Raisons communes
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Raisons communes

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Raisons communes

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À propos de ce livre

GRAND PRIX DU LIVRE DE MONTRÉAL 1995. Sur un mode direct et concret, dans une langue agrĂ©able et un style d'une Ă©lĂ©gance peu commune dans la confrĂ©rie universitaire, cet intellectuel de haut vol suscite, alimente et approfondit avec son lecteur des rĂ©flexions fondamentales sur des sujets aussi importants les uns que les autres. [...] Cet essai arrive comme une rafraĂźchissante bouffĂ©e d'air frais. Gilles Lesage, Le Devoir. Fernand Dumont signe ici un ouvrage de morale sociale, ceci sans jamais sombrer dans la nostalgie du moralisme d'antan. [...] Raisons communes est une analyse de la faillite de nos valeurs: une dĂ©bĂącle bien plus grave que celle qui nous guette Ă  l'ombre de la dette. Pierre Monette, Voir

Foire aux questions

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Informations

Année
2013
ISBN
9782764610541

V

L’AVENIR D’UNE CULTURE

On se souvient de la page Ă©mouvante de ValĂ©ry : « Elam, Ninive, Babylone Ă©taient de beaux mots vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence mĂȘme. Mais France, Angleterre, Russie
 ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abĂźme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la mĂȘme fragilitĂ© qu’une vie1. » QuĂ©bec français, AmĂ©rique française, de beaux noms ? En tout cas, ce sont dĂ©nominations incertaines d’un peuple minuscule qui n’osera jamais se rĂ©clamer d’une civilisation Ă  lui. Sa disparition dans l’abĂźme de l’histoire dont parle ValĂ©ry ne dĂ©rangerait guĂšre le monde et ne mĂ©riterait mĂȘme pas la nostalgie du souvenir.
Qui n’a songĂ©, plus ou moins secrĂštement, Ă  la vanitĂ© de perpĂ©tuer une telle culture ? Cet aveu devrait commencer toute rĂ©flexion sur l’avenir. Nous avons Ă  rĂ©pondre de la lĂ©gitimitĂ© de notre culture, et plus ouvertement que nos devanciers. La plupart d’entre eux n’avaient d’autres ressources que de suivre la voie de la fatalitĂ© ; beaucoup d’entre nous, plus instruits, davantage pourvus de moyens financiers, disposent des moyens de quitter ce modeste enclos sans bruit ou avec fracas, exilĂ©s de l’intĂ©rieur ou de l’extĂ©rieur. Oui, les privilĂ©giĂ©s ont le loisir de se rĂ©fugier dans l’ironie ou la fuite. Mais, grandes ou petites, les cultures ne meurent pas d’une subite dĂ©fection ou d’une brusque dĂ©cision. Une lente dĂ©chĂ©ance, oĂč des Ă©lĂ©ments hĂ©ritĂ©s se mĂ©langent Ă  ceux de l’assimilation : ainsi se poursuit, pendant des gĂ©nĂ©rations, l’agonie des cultures qui n’épargne que les nantis.
Refuser ou accepter que nos compatriotes soient engagĂ©s dans cette dĂ©perdition d’eux-mĂȘmes, partager ou non avec eux la tĂąche de maintenir la valeur pĂ©dagogique d’une culture : tel est le choix qui se dresse devant l’avenir. Le reste, la souverainetĂ© aussi bien que le nationalisme, n’a de raison d’ĂȘtre que par rapport Ă  ce dilemme. Un dilemme qui demeure le fil, tĂ©nu mais rĂ©sistant, d’une tradition.

Qu’avons-nous fait de la culture ?

