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Raisons communes
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Ă propos de ce livre
GRAND PRIX DU LIVRE DE MONTRĂAL 1995. Sur un mode direct et concret, dans une langue agrĂ©able et un style d'une Ă©lĂ©gance peu commune dans la confrĂ©rie universitaire, cet intellectuel de haut vol suscite, alimente et approfondit avec son lecteur des rĂ©flexions fondamentales sur des sujets aussi importants les uns que les autres. [...] Cet essai arrive comme une rafraĂźchissante bouffĂ©e d'air frais. Gilles Lesage, Le Devoir. Fernand Dumont signe ici un ouvrage de morale sociale, ceci sans jamais sombrer dans la nostalgie du moralisme d'antan. [...] Raisons communes est une analyse de la faillite de nos valeurs: une dĂ©bĂącle bien plus grave que celle qui nous guette Ă l'ombre de la dette. Pierre Monette, Voir
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LâAVENIR DâUNE CULTURE
On se souvient de la page Ă©mouvante de ValĂ©ry : « Elam, Ninive, Babylone Ă©taient de beaux mots vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence mĂȘme. Mais France, Angleterre, Russie⊠ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que lâabĂźme de lâhistoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons quâune civilisation a la mĂȘme fragilitĂ© quâune vie1. » QuĂ©bec français, AmĂ©rique française, de beaux noms ? En tout cas, ce sont dĂ©nominations incertaines dâun peuple minuscule qui nâosera jamais se rĂ©clamer dâune civilisation Ă lui. Sa disparition dans lâabĂźme de lâhistoire dont parle ValĂ©ry ne dĂ©rangerait guĂšre le monde et ne mĂ©riterait mĂȘme pas la nostalgie du souvenir.
Qui nâa songĂ©, plus ou moins secrĂštement, Ă la vanitĂ© de perpĂ©tuer une telle culture ? Cet aveu devrait commencer toute rĂ©flexion sur lâavenir. Nous avons Ă rĂ©pondre de la lĂ©gitimitĂ© de notre culture, et plus ouvertement que nos devanciers. La plupart dâentre eux nâavaient dâautres ressources que de suivre la voie de la fatalitĂ© ; beaucoup dâentre nous, plus instruits, davantage pourvus de moyens financiers, disposent des moyens de quitter ce modeste enclos sans bruit ou avec fracas, exilĂ©s de lâintĂ©rieur ou de lâextĂ©rieur. Oui, les privilĂ©giĂ©s ont le loisir de se rĂ©fugier dans lâironie ou la fuite. Mais, grandes ou petites, les cultures ne meurent pas dâune subite dĂ©fection ou dâune brusque dĂ©cision. Une lente dĂ©chĂ©ance, oĂč des Ă©lĂ©ments hĂ©ritĂ©s se mĂ©langent Ă ceux de lâassimilation : ainsi se poursuit, pendant des gĂ©nĂ©rations, lâagonie des cultures qui nâĂ©pargne que les nantis.
Refuser ou accepter que nos compatriotes soient engagĂ©s dans cette dĂ©perdition dâeux-mĂȘmes, partager ou non avec eux la tĂąche de maintenir la valeur pĂ©dagogique dâune culture : tel est le choix qui se dresse devant lâavenir. Le reste, la souverainetĂ© aussi bien que le nationalisme, nâa de raison dâĂȘtre que par rapport Ă ce dilemme. Un dilemme qui demeure le fil, tĂ©nu mais rĂ©sistant, dâune tradition.
Quâavons-nous fait de la culture ?
