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Lâombre et la lumiĂšre
Jâai perdu le goĂ»t de jouer Ă lâĂ©cole de thĂ©Ăątre. Je ne supportais pas la concurrence. LâidĂ©e de devoir se battre contre les autres pour mĂ©riter lâapprobation du professeur, de rivaliser avec les camarades pour ĂȘtre la meilleure mâĂ©crasait au lieu de me stimuler.
LâĂ©cole de Jacques Lecoq, oĂč jâai reçu ma formation, se trouvait dans un quartier populaire de Paris, grouillant de vie : le Faubourg-Saint-Denis. Il sâagissait dâune ancienne salle de boxe aux plafonds hauts, aux planchers de bois, absolument magnifique et inspirante. Ce qui frappait dâemblĂ©e, câĂ©tait son caractĂšre de tour de Babel : des Ă©tudiants du monde entier, pour la plupart des professionnels, se prĂ©cipitaient lĂ pour y acquĂ©rir une formation non acadĂ©mique, basĂ©e sur le corps poĂ©tique, le mouvement et le travail de crĂ©ation.
Dans cet environnement, je me percevais en situation clandestine. Je travaillais la nuit pour gagner ma vie, alors que les Ă©tudiants Ă©trangers bĂ©nĂ©ficiaient de bourses. Mes camarades me semblaient trĂšs douĂ©s ; et moi, pas du tout. Lecoq favorisait le sens du comique, de lâinvention et de lâimage instantanĂ©e. Il apprĂ©ciait particuliĂšrement le slapstick, un type de jeu dans lequel les Anglo-Saxons, mĂąles de prĂ©fĂ©rence, excellaient. En outre, lâenseignement se dispensait Ă la française : sans bienveillance, avec rigueur et condescendance, le tout exprimĂ© en termes durs et sarcastiques.
Pendant ma formation chez Jacques Lecoq, oĂč nous Ă©tions constamment critiquĂ©s individuellement devant toute la classe, je devais lutter contre un sentiment dâinadĂ©quation et de faillite.
Au cours de cette pĂ©riode, jâai dĂ©couvert avec stupĂ©faction quâobserver les acteurs me passionnait bien plus que mâexprimer sur une scĂšne. Je nâaime pas tellement ĂȘtre regardĂ©e. DĂ©pendre du dĂ©sir de quelquâun, exister dans le regard de lâautre mâest insupportable. Jâadore ĂȘtre dans lâombre, tel un guetteur. Il sâagit dâune position privilĂ©giĂ©e pour saisir ce qui jaillit. Une position protĂ©gĂ©e, symboliquement : dans lâombre, il nây a pas de danger, on nâest ni exposĂ© aux regards ni menacĂ© de pulvĂ©risation. Lâombre permet de se retrancher de la lumiĂšre, mĂȘme si on peut toujours en ressentir la chaleur.
Le choix de la mise en scĂšne plutĂŽt que de lâinterprĂ©tation trouve, me semble-t-il, son ancrage dans quelque chose de plus ancien et de trĂšs intime. Mon enfance et mon adolescence ont Ă©tĂ© extrĂȘmement chaotiques dâun point de vue psychique : beaucoup de violence, dâintrusion, dâabus de la part de mes parents. Mon pĂšre, par sa volontĂ© de tout contrĂŽler, son autoritarisme rigide et ses coups, installait un climat de prĂ©caritĂ© et de peur que ma mĂšre subissait sans broncher. Elle prĂ©fĂ©rait se rĂ©fugier dans sa croyance en Dieu, qui lui permettait sans doute de se protĂ©ger et de survivre. Jeune, jâĂ©tais en mĂȘme temps profondĂ©ment rĂ©voltĂ©e et soumise aux valeurs de mes parents. Je louvoyais entre ces deux pĂŽles. Il me fallait rĂ©ussir Ă lâĂ©cole et mentir sur ma vie intĂ©rieure, tumultueuse et secrĂšte. La tension qui rĂ©gnait Ă la maison crĂ©ait une menace permanente et accentuait une sorte dâaffolement intime oĂč se mĂȘlaient dĂ©sir forcenĂ© de vivre, honte et sentiment de culpabilitĂ© de ne pouvoir me conformer.
Le goĂ»t de mettre en forme vient sĂ»rement en partie de cette histoire familiale : un besoin dâorganiser le chaos, de le structurer, de le mettre Ă distance, ce qui constitue, sur le plan symbolique du moins, un mĂ©canisme de protection contre la violence et lâenvahissement. Le metteur en scĂšne se place, par dĂ©finition, Ă lâextĂ©rieur de la scĂšne quâil façonne.