La RĂ©volution tranquille n’a pas eu qu’une portĂ©e politique. Il est vrai que l’on retient d’abord les grands changements dans les fonctions de l’État, le systĂšme scolaire, l’amĂ©nagement des services sociaux ; on se souvient aussi des heurts idĂ©ologiques, des fluctuations des partis et des mouvements sociaux. Il est beaucoup plus difficile d’évaluer ce qui s’est produit dans les attitudes et les mentalitĂ©s, dans la culture pour tout dire. Il faudrait d’abord revenir loin en arriĂšre, dĂ©crire l’hĂ©ritage qui Ă©tait le nĂŽtre au moment oĂč, aprĂšs la derniĂšre guerre mondiale, se sont fait sentir les Ă©branlements dĂ©cisifs. TĂąche difficile, car les idĂ©ologies d’antan masquaient une rĂ©alitĂ© dont elles prĂ©tendaient par ailleurs rendre compte. À l’aube de la RĂ©volution tranquille, Pierre Vadeboncoeur a essayĂ©, par des touches subtiles qui sont dans sa maniĂšre, de peindre sur le vif le malaise de ce temps apparemment si lointain. Je renvoie Ă  La Ligne du risque, non sans retenir au moins ce passage qui donne une idĂ©e du tĂ©moignage de l’auteur : « D’une part, une libertĂ© paralysĂ©e par un conformisme des idĂ©es et de l’esprit tel qu’il n’y en a probablement pas d’exemple Ă©quivalent dans les sociĂ©tĂ©s occidentales ; tout est permis sauf de risquer le moindre mouvement de tĂȘte, la moindre erreur. D’autre part, une licence Ă  peu prĂšs illimitĂ©e dans les comportements pratiques et quotidiens, comme si la libertĂ©, qui devrait ĂȘtre la reine de l’esprit, forçait le soir sa prison pour devenir la propre Ă  rien bien humaine, trop humaine, qui trouve sur le trottoir, Ă  dĂ©faut de les exercer ailleurs, l’usage de ses talents2. » Le portrait de Vadeboncoeur rejoint des propos similaires et plus anciens d’Olivar Asselin, de Jules Fournier, de quelques autres. La duplicitĂ© du langage et des conduites semble bien avoir caractĂ©risĂ© notre culture de jadis : un discours officiel sans prise vĂ©ritable sur la vie, que l’on reprenait comme une obligation de convention ; une existence sans langage qui puisse l’authentifier.
Vadeboncoeur espĂ©rait que la libertĂ© allait nous rendre la parole en mĂȘme temps que l’audace de l’esprit. Est-ce bien ce qui s’est passĂ© ? N’était-il pas fatal que la libertĂ© se cherchĂąt par des chemins tortueux, qu’elle se soit faite sauvage aprĂšs un excĂšs d’hypocrisie ? Cette histoire ne sera pas facile Ă  dĂ©mĂȘler ; je ne m’y attarderai pas pour le moment. Essayant tout de mĂȘme de retrouver un peu le climat de la RĂ©volution tranquille en son automne, au moment oĂč des incertitudes nouvelles commençaient Ă  nous assaillir, j’ai relu quelques pages Ă©crites en 1974 ; j’y reconnais une colĂšre dont j’avoue ne pas m’ĂȘtre tout Ă  fait dĂ©parti, alors que les choses que j’évoquais ont changĂ© Ă  nouveau