La RĂ©volution tranquille nâa pas eu quâune portĂ©e politique. Il est vrai que lâon retient dâabord les grands changements dans les fonctions de lâĂtat, le systĂšme scolaire, lâamĂ©nagement des services sociaux ; on se souvient aussi des heurts idĂ©ologiques, des fluctuations des partis et des mouvements sociaux. Il est beaucoup plus difficile dâĂ©valuer ce qui sâest produit dans les attitudes et les mentalitĂ©s, dans la culture pour tout dire. Il faudrait dâabord revenir loin en arriĂšre, dĂ©crire lâhĂ©ritage qui Ă©tait le nĂŽtre au moment oĂč, aprĂšs la derniĂšre guerre mondiale, se sont fait sentir les Ă©branlements dĂ©cisifs. TĂąche difficile, car les idĂ©ologies dâantan masquaient une rĂ©alitĂ© dont elles prĂ©tendaient par ailleurs rendre compte. Ă lâaube de la RĂ©volution tranquille, Pierre Vadeboncoeur a essayĂ©, par des touches subtiles qui sont dans sa maniĂšre, de peindre sur le vif le malaise de ce temps apparemment si lointain. Je renvoie Ă La Ligne du risque, non sans retenir au moins ce passage qui donne une idĂ©e du tĂ©moignage de lâauteur : « Dâune part, une libertĂ© paralysĂ©e par un conformisme des idĂ©es et de lâesprit tel quâil nây en a probablement pas dâexemple Ă©quivalent dans les sociĂ©tĂ©s occidentales ; tout est permis sauf de risquer le moindre mouvement de tĂȘte, la moindre erreur. Dâautre part, une licence Ă peu prĂšs illimitĂ©e dans les comportements pratiques et quotidiens, comme si la libertĂ©, qui devrait ĂȘtre la reine de lâesprit, forçait le soir sa prison pour devenir la propre Ă rien bien humaine, trop humaine, qui trouve sur le trottoir, Ă dĂ©faut de les exercer ailleurs, lâusage de ses talents2. » Le portrait de Vadeboncoeur rejoint des propos similaires et plus anciens dâOlivar Asselin, de Jules Fournier, de quelques autres. La duplicitĂ© du langage et des conduites semble bien avoir caractĂ©risĂ© notre culture de jadis : un discours officiel sans prise vĂ©ritable sur la vie, que lâon reprenait comme une obligation de convention ; une existence sans langage qui puisse lâauthentifier.
Vadeboncoeur espĂ©rait que la libertĂ© allait nous rendre la parole en mĂȘme temps que lâaudace de lâesprit. Est-ce bien ce qui sâest passĂ© ? NâĂ©tait-il pas fatal que la libertĂ© se cherchĂąt par des chemins tortueux, quâelle se soit faite sauvage aprĂšs un excĂšs dâhypocrisie ? Cette histoire ne sera pas facile Ă dĂ©mĂȘler ; je ne mây attarderai pas pour le moment. Essayant tout de mĂȘme de retrouver un peu le climat de la RĂ©volution tranquille en son automne, au moment oĂč des incertitudes nouvelles commençaient Ă nous assaillir, jâai relu quelques pages Ă©crites en 1974 ; jây reconnais une colĂšre dont jâavoue ne pas mâĂȘtre tout Ă fait dĂ©parti, alors que les choses que jâĂ©voquais ont changĂ© Ă nouveauâŠ
Avril 1974
Dans un livre rĂ©cent sur le design, Georges Patrix raconte comment se dĂ©roulent les apparitions du prĂ©sident de la RĂ©publique française Ă la tĂ©lĂ©vision. La RTF a fait fabriquer pour ces circonstances un bureau de style Louis XV que le garde-meuble doit Ă©pousseter, jâimagine, Ă chaque moment de crise ou de solennitĂ©. Le tĂ©lĂ©spectateur peut admirer une magnifique bibliothĂšque de style Empire ; ce nâest quâune photographie prodigieusement agrandie. M. Pompidou entre en scĂšne aprĂšs quelques mesures dâune musique de Lulli. La culture accompagne le PrĂ©sident, confirme sa lĂ©gitimitĂ©, lui donne le droit de mettre son discours dans la foulĂ©e de la tradition. Du conservateur des musĂ©es nationaux au potache qui rĂȘve de supplanter le directeur de la revue Tel quel, de lâouvrier qui pousse son fils aux Ă©tudes Ă lâinstituteur de Colombey-les-Deux-Ăglises, chacun peut vĂ©rifier que les signes sont bien en place et que la parole enfin aura un sens. Le quart dâheure terminĂ©, les employĂ©s de la RTF remisent le bureau, roulent soigneusement la photo de la bibliothĂšque, vont porter le disque de Lulli Ă la discothĂšque en retour dâun reçu timbrĂ© ; les tĂ©lĂ©spectateurs peuvent se diriger vers le frigidaire.
