Chapitre 1
Enfance avide qui me tient
1930-1946
Albert Jutras (1900-1981) et Rachel Gauvreau (1905-1978) s’épousent le lundi 18 avril 1927, à 9 heures, en l’église de l’Enfant-Jésus du Mile End (110, boulevard Saint-Joseph Est), à Montréal. Un beau mariage, si on en juge par la photo prise sur le perron de l’église : au moins cinquante invités, tous vêtus en grands bourgeois.
Les époux se connaissent depuis 1924 : ils ont vécu une longue « période de fréquentations », comme on dit familièrement à l’époque. Fils de Joseph Jutras, dentiste, Albert est étudiant en médecine à l’Université de Montréal et il a beaucoup de charme. Fille de Joseph Gauvreau, médecin, Rachel est une très belle jeune femme. Diplômé en mai 1925, Albert Jutras commence à pratiquer à Maniwaki, à plus de trois cents kilomètres de Montréal. Après le mariage, le couple vit d’abord un an dans le lointain Outaouais avant de venir s’installer à Montréal quand le jeune médecin est engagé au Service de santé de la Ville de Montréal.
À l’époque, un premier enfant arrive généralement dans l’année qui suit le mariage. Mais le couple Jutras-Gauvreau entend assurer les bases de la carrière du jeune médecin avant de s’engager dans une vie de famille ; il faut attendre plus de deux ans avant que Rachel ne tombe enceinte. Finalement, le 11 mars 1930, arrive le bébé désiré. Le plus souvent, parce qu’on craint pour leur vie, les bébés sont baptisés le lendemain de leur naissance. Le bébé Claude se porte si bien qu’il n’est amené à l’église que cinq jours plus tard. Le texte du baptistaire (paroisse Saint-Barthélemy, 7137, rue des Érables) est ainsi formulé :
Le seize mars 1930, nous soussigné avons baptisé Joseph Viateur Marcel Claude Jutras, né le onze courant, fils légitime de Albert Jutras, médecin, qui a signé, et de Rachel Gauvreau, de cette paroisse. Le parrain a été le docteur Joseph Gauvreau de Saint-Édouard, qui a signé, et la marraine Augustine Larrivée, son épouse, qui a signé avec nous lecture faite.
Albert Jutras, Augustine Larrivée, Dr Joseph Gauvreau
Chanoine Émile Chartier
Le fait que les grands-parents soient les parrain et marraine d’un enfant n’est pas inhabituel, bien que généralement les époux préfèrent des frères et sœurs de leur âge ou bien des amis de la famille. On peut voir ici la volonté de la mère de placer l’enfant sous la protection de ses parents Gauvreau plutôt que sous celle d’autres proches ou amis, car elle est très attachée à sa lignée.
Peu après la naissance de Claude, son père obtient une bourse du gouvernement du Québec pour aller étudier la radiologie à Paris, qui attire les apprentis médecins du monde entier depuis les travaux de Marie Curie. Alors qu’elles devaient être terminées en deux ans, ses études en prendront finalement trois et assureront la base scientifique qui fera d’Albert Jutras un spécialiste réputé dans son domaine. La famille va demeurer à Paris jusqu’en décembre 1933, presque toujours dans le 15e arrondissement. Ce n’est pas le cœur de la ville, mais la vie de quartier y est intéressante.
Pendant une bonne partie des trois années passées en France, le couple peut s’offrir les services d’une domestique quelques jours par semaine. Pendant qu’Albert étudie avec acharnement, Rachel se consacre tout entière à Claude jusqu’à ce qu’elle devienne enceinte de Mimi (Mireille, née le 12 février 1932). Elle dispose de beaucoup de temps pour écrire de longues lettres à sa famille, surtout à sa sœur Marcelle, de deux ans sa cadette et dont elle restera toujours proche, à qui elle raconte en long et en large les activités du jeune ménage.
Claude passe ainsi les trois premières années de sa vie à Paris. C’est là qu’il apprend à parler, ce qui explique l’accent français qu’il prend si facilement à l’occasion. C’est aussi là qu’il reçoit sa première initiation à l’art, car sa mère l’entraîne dans les musées et lui fait observer ce que les rues comportent de réalisations esthétiques.
À l’été 1932, la famille vient passer les vacances au Québec. Claude fait la connaissance de ses grands-parents maternels. Son grand-père, Joseph Gauvreau (1870-1942), est une figure importante de la vie sociale québécoise. Né à Rimouski, il a fait sa médecine et amorcé sa pratique dans sa ville natale en 1896. À la suite d’un accident d’automobile survenu alors qu’il se rendait chez un patient, il doit se faire amputer l’avant-bras gauche en 1909. Déjà actif au Collège des médecins, il déménage à Montréal, et on lui confie la présidence de l’organisme. Débute alors une vie d’engagements que résume ainsi la page qui lui est consacrée dans Biographies canadiennes-françaises (édition de 1937) : « Plume coulante, parole facile. Il s’est toujours exercé dans la conférence populaire sur des sujets d’actualité ou des questions d’hygiène sociale. » Cela va de « La goutte de lait » (clinique qui offre du lait sain aux mères nécessiteuses) à la défense du français en passant par les campagnes contre l’alcool et contre le cinéma. Il a pour devise « Sobrietatis amicus, fidelis in cruce » (Ami de la tempérance, fidèle dans l’épreuve).