Avril 1974

Dans un livre rĂ©cent sur le design, Georges Patrix raconte comment se dĂ©roulent les apparitions du prĂ©sident de la RĂ©publique française Ă  la tĂ©lĂ©vision. La RTF a fait fabriquer pour ces circonstances un bureau de style Louis XV que le garde-meuble doit Ă©pousseter, j’imagine, Ă  chaque moment de crise ou de solennitĂ©. Le tĂ©lĂ©spectateur peut admirer une magnifique bibliothĂšque de style Empire ; ce n’est qu’une photographie prodigieusement agrandie. M. Pompidou entre en scĂšne aprĂšs quelques mesures d’une musique de Lulli. La culture accompagne le PrĂ©sident, confirme sa lĂ©gitimitĂ©, lui donne le droit de mettre son discours dans la foulĂ©e de la tradition. Du conservateur des musĂ©es nationaux au potache qui rĂȘve de supplanter le directeur de la revue Tel quel, de l’ouvrier qui pousse son fils aux Ă©tudes Ă  l’instituteur de Colombey-les-Deux-Églises, chacun peut vĂ©rifier que les signes sont bien en place et que la parole enfin aura un sens. Le quart d’heure terminĂ©, les employĂ©s de la RTF remisent le bureau, roulent soigneusement la photo de la bibliothĂšque, vont porter le disque de Lulli Ă  la discothĂšque en retour d’un reçu timbrĂ© ; les tĂ©lĂ©spectateurs peuvent se diriger vers le frigidaire.
M. Pompidou ou les « beaux dimanches » de la culture. Mais vous pourrez dĂ©sormais assister au thĂ©Ăątre Ă  l’heure du lunch. C’est simple, et cela demeure au ras de la vie. À midi, vous refermez votre livre de comptabilitĂ© ou vous laissez votre stĂ©thoscope Ă  la salle d’urgence. Vous prenez votre voiture pour vous rendre au thĂ©Ăątre. Si vous ĂȘtes manƓuvre Ă  la Canadian Precision, prenez l’autobus. Une fois parvenu au rendez-vous de la culture, plutĂŽt que de manger comme d’habitude en parlant Ă  votre voisin, regardez, Ă©coutez. Regarder, Ă©couter : cela reste toujours la culture, comme chez M. Pompidou. Mais quelle diffĂ©rence ! Vous ne serez pas aliĂ©nĂ©s dans la France Ă©ternelle ou les alibis bourgeois des vieux meubles. C’est de vous qu’il sera question, de votre vie quotidienne. Sur la scĂšne, un comĂ©dien va vous raconter une « Histoire d’amour et de Q » (c’est le titre de la piĂšce) pendant qu’un autre fera « ressortir le rĂ©cit en regardant des revues cochonnes ou encore en faisant l’amour avec un mannequin gonflable » (Le Devoir, 6 mars 1974, p. 25). Ces deux messieurs vous feront part de bien d’autres prodiges encore qui se rapportent Ă  votre vie la plus quotidienne et Ă  vos joies les plus humbles.
« Pour faire changement Ă  l’heure du lunch », Ă©crit le critique du Devoir, Ă  propos de cette piĂšce. Il parle aussi d’« un divertissement facile, agrĂ©able
 » Et je cite encore, juste pour vous mettre l’eau Ă  la bouche : « L’amour, c’est le Q
 et le Q, c’est l’amour. Tel est le sujet de la piĂšce. Cette piĂšce Ă  deux personnages est un bon moyen de passer l’heure du lunch, malgrĂ© un rythme trop lent et une facture poĂ©tique pas toujours heureuse. La façon amusante dont le sujet est traitĂ© aide Ă  distraire le public. » Elle aide aussi, je prĂ©sume, Ă  oublier Tristan et Iseult. Et que M. Pompidou se le tienne pour dit : enfin la culture ne se promĂšne plus au ciel de la poĂ©sie en vase clos.
On a bien du mĂ©rite Ă  mettre ainsi la culture dans votre sandwich. Ce ne sont pourtant que des reprĂ©sentations. Il faut aller plus loin, dĂ©raciner courageusement les alibis bourgeois qui vous incitent Ă  envoyer vos enfants Ă  l’école et qui vous font attendre l’obscuritĂ© pour vous glisser jusqu’au thĂ©Ăątre. La culture, c’est de la politique ; les classes dominantes se pressent dans la boĂźte du souffleur quand s’agitent sur la scĂšne les personnages de Racine. Uniquement soucieuse de rendre la culture au peuple, consacrant pour cela une fraction importante des contributions syndicales Ă  de jeunes spĂ©cialistes qui ont le loisir de lire Karl Marx ou ses Ă©pigones pour en faire des manifestes, la Centrale de l’enseignement du QuĂ©bec (CEQ) vient de tracer un vaste programme de remise en question de l’école, lieu de toutes les aliĂ©nations. En effet, qui sait mieux qu’un professeur que la culture, c’est de la foutaise ? Il gagne sa vie avec la culture.
Aussi, 1200 membres du syndicat des professeurs de la ville de Laval se sont rĂ©unis, le 20 mars, pour discuter du rĂŽle de l’enseignant et de l’école dans la sociĂ©tĂ©. Pour orienter cette prise de conscience, on l’avait centrĂ©e sur le manifeste de la CEQ intitulĂ© : « L’école au service de la classe dominante. » Ne vous rĂ©criez pas : ce n’était pas de la propagande, comme celle que diffuse M. Pompidou dans ses vieux meubles. Il y avait des animateurs : vous savez, ces spĂ©cialistes qui ne pensent Ă  rien sauf Ă  vous faire penser par vous-mĂȘmes