M. Pompidou ou les « beaux dimanches » de la culture. Mais vous pourrez dĂ©sormais assister au thĂ©Ăątre Ă lâheure du lunch. Câest simple, et cela demeure au ras de la vie. Ă midi, vous refermez votre livre de comptabilitĂ© ou vous laissez votre stĂ©thoscope Ă la salle dâurgence. Vous prenez votre voiture pour vous rendre au thĂ©Ăątre. Si vous ĂȘtes manĆuvre Ă la Canadian Precision, prenez lâautobus. Une fois parvenu au rendez-vous de la culture, plutĂŽt que de manger comme dâhabitude en parlant Ă votre voisin, regardez, Ă©coutez. Regarder, Ă©couter : cela reste toujours la culture, comme chez M. Pompidou. Mais quelle diffĂ©rence ! Vous ne serez pas aliĂ©nĂ©s dans la France Ă©ternelle ou les alibis bourgeois des vieux meubles. Câest de vous quâil sera question, de votre vie quotidienne. Sur la scĂšne, un comĂ©dien va vous raconter une « Histoire dâamour et de Q » (câest le titre de la piĂšce) pendant quâun autre fera « ressortir le rĂ©cit en regardant des revues cochonnes ou encore en faisant lâamour avec un mannequin gonflable » (Le Devoir, 6 mars 1974, p. 25). Ces deux messieurs vous feront part de bien dâautres prodiges encore qui se rapportent Ă votre vie la plus quotidienne et Ă vos joies les plus humbles.
« Pour faire changement Ă lâheure du lunch », Ă©crit le critique du Devoir, Ă propos de cette piĂšce. Il parle aussi dâ« un divertissement facile, agrĂ©able⊠» Et je cite encore, juste pour vous mettre lâeau Ă la bouche : « Lâamour, câest le Q⊠et le Q, câest lâamour. Tel est le sujet de la piĂšce. Cette piĂšce Ă deux personnages est un bon moyen de passer lâheure du lunch, malgrĂ© un rythme trop lent et une facture poĂ©tique pas toujours heureuse. La façon amusante dont le sujet est traitĂ© aide Ă distraire le public. » Elle aide aussi, je prĂ©sume, Ă oublier Tristan et Iseult. Et que M. Pompidou se le tienne pour dit : enfin la culture ne se promĂšne plus au ciel de la poĂ©sie en vase clos.
On a bien du mĂ©rite Ă mettre ainsi la culture dans votre sandwich. Ce ne sont pourtant que des reprĂ©sentations. Il faut aller plus loin, dĂ©raciner courageusement les alibis bourgeois qui vous incitent Ă envoyer vos enfants Ă lâĂ©cole et qui vous font attendre lâobscuritĂ© pour vous glisser jusquâau thĂ©Ăątre. La culture, câest de la politique ; les classes dominantes se pressent dans la boĂźte du souffleur quand sâagitent sur la scĂšne les personnages de Racine. Uniquement soucieuse de rendre la culture au peuple, consacrant pour cela une fraction importante des contributions syndicales Ă de jeunes spĂ©cialistes qui ont le loisir de lire Karl Marx ou ses Ă©pigones pour en faire des manifestes, la Centrale de lâenseignement du QuĂ©bec (CEQ) vient de tracer un vaste programme de remise en question de lâĂ©cole, lieu de toutes les aliĂ©nations. En effet, qui sait mieux quâun professeur que la culture, câest de la foutaise ? Il gagne sa vie avec la culture.