La famille Gauvreau, qui comprend dix enfants, vit d’abord dans le Mile End, puis dans Rosemont, au cœur des milieux ouvriers. Pour élargir les horizons de ses enfants, le docteur Gauvreau achète, le 23 novembre 1917, un grand domaine en banlieue de Montréal, à Rivière-Beaudette. Son intention est claire : « J’ai décidé de créer un domaine rural qui serait, pour mes enfants, pour ma femme et pour moi-même, une source de vie saine, une école au plein air, un lieu de délassement durant notre vie active. » La famille y séjourne de mai à octobre. Il nomme l’endroit « L’Habitation », en hommage à celle que Samuel de Champlain éleva à Québec en 1608, et place la propriété sous la protection de sainte Jeanne d’Arc, en l’honneur de qui il fait ériger une statue près de la maison. Jusqu’à la fin de son adolescence, Claude aura cette statue sous les yeux plusieurs mois par an.
Pendant ces vacances de 1932, la tante Marcelle Gauvreau est fière d’initier son neveu préféré aux beautés de la nature. Elle note que, à deux ans et demi, il parle déjà un bon français et sait utiliser une expression comme « n’est-ce pas ? ». Dans un long récit qu’elle publiera dans Les Cercles des jeunes naturalistes, elle raconte comment, dès le matin, Claude vient la trouver pour aller cueillir des fleurs pour son herbier ; en effet, si les écureuils, les oiseaux et les papillons le ravissent, ce sont les fleurs qu’il préfère. Après un mois, il sait distinguer vingt fleurs : herbe à dinde, nénuphar, bardane, vesce sauvage, liseron, mélilot jaune, verge d’or, etc. Avant qu’il ne retourne en France, tante Marcelle amène son « Claude chéri » présenter son herbier au frère Marie-Victorin, dont elle est l’assistante à l’Institut botanique de l’Université de Montréal. Le frère signe l’herbier : « Vu et approuvé par la direction de l’Institut botanique. » Claude va conserver cet album toute sa vie.
Dès 1934 et pendant presque vingt ans, Claude passe une grande partie de ses étés à l’Habitation.
De juin à septembre, on vivait en vase clos, dit sa sœur Mimi, une grande complice jusqu’à l’adolescence ; dans un terrain vacant, à côté de la maison d’été, il y avait une petite cabane à moitié démolie, abandonnée. On l’avait adoptée et on l’avait appelée notre maison hantée. On passait nos journées là-dedans. On s’y réfugiait pendant des heures, pour ne pas dire des journées, puis on se faisait des peurs.
Le domaine, c’est le lieu des parties de cache-cache, des rencontres entre cousins, d’activités sportives multiples. On s’y baigne beaucoup, car la rivière Beaudette traverse la propriété. Claude y apprend à nager et, à sept ans, il peut traverser la rivière, consigne le livre des éphémérides. La natation est le seul sport qu’il va pratiquer presque toute sa vie.
Des activités culturelles occupent aussi une bonne partie du temps passé à l’Habitation, car, pour Rachel Gauvreau, les vacances constituent l’occasion idéale d’accélérer la formation de ses enfants. Elle leur fait réviser les matières scolaires, les invite à improviser des saynètes et leur montre des livres d’art. Adolescent, Claude s’adonne à la peinture et au dessin. Il montre à dessiner à son jeune frère Michel, né en 1939. Pendant cette période, il commence aussi à écrire et, le 20 juillet 1941, il signe ce poème (extrait) :
Ballade des lumières
Ah, grand Dieu, qu’il est beau, ce soir majestueux
Que de rêves je fais à la lueur du feu
De si belles chansons viennent à mon esprit
Que vraiment malgré moi je suis tout ébloui
Dans le globe je vois, dansant avec la flamme
Mes pensées, mes vers, mon esprit et mon âme
Mélancoliquement se poser au papier
Sans plus se détourner vers le pauvre encrier
Si la prosodie n’est pas toujours fidèle aux règles classiques et que le réalisme du récit laisse peu de place à l’évocation poétique, l’enfant de onze ans démontre néanmoins une bonne maîtrise de la syntaxe et du vocabulaire. Sa calligraphie est déjà presque aussi soignée que le sera sa belle écriture d’adulte.
De retour de France, Albert Jutras exerce d’abord sa profession dans divers hôpitaux tout en continuant à se spécialiser à l’occasion de stages aux États-Unis. En 1938, il prend la direction du service de radiologie de l’Hôtel-Dieu de Montréal et commence bientôt à enseigner à l’Université de Montréal. Avec la réputation de grand spécialiste dans son domaine vient une aisance matérielle qui lui permet de s’abandonner à son goût pour les arts, ce dont toute la famille profite. La même année, le docteur achète une grande maison au 3682 de la rue Sainte-Famille, à un jet de pierre de son lieu de travail principal.
En 1935, pour Claude, c’est le début du cours primaire à l’Institution des sourdes-muettes, au 3725 de la rue Saint-Denis, où les sœurs de la Providence enseignent également à des enfants non handicapés. L’école est située à proximité de la résidence familiale, puisque la famille occupe alors un appartement au 824, rue Cherrier. Il n’y a rien d’exceptionnel à ce que Claude commence le cours primaire à cinq ans. Est-il du genre premier de classe, comme on l’a écrit plus tard ? S’il réussit bien, il ne surclasse personne ; lui-même écrit dans le livre de l’Habitation, le 31 août 1938, à la fin du primaire : « À l’école j’étais arrivé quatrième pour l’année et j’ai reçu plusieurs beaux prix. »
Dès le plus jeune âge de ses enfants, Rachel Gauvreau les amène dans les galeries et les inscrit à des cours de peinture, de danse et de musique. Elle leur fait aussi suivre des cours de diction et de théâtre avec Camille Bernard. Grâce à ses contacts, la mère débrouillarde décroche pour eux des rôles dans des émissions radiophoniques comme La Marmaille (écrite par Jean Després, 1940-1942). Rachel emploie par ailleurs une bonne unilingue anglophone, de sort...