Au dĂ©but de ma pratique, la mise en scĂšne mâapparaissait comme un travail dâaction, faisant appel Ă un savoir-faire, ainsi quâen tĂ©moigne tout le vocabulaire qui y est associĂ© : direction dâacteurs, conception, etc. Ce lexique entretient aussi lâidĂ©e dâune autoritĂ©. Bien sĂ»r, le metteur en scĂšne occupe une position de pouvoir, de contrĂŽle. Il peut choisir ce qui est mis en lumiĂšre ; il orchestre. Il prend les dĂ©cisions finales. Mais cela ne peut se faire sans collaboration. Le metteur en scĂšne, malgrĂ© ses prĂ©tentions, nâest peut-ĂȘtre quâun interprĂšte qui tente tant bien que mal de sâemparer du centre de la scĂšne !
Aujourdâhui, la mise en scĂšne me semble plus proche de la mĂ©ditation, de lâĂ©coute, que dâune quelconque maĂźtrise. Il faut se mettre en Ă©tat de disponibilitĂ© afin dâĂȘtre totalement prĂ©sent à « lâobscur pressentiment qui nous relie Ă une Ćuvre », pour reprendre la formule de Peter Brook. Un peu comme le psychanalyste qui, par son Ă©coute bienveillante, parvient Ă dĂ©celer les accidents de la parole. Il souligne, relĂšve un dĂ©tail, une aspĂ©ritĂ© dans le discours, le met entre parenthĂšses, en lumiĂšre, lâinterroge. Ses interventions facilitent la clarification ou plutĂŽt le dĂ©voilement dâĂ©lĂ©ments oblitĂ©rĂ©s par le psychisme.
Le metteur en scĂšne essaie dâaccĂ©der Ă cet Ă©tat dâouverture et de sensibilitĂ© qui le rend attentif au moment prĂ©sent, sans jugement sur le rĂ©sultat immĂ©diat. Mais il doit aussi, paradoxalement, faire preuve dâune assurance, dâune confiance fondamentale dans le fait que ça va arriver, ça va se passer. Je ne connais rien de plus exaltant que le surgissement dâun geste, dâune intonation, de quelque chose de puissant et de vrai chez un acteur. Peut-ĂȘtre que je reconnais alors quelque chose qui vivait auparavant dans lâobscuritĂ© et qui jaillit dans la lumiĂšre. Un moment de vĂ©ritĂ© oĂč, aprĂšs des heures de travail, quelque chose se manifeste⊠ou non !
Dans une salle de rĂ©pĂ©titions, avant tout, je regarde, jâobserve, jâanalyse. Je mâengage par ce regard.
Jâaffirme souvent ĂȘtre dĂ©pourvue dâimagination, câest que je nâattends pas tel ou tel rĂ©sultat, du moins pas consciemment. Au dĂ©but, tout est confus. Je ne sais pas exactement ce que je cherche ni pourquoi je mâintĂ©resse Ă un texte en particulier. Mes choix rĂ©pondent Ă une nĂ©cessitĂ© obscure et profonde.
Comme le souligne Peter Brook, la forme prĂ©existe, la mise en scĂšne ne faisant que la dĂ©voiler. Aussi Ă©trange que cela puisse paraĂźtre, une fois la distribution complĂ©tĂ©e et les collaborateurs choisis, le spectacle est dĂ©jĂ lĂ , mais il demeure enseveli, invisible. Le travail de mise en scĂšne rĂ©vĂšle peu Ă peu cette forme cachĂ©e, Ă la maniĂšre dâune fouille archĂ©ologique.
Mettre en scĂšne, câest soulever un grand corps mort et enfoui, le dresser Ă la verticale pour quâil se mette en marche.
Il existe sĂ»rement un besoin impĂ©rieux de mâexprimer, de partager les passions qui mâoccupent ou les pensĂ©es qui mâobsĂšdent. Et peut-ĂȘtre mĂȘme autre chose, de plus intime, comme si Ă travers diffĂ©rentes matiĂšres textuelles il Ă©tait possible de rejouer des scĂšnes, rĂ©elles ou imaginaires, qui font partie du psychisme, qui ont besoin dâĂȘtre extĂ©riorisĂ©es et analysĂ©es. Mais cette reprĂ©sentation sâeffectue par lâintermĂ©diaire de mots et de corps Ă©trangers.
Cela aussi est paradoxal : la volontĂ© de sâexprimer sans ĂȘtre vu, alors que les acteurs vont, dans la lumiĂšre, livrer au public quelque chose que lâon ne maĂźtrise plus totalement. Car le thĂ©Ăątre a ceci de particulier : au contact des collaborateurs, des interprĂštes surtout, puis des spectateurs, lâobjet se transforme. Les diffĂ©rents interlocuteurs agissent sur la matiĂšre, la modifient. Il faut accepter dâen ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ©.