Il paraĂźt (Le Jour, 22 mars 1974, p. 6) que les professeurs ont protestĂ© : « On veut nous manipuler, les questions sont orientĂ©es, etc. » Car dans ce genre de spectacle culturel, Ă  l’encontre de ce qui se passe avec M. Pompidou ou au thĂ©Ăątre du midi, on peut parler. MalgrĂ© tout, les rĂ©sultats sont encourageants si j’en crois le journal : « Le politique, nous n’y sommes pas encore prĂ©parĂ©s, ont dit les professeurs, et le maoĂŻsme, le marxisme et autres ismes font peur ; mais au demeurant ils ont convenu que l’école abrutit l’enfant et que le problĂšme de l’école qui reproduit les classes sociales, ils le vivent. » Et le journal ajoute : « Plusieurs animateurs, en fin de journĂ©e, Ă©taient un peu dĂ©couragĂ©s. Mais comme nous l’expliquait le prĂ©sident du syndicat, “d’ici mardi prochain, ils auront rĂ©agi diffĂ©remment et rĂ©alisĂ© que nous avons atteint les objectifs recherchĂ©s, malgrĂ© tout”. »
Mardi ou mercredi, qu’importe. Nous sommes dans la bonne voie. Ayant compris qu’ils ne sont que des reproducteurs de la culture dominante, les professeurs vont dĂ©missionner. Simple question de logique. Les animateurs iront animer ailleurs : pourquoi pas les vieux qui ont payĂ© pour la rĂ©forme de l’éducation et qui risquent de mourir avant de savoir qu’ils sont des imbĂ©ciles ?

Quelle culture ?