Aussi, 1200 membres du syndicat des professeurs de la ville de Laval se sont rĂ©unis, le 20 mars, pour discuter du rĂŽle de lâenseignant et de lâĂ©cole dans la sociĂ©tĂ©. Pour orienter cette prise de conscience, on lâavait centrĂ©e sur le manifeste de la CEQ intitulĂ© : « LâĂ©cole au service de la classe dominante. » Ne vous rĂ©criez pas : ce nâĂ©tait pas de la propagande, comme celle que diffuse M. Pompidou dans ses vieux meubles. Il y avait des animateurs : vous savez, ces spĂ©cialistes qui ne pensent Ă rien sauf Ă vous faire penser par vous-mĂȘmesâŠ
Il paraĂźt (Le Jour, 22 mars 1974, p. 6) que les professeurs ont protestĂ© : « On veut nous manipuler, les questions sont orientĂ©es, etc. » Car dans ce genre de spectacle culturel, Ă lâencontre de ce qui se passe avec M. Pompidou ou au thĂ©Ăątre du midi, on peut parler. MalgrĂ© tout, les rĂ©sultats sont encourageants si jâen crois le journal : « Le politique, nous nây sommes pas encore prĂ©parĂ©s, ont dit les professeurs, et le maoĂŻsme, le marxisme et autres ismes font peur ; mais au demeurant ils ont convenu que lâĂ©cole abrutit lâenfant et que le problĂšme de lâĂ©cole qui reproduit les classes sociales, ils le vivent. » Et le journal ajoute : « Plusieurs animateurs, en fin de journĂ©e, Ă©taient un peu dĂ©couragĂ©s. Mais comme nous lâexpliquait le prĂ©sident du syndicat, âdâici mardi prochain, ils auront rĂ©agi diffĂ©remment et rĂ©alisĂ© que nous avons atteint les objectifs recherchĂ©s, malgrĂ© toutâ. »
Mardi ou mercredi, quâimporte. Nous sommes dans la bonne voie. Ayant compris quâils ne sont que des reproducteurs de la culture dominante, les professeurs vont dĂ©missionner. Simple question de logique. Les animateurs iront animer ailleurs : pourquoi pas les vieux qui ont payĂ© pour la rĂ©forme de lâĂ©ducation et qui risquent de mourir avant de savoir quâils sont des imbĂ©ciles ?
Quelle culture ?
Mais abandonnons aujourdâhui toute rancĆur⊠LâĂ©tĂ©, dans le pays ancestral de Charlevoix oĂč je reprends racine, je fais de temps en temps une visite Ă la petite bibliothĂšque municipale des Ăboulements. Je furĂšte dans les rayons, je cueille quelques bouquins. Je feuillette aussi le fichier des emprunts, rĂȘvant autour de lecteurs imaginaires. Par la fenĂȘtre qui ouvre sur la montagne, je peux voir les verts pĂąturages, et plus prĂšs les vieilles demeures et les Ă©difices tout neufs. Cela compose, en microcosme, un paysage de culture. Comment en pĂ©nĂ©trer la signification, discerner ce qui mĂšne de ce village Ă lâenceinte des livres, ce qui inspire le travail fervent des bĂ©nĂ©voles et le choix des volumes que la jeune caissiĂšre du magasin gĂ©nĂ©ral vient dâemporter ?
On distingue couramment deux acceptions de la notion de culture. Depuis longtemps, on y comprend les Ćuvres de lâesprit : la littĂ©rature, la musique, la science. Un individu cultivĂ© est censĂ© faire de ces Ćuvres lâaliment de ses pensĂ©es, de ses sentiments, de son existence. Par ailleurs, et cette acception est plus rĂ©cente, la culture dĂ©signe des genres de vie, des modĂšles accoutumĂ©s de comportement, des attitudes et des croyances. Câest lĂ une distinction de manuels, et qui, si on la durcit, suggĂšre une vue toute plate de ce qui est en cause. Elle risque de nous faire mĂ©connaĂźtre les liens qui existent entre la crĂ©ation des Ćuvres et lâhumus social dâoĂč elles naissent et quâelles dominent. Certes, les crĂ©ations de lâart ou de la science ne sont pas les produits obligĂ©s de la culture commune. De mĂȘme, lâĂ©ducation scolaire nâest pas le prolongement des genres de vie puisquâelle initie Ă des savoirs et Ă des habiletĂ©s qui ne sont pas tous en germe dans lâordinaire des jours. Il nâen reste pas moins que lâaccĂšs Ă lâart et Ă la science sâappuie sur des prĂ©alables du milieu, sur des appartenances de classes, dâethnies, de familles3.
