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Un rouge
Dans l’esprit de bien des gens, la seconde moitié du XIXe siècle confirme le repli conservateur d’une population canadienne-française encore aux prises avec les conséquences douloureuses de l’échec de la Rébellion de 1837. La tradition portée par la frange la plus radicale des patriotes se serait à cette époque progressivement tarie sous les coups de boutoir d’un clergé ultramontain allié à la classe des notables de village. Il est vrai que les signes de cet assagissement ne manquent pas : condamnation par l’épiscopat de l’Institut canadien de Montréal en 1869, disparition du journal Le Pays en 1871, publication du Programme catholique en 1871, dissolution du ministère de l’Instruction publique en 1875. En vue de mettre fin à la domination du Parti conservateur sur les scènes fédérale et provinciale, Wilfrid Laurier, dans un discours célèbre prononcé à Québec en 1877, tente de délester le Parti libéral de ses principes les plus iconoclastes et affirme que le libéralisme auquel il adhère s’enracine dans la grande philosophie réformiste britannique et qu’il n’a par conséquent rien de révolutionnaire. « O’Connell est de nos chefs, lui qui a si vaillamment défendu la religion dans le Parlement anglais ; c’est là que nous puisons nos doctrines, et non pas chez ces prétendus libéraux qui cherchent à faire triompher leurs idées par la violence et l’effusion de sang. » Il semblerait donc qu’à ce moment le républicanisme de la vieille école, celui des Louis-Joseph Papineau, Joseph Doutre et Antoine-Aimé Dorion, a vécu, pour être remplacé par un mouvement modéré fait de bonne entente avec le clergé et de concessions envers les élites traditionnelles.
Mais si ce tableau est véridique de manière générale, que faire d’une figure comme Honoré Beaugrand (1848-1906), qui traverse cette période non sans une certaine flamboyance ? Ce diable d’homme confond en effet tous les préjugés que nous pourrions entretenir au sujet d’une société canadienne-française immobile et repliée sur elle-même. Soldat dans l’armée mexicaine, journaliste à La Nouvelle-Orléans, touriste en Chine, romancier et poète à ses heures, maire de Montréal, riche actionnaire de banques et de compagnies de chemins de fer, propriétaire du journal La Patrie, dont le succès fait bien des envieux dans le milieu de la presse, il pourfend les monarchistes et les ultramontains avec une raideur qui ne cesse de surprendre le lecteur contemporain. Reprenant le programme des rouges de 1854 sans y changer grand-chose, il entend convaincre ses compatriotes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du principe d’une éducation obligatoire et gratuite, de l’idéal du suffrage universel et de l’autonomie des affaires temporelles vis-à-vis de l’autorité de l’Église catholique. Il pose la nécessité du républicanisme à la française au milieu d’une métropole canadienne dominée, entre autres, par l’ombre de Mgr Bourget (1799-1885), évêque de Montréal de 1840 à 1876.
Beaugrand n’est pas du genre à cacher ses convictions ou à les diluer dans de l’eau de rose. Il ne veut point, comme il le dit de son ami Edmond Lareau, sacrifier « la moindre parcelle de sa vieille foi libérale aux ronces de la route étroite et tortueuse qui conduit aux honneurs politiques ». Ce trait de caractère paraît remarquable à tous ceux qui ont le bonheur de le croiser dans les salons, les cafés ou les assemblées. « J’ai rencontré peu d’hommes dans la vie, affirme la journaliste Robertine Barry, alias Françoise, qui eussent aussi ouvertement qu’Honoré Beaugrand le courage de leurs opinions. Il était tout d’une pièce et carrément, soit un ami soit un adversaire, et loyal toujours, dans l’un ou l’autre cas. » Il multiplie les charges à fond de train contre les pleutres qui refusent le progrès, les parasites politiques qui s’accrochent à leurs privilèges et les cafards qui font de la religion un antre d’obscurantisme.
