre sera ici pour donner vie aux hommes et aux animaux. Nous ne pouvons vendre la vie des hommes et des animaux ; câest pourquoi nous ne pouvons vendre cette terre. Elle fut placĂ©e ici par le Grand Esprit et nous ne pouvons la vendre parce quâelle ne nous appartient pas⊠»
Par extension, lâanalogie entre humus, terreau, terroir et le domaine de lâĂąge qui hĂ©rite dâune grande espĂ©rance de vie confĂšre Ă la vieillesse un statut mĂ©ritoire dans la sociĂ©tĂ© des vivants. Ce trait est typique des sociĂ©tĂ©s privilĂ©giant un rapport au temps cyclique, comme on le verra.
Pour sa part, la valence nĂ©gative de la mise en terre renforce lâangoisse fondamentale et universelle de ne pas ĂȘtre rĂ©ellement mort. Bien plus, lâassociation avec la mort maternelle, si empreinte de douceur lĂ©nifiante, nâest pas non plus dĂ©nuĂ©e dâangoisse : celle-ci est liĂ©e Ă la sĂ©paration, Ă la parfois redoutĂ©e dĂ©perdition du lien originel.
Cette ambivalence se traduit puissamment dans le sort du cadavre, et ce, pour toutes les variations archĂ©typales. Point essentiel : ce sort est dĂ©terminĂ© aussi bien par les croyances populaires que par les systĂšmes eschatologiques. Les religions communes ou instituĂ©es et les philosophies Ă©laborent toutes un rĂ©cit Ă propos des fins derniĂšres ou des destinĂ©es dâun ou de plusieurs principes spirituels, eu Ă©gard au corps. Jâen donnerai des exemples.
SystĂšmes et croyances sâemploient Ă rationaliser et Ă tenter de dĂ©passer le dĂ©sarroi, si ce nâest lâeffroi, que le cadavre inspire. Ă travers ceux-ci, on peut lire un rapport symbolique global Ă la nature, humaine et environnementale, rapport synergique et unifiĂ©, qui nâagit pas que devant la mort.
DâĂ©vidence, lâinhumation suit le processus naturel du cycle de la vie et de la mort. La symbolique de lâenterrement se coule dans la naturalitĂ©, puisquâon laisse ce cadaver cadare, câest-Ă -dire tomber dans le sol, certes avec mĂ©nagement. Cette conformitĂ© Ă lâordre matĂ©riel premier, perpĂ©tuellement recommencĂ©, ne signifie pas pour autant que lâacceptation en soit aisĂ©e, mais plutĂŽt quâelle tisse une logique complexe. Comment ?
StratĂ©gies devant lâincontrĂŽlable : lâaccueillir de plain-pied pour le transformer
Cette logique procĂšde dâune conception de lâhumanitĂ© et de lâidentitĂ© axĂ©e sur la part dâindĂ©terminĂ© dans lâhumain, Ă savoir le mystĂšre, justement, de sa finitude. (On parlera alors volontiers de la mort comme Ă©nigme, en soi et dans le processus qui y mĂšne, Ă propos de la transmission intergĂ©nĂ©rationnelle.)
Or, lâĂ©trange, ce qui dĂ©passe lâentendement, fabrique le « numineux ». Dans lâambivalence comme matrice de nos rapports au monde, ce numineux attire en mĂȘme temps quâil peut rebuter. Et la dĂ©liquescence, puis la dĂ©sagrĂ©gation dâun corps humain, dâautant plus sâil est individualisĂ©, rend lâangoisse insoutenable. Il va donc falloir se dĂ©fendre de la face troublante de ce numineux, ici, en sâalliant avec lui. Ce « jaillissement de vie dans la mort », disait Louis-Vincent Thomas, est alors considĂ©rĂ© dans toute son ampleur, et sa violence sera rĂ©cupĂ©rĂ©e. Violence, oui. La mort est intrinsĂšquement violente puisque la dĂ©perdition corporelle annonce lâindiffĂ©renciation ultime. Elle est Ă la base forcĂ©ment intolĂ©rable pour lâĂȘtre humain qui cherche Ă la fois Ă sâintĂ©grer comme un tout et Ă se distinguer dans un tout.