Mais abandonnons aujourd’hui toute rancƓur
 L’étĂ©, dans le pays ancestral de Charlevoix oĂč je reprends racine, je fais de temps en temps une visite Ă  la petite bibliothĂšque municipale des Éboulements. Je furĂšte dans les rayons, je cueille quelques bouquins. Je feuillette aussi le fichier des emprunts, rĂȘvant autour de lecteurs imaginaires. Par la fenĂȘtre qui ouvre sur la montagne, je peux voir les verts pĂąturages, et plus prĂšs les vieilles demeures et les Ă©difices tout neufs. Cela compose, en microcosme, un paysage de culture. Comment en pĂ©nĂ©trer la signification, discerner ce qui mĂšne de ce village Ă  l’enceinte des livres, ce qui inspire le travail fervent des bĂ©nĂ©voles et le choix des volumes que la jeune caissiĂšre du magasin gĂ©nĂ©ral vient d’emporter ?
On distingue couramment deux acceptions de la notion de culture. Depuis longtemps, on y comprend les Ɠuvres de l’esprit : la littĂ©rature, la musique, la science. Un individu cultivĂ© est censĂ© faire de ces Ɠuvres l’aliment de ses pensĂ©es, de ses sentiments, de son existence. Par ailleurs, et cette acception est plus rĂ©cente, la culture dĂ©signe des genres de vie, des modĂšles accoutumĂ©s de comportement, des attitudes et des croyances. C’est lĂ  une distinction de manuels, et qui, si on la durcit, suggĂšre une vue toute plate de ce qui est en cause. Elle risque de nous faire mĂ©connaĂźtre les liens qui existent entre la crĂ©ation des Ɠuvres et l’humus social d’oĂč elles naissent et qu’elles dominent. Certes, les crĂ©ations de l’art ou de la science ne sont pas les produits obligĂ©s de la culture commune. De mĂȘme, l’éducation scolaire n’est pas le prolongement des genres de vie puisqu’elle initie Ă  des savoirs et Ă  des habiletĂ©s qui ne sont pas tous en germe dans l’ordinaire des jours. Il n’en reste pas moins que l’accĂšs Ă  l’art et Ă  la science s’appuie sur des prĂ©alables du milieu, sur des appartenances de classes, d’ethnies, de familles3.
PoussĂ©e Ă  l’extrĂȘme, la dichotomie menace de nous faire voir dans la culture commune une pĂąte informe que seul pourrait soulever le levain de l’autre culture, celle qu’élaborent les artistes et les savants. Or la culture dont vivent quotidiennement les sociĂ©tĂ©s est aussi travail de l’esprit : façons de se nourrir et de se vĂȘtir, rituels de la politesse, croyances qui habitent les individus, interprĂ©tations qu’ils donnent Ă  leur labeur et qu’ils laissent voir dans leurs loisirs, conceptions qu’ils professent de la vie et de la mort
 Il y a culture parce que les personnes humaines ont la facultĂ© de crĂ©er un autre univers que celui de la nĂ©cessitĂ©. Le langage en est la plus haute incarnation. Nous parlons pour dĂ©passer le dĂ©jĂ -lĂ , pour accĂ©der Ă  une conscience qui transcende le corps comme chose et autrui comme objet. Au QuĂ©bec, nous ne veillons pas au destin de la langue française seulement pour dĂ©fendre la marque distinctive d’une entitĂ© nationale ; avant tout, nous voulons sauvegarder la premiĂšre exigence, le premier symbole de la dignitĂ© humaine, ce qui fait des francophones des ĂȘtres de culture. Et, la langue n’étant que la plus belle fleur d’une culture, nous ne la dissocions pas de sa tige ni de ses racines. Dans l’attachement que nous lui vouons, nous englobons la communautĂ© dont elle est l’hĂ©ritiĂšre et la gardienne. À partir d’elle, nous nous reportons Ă  tous les problĂšmes qu’affronte cette communautĂ©, aux changements dans ses façons de vivre, Ă  ses empĂȘchements et Ă  ses projets.
Nous utilisons spontanĂ©ment un langage, des modĂšles, des rituels sociaux sans toujours en prendre conscience ; nous endossons ou nous rĂ©prouvons des discours, des idĂ©ologies qui concernent les divers aspects de nos vies ou de celle de la CitĂ©. Ce langage, ces rituels, ces discours nous insĂšrent dans une nation, une communautĂ© politique, une classe, une gĂ©nĂ©ration. Ils nous offrent des outils pour nos conduites et nos pensĂ©es, mais aussi une rĂ©fĂ©rence pour nous situer dans l’histoire, pour nous confĂ©rer une identitĂ© que nous partageons avec d’autres. On commettrait donc une grave mĂ©prise si, la part Ă©tant faite Ă  l’art et Ă  la science, on rĂ©duisait le reste Ă  une analyse purement objective des genres de vie. La culture est une pĂ©dagogie des personnes insĂ©parable d’une pĂ©dagogie de la communautĂ©. L’éducation ne commence pas avec l’initiative des Ă©coles ; toute la culture est Ă©ducatrice.
Grosse affirmation, et qui ne manquera pas de soulever des objections. Dans un petit livre qui eut quelque retentissement, Alain Finkielkraut s’insurge contre l’usage intempĂ©rant de la notion de culture : voici, dit-il, que « tout est culture