PoussĂ©e Ă lâextrĂȘme, la dichotomie menace de nous faire voir dans la culture commune une pĂąte informe que seul pourrait soulever le levain de lâautre culture, celle quâĂ©laborent les artistes et les savants. Or la culture dont vivent quotidiennement les sociĂ©tĂ©s est aussi travail de lâesprit : façons de se nourrir et de se vĂȘtir, rituels de la politesse, croyances qui habitent les individus, interprĂ©tations quâils donnent Ă leur labeur et quâils laissent voir dans leurs loisirs, conceptions quâils professent de la vie et de la mort⊠Il y a culture parce que les personnes humaines ont la facultĂ© de crĂ©er un autre univers que celui de la nĂ©cessitĂ©. Le langage en est la plus haute incarnation. Nous parlons pour dĂ©passer le dĂ©jĂ -lĂ , pour accĂ©der Ă une conscience qui transcende le corps comme chose et autrui comme objet. Au QuĂ©bec, nous ne veillons pas au destin de la langue française seulement pour dĂ©fendre la marque distinctive dâune entitĂ© nationale ; avant tout, nous voulons sauvegarder la premiĂšre exigence, le premier symbole de la dignitĂ© humaine, ce qui fait des francophones des ĂȘtres de culture. Et, la langue nâĂ©tant que la plus belle fleur dâune culture, nous ne la dissocions pas de sa tige ni de ses racines. Dans lâattachement que nous lui vouons, nous englobons la communautĂ© dont elle est lâhĂ©ritiĂšre et la gardienne. Ă partir dâelle, nous nous reportons Ă tous les problĂšmes quâaffronte cette communautĂ©, aux changements dans ses façons de vivre, Ă ses empĂȘchements et Ă ses projets.
Nous utilisons spontanĂ©ment un langage, des modĂšles, des rituels sociaux sans toujours en prendre conscience ; nous endossons ou nous rĂ©prouvons des discours, des idĂ©ologies qui concernent les divers aspects de nos vies ou de celle de la CitĂ©. Ce langage, ces rituels, ces discours nous insĂšrent dans une nation, une communautĂ© politique, une classe, une gĂ©nĂ©ration. Ils nous offrent des outils pour nos conduites et nos pensĂ©es, mais aussi une rĂ©fĂ©rence pour nous situer dans lâhistoire, pour nous confĂ©rer une identitĂ© que nous partageons avec dâautres. On commettrait donc une grave mĂ©prise si, la part Ă©tant faite Ă lâart et Ă la science, on rĂ©duisait le reste Ă une analyse purement objective des genres de vie. La culture est une pĂ©dagogie des personnes insĂ©parable dâune pĂ©dagogie de la communautĂ©. LâĂ©ducation ne commence pas avec lâinitiative des Ă©coles ; toute la culture est Ă©ducatrice.
Grosse affirmation, et qui ne manquera pas de soulever des objections. Dans un petit livre qui eut quelque retentissement, Alain Finkielkraut sâinsurge contre lâusage intempĂ©rant de la notion de culture : voici, dit-il, que « tout est culture⊠du geste Ă©lĂ©mentaire aux grandes crĂ©ations de lâesprit » ; la diversitĂ© des cultures est exaltĂ©e au dĂ©triment des « valeurs universelles ». Selon lâauteur, les consĂ©quences de cette inflation sont graves : on prĂ©fĂšre le « cocon national » Ă la « grande sociĂ©tĂ© des esprits », « la culture comme origine Ă la culture comme tĂąche ». En terminant, il dĂ©nonce « lâidentitĂ© culturelle qui enferme lâindividu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse lâaccĂšs au doute, Ă lâironie, Ă la raison4 ». Ce vigoureux coup de semonce nâĂ©tait pas inutile. Toutefois, il peut entraĂźner Ă son tour de nouvelles mĂ©prises. Il est permis de se prĂ©occuper du sort de la culture quĂ©bĂ©coise sans nĂ©cessairement prĂȘcher pour le « cocon national » ou lâexclusive de la « culture comme origine ».