Par quelles astuces lâimaginaire peut-il convertir positivement de telles valences nĂ©gatives ? En saisissant Ă bras-le-corps un phĂ©nomĂšne a priori dĂ©stabilisateur, en nĂ©gociant avec les forces pouvant ĂȘtre reçues comme dĂ©lĂ©tĂšres : en les interprĂ©tant autrement. De fait, on accueille en toute conscience, mĂȘme malheureuse ; on manĆuvre en rusant, on fait bifurquer le sens brut trop ardu de cette altĂ©ritĂ© si altĂ©rante vers des amĂ©nagements plus amĂšnes. (Nous investiguerons cette merveilleuse maĂźtrise symbolique, qui vient moduler les effets pĂ©nibles dâune situation et nous entraĂźne imaginairement ailleurs.) Comment donc sâarroger une part de cette puissance de lâĂ©trange pour la transformer ?
Sous lâĂ©gide du rapport Ă la terre se forgent alors les modes de dĂ©fense contre la dĂ©perdition physique que sont lâaffrontement, la dĂ©limitation, lâamplification ponctuelle des affects, le rassemblement, la prolongation. Ils fondent largement la psychĂ© humaine.
On va commencer par accueillir ce numineux considéré comme impur en accusant son caractÚre perturbateur, et ce, selon deux stratégies.
Purifier
On consent dâabord Ă cette « pollution » quâest la putrĂ©faction en la dĂ©limitant : la toilette du mort a notamment cette fonction. Plus ou moins Ă©laborĂ©e, elle vient attĂ©nuer les signes extĂ©rieurs de la cadavĂ©risation et de ses abĂźmes en les cernant, en les esthĂ©tisant, en les thĂ©Ăątralisant momentanĂ©ment. De la sorte, la toilette tient provisoirement les proches dans le « comme si » le mort Ă©tait toujours vivant. Ce dĂ©ni que lâon pourrait estimer tel ne lâest pas entiĂšrement, car si on pressent que « faire comme si » vient symboliquement attĂ©nuer lâeffraction de la mort, on ne se leurre pourtant pas sur elle : on joue. Le « comme si » prend alors fonction de tiers ou de mĂ©diateur entre lâeffraction par la mort et son impact, comme un retardateur-coussin, un attĂ©nuateur de brutalitĂ©.
Par consĂ©quent, laver enraie les effets numineux de la mort dans un Ă©change prophylactique unissant vivants et morts. Il sâagit, dâune part, de prĂ©venir la contamination des vivants du groupe social en lavant le cadavre, ainsi que soi-mĂȘme, associĂ© Ă ce mort, par exemple Ă titre de proche ; le geste est Ă la fois sanitaire et symbolique, technique et du registre de la piĂ©tĂ© filiale Ă©lĂ©mentaire. Dâautre part, pour que les esprits nocifs nâassaillent pas le dĂ©funt, on le protĂšge symboliquement en purifiant les alentours, ou encore en aspergeant le cadavre dâeau florale, quand ce nâest bĂ©nite. Cette purification inaugure dâailleurs un jeu de coloris en damier, universel en soi, mais inversĂ© : en Occident, le blanc, du linceul aux linges et aux broderies, afin justement de prĂ©munir le dĂ©funt et dâen appeler de sa quiĂ©tude ; le noir, des habits des vivants, sous divers camaĂŻeux de densitĂ©, aux rideaux, aux brassards et aux banderoles, afin de signaler le passage dans le sombre.
En somme, dans lâimplicite, tout geste de purification prend assise sur cette violence Ă lâĆuvre dans la matĂ©rialitĂ© du corps humain. (Ce geste empreint de douceur nâest pas rare de nos jours dans les unitĂ©s de soins qui laissent un battement de temps pour les proches, afin que lâabord de cette violence ne soit davantage blessant et que celle-ci puisse ĂȘtre minimalement rĂ©sorbĂ©e.) Cette dynamique sera cruciale dans lâexploration plus prĂ©cise des rites dits de retenue, Ă composante affective complexe, au chapitre 3.
Mimer et répliquer
On ne va pas quâacquiescer en affrontant, selon des rĂšgles de circonspection. Seconde stratĂ©gie, on va aussi accepter lâĂ©trangetĂ© du cadavre en le mimant. Tout enfant, mimer, adopter sans le savoir des traits de lâautre parce quâon y est attachĂ©, constituait une stratĂ©gie de base de lâidentification ou de la constitution de notre identitĂ©. Ici, mimer provisoirement et certes partiellement lâĂ©tat de lâautre nous fait nous identifier Ă la condition de mortel. Davantage, mimer la mort sâavĂšre un mode de dĂ©fense essentiel : toute identitĂ© vient sây consolider sous son versant dâintĂ©gration en une unitĂ©.
Une des modalitĂ©s de cette protection mimĂ©tique tient dans le linceul de lin. Le linceul, enveloppe et contenant universel, nâest pas uniquement Ă©quivalent Ă lâhumilitĂ© devant lâĂ©galitĂ© du so...