 du geste Ă©lĂ©mentaire aux grandes crĂ©ations de l’esprit » ; la diversitĂ© des cultures est exaltĂ©e au dĂ©triment des « valeurs universelles ». Selon l’auteur, les consĂ©quences de cette inflation sont graves : on prĂ©fĂšre le « cocon national » Ă  la « grande sociĂ©tĂ© des esprits », « la culture comme origine Ă  la culture comme tĂąche ». En terminant, il dĂ©nonce « l’identitĂ© culturelle qui enferme l’individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l’accĂšs au doute, Ă  l’ironie, Ă  la raison4 ». Ce vigoureux coup de semonce n’était pas inutile. Toutefois, il peut entraĂźner Ă  son tour de nouvelles mĂ©prises. Il est permis de se prĂ©occuper du sort de la culture quĂ©bĂ©coise sans nĂ©cessairement prĂȘcher pour le « cocon national » ou l’exclusive de la « culture comme origine ».
C’est entendu, en dĂ©crochant du milieu, en le contestant, l’art, la littĂ©rature, la science contribuent Ă  cette « formation », Ă  cette « ouverture au monde », Ă  ce « soin de l’ñme » dont se soucie justement Finkielkraut. Admettons donc sans rĂ©ticences que les Ɠuvres de l’esprit font accĂ©der Ă  une espĂšce de noosphĂšre qui Ă©loigne de la vie commune, et mĂȘme la disqualifie. On ne confondra pas la marche Ă  pied avec le ballet ni la conversation au coin du feu avec les Dialogues de Platon ; la beautĂ© de l’environnement et la civilitĂ© des rapports sociaux ne sont pas pour autant mĂ©prisables. Devons-nous nous borner Ă  dĂ©finir nĂ©gativement la culture commune, Ă  y voir simplement ce que l’art et la science Ă©cartent pour se faire une place ? Afin de communier avec les Ɠuvres de l’esprit, de se convertir au doute, Ă  l’ironie, Ă  la raison, faut-il rompre avec le monde des communes appartenances, cesser de partager avec d’autres de semblables rĂ©fĂ©rences ? Le souci de la CitĂ©, de son destin, de l’équitĂ© des rapports sociaux est-il dĂ©pourvu de noblesse ? Le lieu oĂč se dĂ©roule la vie quotidienne, la valeur du langage qui prĂ©side aux Ă©changes, la qualitĂ© de la sociabilitĂ© ne mĂ©ritent-ils pas quelque soin ?
S’il est vrai que la culture comme horizon se constitue aux dĂ©pens de la culture comme milieu, il est pertinent de se demander comment on passe de l’une Ă  l’autre. Or il est banal de rĂ©pĂ©ter, puisque tant de travaux le confirment, que les milieux sociaux sont inĂ©galement favorables Ă  cette migration. La classe sociale, la famille sont des facteurs positifs ou nĂ©gatifs, mĂȘme si leur rĂŽle n’est pas absolument dĂ©terminant. Il en est de mĂȘme pour la nation. Le systĂšme d’éducation, la facture de la langue et le prestige qu’on lui accorde, la richesse ou la pauvretĂ© de l’hĂ©ritage culturel, la condition de majoritĂ© ou de minoritĂ©, la qualitĂ© de l’esprit public : cela n’est pas sans incidences sur l’accĂšs aux Ɠuvres de l’esprit. AprĂšs tout, on ne passe pas tout son temps au concert ou le nez dans les livres ; ce que l’on puise dans ces moments privilĂ©giĂ©s doit bien rejaillir sur la vie ordinaire, Ă  la condition que celle-ci suscite un certain appel et quelque complicitĂ©.
Donc, la culture nationale (comme la culture populaire, qui s’y identifie pour une part) mĂ©rite nos efforts. S’inquiĂ©ter des vicissitudes de la mĂ©moire collective, du pĂ©ril de la langue, de la qualitĂ© de l’école, pour tout dire de la raison commune, ce n’est pas indiffĂ©rent Ă  l’avenir de la poĂ©sie.
Aussi les QuĂ©bĂ©cois d’autrefois n’avaient-ils pas tort de veiller Ă  la sauvegarde de leurs coutumes. Certes, les temps ont bien changĂ©. Les traditions n’ont pas toutes disparu, beaucoup d’attitudes et de modĂšles se transmettent encore par la mĂ©diation habituelle des relations sociales ; cependant, une grande partie du milieu culturel est devenue objet de fabrication et de manipulation. Les messages des mĂ©dias, la rumeur des publicitĂ©s et des propagandes ont bouleversĂ© les hĂ©ritages. Pour une...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Les Éditions du BorĂ©al
  3. Faux-titre
  4. Du mĂȘme auteur
  5. Titre
  6. Crédits
  7. DĂ©dicace
  8. Exergue
  9. Avant-propos
  10. I - AprÚs la révolution tranquille
  11. II - La fin d’un malentendu historique
  12. III - Nation et politique
  13. IV - Un peuple, nous ?
  14. V - L’avenir d’une culture
  15. VI - Le français, une langue en exil
  16. VII - La crise du systĂšme scolaire
  17. VIII - Le déplacement de la question sociale
  18. IX - L’avenir d’une dĂ©mocratie sociale
  19. X - Un dépassement nécessaire
  20. XI - L’intellectuel et le citoyen
  21. Post-scriptum
  22. Notes
  23. QuatriĂšme de couverture