Câest entendu, en dĂ©crochant du milieu, en le contestant, lâart, la littĂ©rature, la science contribuent Ă cette « formation », Ă cette « ouverture au monde », Ă ce « soin de lâĂąme » dont se soucie justement Finkielkraut. Admettons donc sans rĂ©ticences que les Ćuvres de lâesprit font accĂ©der Ă une espĂšce de noosphĂšre qui Ă©loigne de la vie commune, et mĂȘme la disqualifie. On ne confondra pas la marche Ă pied avec le ballet ni la conversation au coin du feu avec les Dialogues de Platon ; la beautĂ© de lâenvironnement et la civilitĂ© des rapports sociaux ne sont pas pour autant mĂ©prisables. Devons-nous nous borner Ă dĂ©finir nĂ©gativement la culture commune, Ă y voir simplement ce que lâart et la science Ă©cartent pour se faire une place ? Afin de communier avec les Ćuvres de lâesprit, de se convertir au doute, Ă lâironie, Ă la raison, faut-il rompre avec le monde des communes appartenances, cesser de partager avec dâautres de semblables rĂ©fĂ©rences ? Le souci de la CitĂ©, de son destin, de lâĂ©quitĂ© des rapports sociaux est-il dĂ©pourvu de noblesse ? Le lieu oĂč se dĂ©roule la vie quotidienne, la valeur du langage qui prĂ©side aux Ă©changes, la qualitĂ© de la sociabilitĂ© ne mĂ©ritent-ils pas quelque soin ?
Sâil est vrai que la culture comme horizon se constitue aux dĂ©pens de la culture comme milieu, il est pertinent de se demander comment on passe de lâune Ă lâautre. Or il est banal de rĂ©pĂ©ter, puisque tant de travaux le confirment, que les milieux sociaux sont inĂ©galement favorables Ă cette migration. La classe sociale, la famille sont des facteurs positifs ou nĂ©gatifs, mĂȘme si leur rĂŽle nâest pas absolument dĂ©terminant. Il en est de mĂȘme pour la nation. Le systĂšme dâĂ©ducation, la facture de la langue et le prestige quâon lui accorde, la richesse ou la pauvretĂ© de lâhĂ©ritage culturel, la condition de majoritĂ© ou de minoritĂ©, la qualitĂ© de lâesprit public : cela nâest pas sans incidences sur lâaccĂšs aux Ćuvres de lâesprit. AprĂšs tout, on ne passe pas tout son temps au concert ou le nez dans les livres ; ce que lâon puise dans ces moments privilĂ©giĂ©s doit bien rejaillir sur la vie ordinaire, Ă la condition que celle-ci suscite un certain appel et quelque complicitĂ©.
Donc, la culture nationale (comme la culture populaire, qui sây identifie pour une part) mĂ©rite nos efforts. SâinquiĂ©ter des vicissitudes de la mĂ©moire collective, du pĂ©ril de la langue, de la qualitĂ© de lâĂ©cole, pour tout dire de la raison commune, ce nâest pas indiffĂ©rent Ă lâavenir de la poĂ©sie.
Aussi les QuĂ©bĂ©cois dâautrefois nâavaient-ils pas tort de veiller Ă la sauvegarde de leurs coutumes. Certes, les temps ont bien changĂ©. Les traditions nâont pas toutes disparu, beaucoup dâattitudes et de modĂšles se transmettent encore par la mĂ©diation habituelle des relations sociales ; cependant, une grande partie du milieu culturel est devenue objet de fabrication et de manipulation. Les messages des mĂ©dias, la rumeur des publicitĂ©s et des propagandes ont bouleversĂ© les hĂ©ritages. Pour une...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Les Ăditions du BorĂ©al
- Faux-titre
- Du mĂȘme auteur
- Titre
- Crédits
- DĂ©dicace
- Exergue
- Avant-propos
- I - AprÚs la révolution tranquille
- II - La fin dâun malentendu historique
- III - Nation et politique
- IV - Un peuple, nous ?
- V - Lâavenir dâune culture
- VI - Le français, une langue en exil
- VII - La crise du systĂšme scolaire
- VIII - Le déplacement de la question sociale
- IX - Lâavenir dâune dĂ©mocratie sociale
- X - Un dépassement nécessaire
- XI - Lâintellectuel et le citoyen
- Post-scriptum
- Notes
- QuatriĂšme de couverture