AprĂšs LâOpĂ©ra de quatâsous, comme autrefois aprĂšs Le Chien ou Tout comme elle, je suis restĂ©e plusieurs mois en panne de dĂ©sir artistique. Jâai eu peur que le besoin de crĂ©er des spectacles, de porter des textes Ă la scĂšne mâait abandonnĂ©e. Je me sentais vidĂ©e et vide.
Chaque crĂ©ation engendre une sorte de dĂ©pression, comme si on se dĂ©barrassait dâun besoin qui nous aurait envahi et empoisonnĂ©. La dĂ©livrance, lâexpulsion, nous laisse toutefois exsangue.
Puis le désir est revenu.
Dâaussi loin que je me souvienne, le thĂ©Ăątre mâa toujours appelĂ©e. Les photos du Festival dâAvignon, avec Jean Vilar et sa troupe, GĂ©rard Philipe rĂ©pĂ©tant dans la cour dâhonneur du palais des Papes, me faisaient rĂȘver. Au LycĂ©e de SĂšvres, oĂč je faisais mes Ă©tudes, jâaimais jouer : MoliĂšre, Racine, le thĂ©Ăątre classique. Puis, je me suis jointe Ă des troupes de thĂ©Ăątre, dont celle du centre communautaire de SĂšvres, qui rassemblait des marginaux et des insoumis. CâĂ©tait autour de mai 1968. Je garde dâailleurs le souvenir dâun Revenant, de Jehan-Rictus, complĂštement dĂ©jantĂ©.
Plus tard, jâai fait partie de la troupe de thĂ©Ăątre de HEC Paris, oĂč jâavais des amis. CâĂ©tait Pierre Baillot, un compagnon de Jacques Higelin, qui la dirigeait. Je faisais de longs trajets en mobylette, le soir, Ă travers le bois de Saint-Cloud, pour aller aux rĂ©pĂ©titions. Il fallait le vouloir !
Avec Pierre Baillot, on travaillait le rĂ©pertoire contemporain â Rezvani notamment. Jâai dĂ©couvert la crĂ©ation. Ă la mĂȘme Ă©poque, nous avons rĂ©alisĂ© un montage des textes de Michaux et dâArtaud, prĂ©sentĂ© dans une petite salle parisienne, le ThĂ©Ăątre Mouffetard.
Jouer me semblait alors aller de soi, je ne me posais pas de questions, jâavais du plaisir Ă discuter durant les interminables conversations au sujet du thĂ©Ăątre, de lâart et de la politique qui enflammaient notre groupe. Jâai toujours aimĂ© cette idĂ©e dâune collectivitĂ© rassemblĂ©e pour crĂ©er. La fraternitĂ© du thĂ©Ăątre, Camarades, camarades !, mâĂ©meut profondĂ©ment.
Le thĂ©Ăątre mâattirait irrĂ©sistiblement, comme un papillon de nuit vers lâampoule. Cet appel cachait assurĂ©ment un irrĂ©pressible besoin de rupture avec la vie de mes parents, avec la voie tracĂ©e (profession, mariage, enfantsâŠ), et un appĂ©tit fĂ©roce de libertĂ©.
Jâai atterri Ă lâĂ©cole de thĂ©Ăątre Ă vingt et un ans, aprĂšs cinq ans dâĂ©tudes universitaires, diplĂŽme en poche, pour obĂ©ir Ă mon pĂšre.
Pourquoi Lecoq plutĂŽt quâune formation plus classique, comme on en donnait au Conservatoire ? Je devais pressentir que je ne serais jamais une interprĂšte. Ă lâĂ©poque, Jacques Lecoq Ă©tait un maĂźtre Ă penser pour toute une gĂ©nĂ©ration dâartistes. Ceux-ci ont donnĂ© naissance Ă des compagnies qui ont marquĂ© lâimaginaire des annĂ©es 1970 et 1980. Chez Lecoq, lâacteur Ă©tait traitĂ© comme un crĂ©ateur Ă part entiĂšre, et le travail du mouvement occupait une place centrale. La dĂ©couverte des possibilitĂ©s crĂ©atrices du corps a Ă©tĂ© pour moi un Ă©blouissement.
Quand jâai quittĂ© lâĂ©cole, je nâavais pas de projet prĂ©cis pour lâavenir. Je nây pensais mĂȘme pas. Je nâavais quâune idĂ©e fixe : mâĂ©loigner de la sphĂšre familiale.
Faire du thĂ©Ăątre pour gagner ma vie semblait exclu. Je nâimaginais pas ce que signifiait une vie dâartiste, son exigence, sa duretĂ©, ni mĂȘme ce que cela impliquait matĂ©ri...