Ses combats lui attirent rapidement des haines tenaces. Il est l’objet d’une cabale incessante dès le jour où il s’établit pour de bon dans la métropole, en 1878. « Depuis six ans que M. Beaugrand habite Montréal, écrit La Patrie au sujet de son propriétaire, nul homme n’a été plus calomnié que lui par la presse réactionnaire. Tous les préjugés ont été soulevés contre lui. On a essayé de faire de lui un épouvantail auprès des consciences religieuses et des citoyens paisibles. » Cependant, aussi vilipendé et malmené qu’il soit par ses contemporains, il ne faudrait pas croire que Beaugrand ait été une figure isolée dans le Québec de son époque. Le succès commercial de son journal donne au contraire la mesure de son rayonnement et de son influence parmi ses concitoyens. Le directeur de La Patrie est l’un des personnages les plus en vue parmi ceux qui se mêlent de politique. « Il n’y a pas de Canadien qui ait alimenté la chronique de Montréal plus que le directeur de la Patrie. Éternue-t-il, il ébranle l’Olympe, comme le Jupiter d’Ovide. Monte-t-il à cheval, tout le pays est en l’air. » Bien que les collaborateurs qu’il réussit à réunir autour de lui possèdent quelques-unes des meilleures plumes du pays (dont Louis Fréchette), La Patrie est d’abord et avant tout identifiée à son fondateur. Beaugrand n’y est pas seulement chez lui. La Patrie, c’est lui. Ce sont ses mots, sa voix, son timbre. Ses lecteurs s’attachent à lui comme à un ami fidèle, honnête, droit, vaillant, avec qui l’on rit de bon cœur aux heures de détente et vers qui l’on accourt aux heures de combat. Ils sont des milliers à s’arracher chaque jour La Patrie à sa sortie des presses. Elle est réellement pour eux, selon le mot de Hegel, une prière du matin.
C’est de cet homme, qui aime à se décrire lui-même comme un natural-born kicker, que nous avons fait la biographie. Sa vie nous permet de recréer une époque qui est loin d’être un long fleuve tranquille : les polémiques et les batailles de plume s’y succèdent dans un tourbillon de pamphlets, de piques, de manifestes et de brûlots qui, s’ils ne provoquent pas mort d’hommes, assassinent quand même des réputations et brisent des carrières. Il faut avoir la peau dure et l’estomac solide pour descendre dans cette arène. Beaugrand ne manque ni de courage ni d’élan. S’adressant aux lecteurs de La Patrie, Joseph-Damase Chartrand, un Canadien français devenu officier de l’armée française, décrit ainsi son ami : « Tous mes lecteurs connaissent l’entrain endiablé de Beaugrand dans l’attaque, son à-propos dans la riposte et la parade, sa courageuse attitude quand il lui faut défendre ses convictions. C’est un jouteur de première force, difficile à toucher, très souple, toujours prêt à la lutte, même quand on le croit par terre. » Beaugrand reconnaît lui-même être un « lutteur » et un « nerveux ». Il ferraille à sa droite avec les ultramontains « ultramontés » qui se veulent plus catholiques que le pape et s’escrime à sa gauche avec les merciéristes (disciples d’Honoré Mercier) qui préfèrent l’exercice du pouvoir à la jouissance de la vérité. Si le républicanisme est sa religion, l’on peut dire que la politique est son élément.
Beaugrand passe auprès de ses contemporains pour un homme aux multiples visages. La légende claironne : « MM. les officiers de la frégate française reçoivent l’ex-maire, l’homme cosmopolite par excellence, frère au Collège de Joliette, Anglais pendant sa mairie, Prussien au dernier banquet de l’Empereur Guillaume, Mexicain, Tunisien, Norvégien, peintre aux États-Unis, cuisinier sur le Saint-Laurent, etc. Du Beaugrand, il y en a pour tous les goûts. » (Source : Le Violon, 20 août 1887, p. 1.)
Au physique, Beaugrand est un homme maigre et de grande taille, au tempérament gai et à l’allure énergique. Sa volonté de tout entreprendre est toutefois très tôt handicapée par de graves attaques d’asthme qui minent sa santé et le forcent à rester enfermé chez lui ou à partir, à l’approche de la saison froide, dans des régions dotées d’un climat plus clément que le Canada. « La poésie et le sentiment faisaient, plus qu’on ne le croyait généralement, le fond de la nature de Beaugrand, que la maladie, obsédante et cruelle, rendait parfois maussade et nerveux. » Assis dans son fauteuil, buvant des infusions thérapeutiques, le trentenaire a beaucoup de temps pour lire et s’instruire, étant de son propre aveu un « curieux » qui s’intéresse à tout : à la musique, à la peinture, aux découvertes scientifiques, aux innovations technologiques. Sa bibliothèque, qui contient près de 8 000 volumes en 1896, révèle l’étendue de ses champs d’intérêt. Il passe aussi du temps avec sa femme et sa fille unique, qu’il c...