Les sables bitumineux: la honte du Canada

Comment le pétrole sale détruit la planète

Andrew Nikiforuk, Marianne Champagne

• Éditeur: Écosociété
• Année: 2014
• ISBN:
  9782897191146
• Sujet: Politique et relations internationales
• Sous-sujet: Dissertations en politique et relations internationales

En entrant dans l'ère du bitume dans les années 1990, le Canada a pris un virage pétrolier d'une capacité de destruction sans précédent. Les sables bitumineux de l'Alberta font partie des derniers gisements pétroliers de la planète et les multinationales avides ont foncé tête baissée dans cette extraction, pour satisfaire notre aveugle dépendance. Pourtant, ce dangereux projet énergétique crée un fardeau écologique, social et économique colossal pour le pays et le reste du monde.Le développement exponentiel et non planifié des sables bitumineux donne le vertige: une zone de 140 000 km2 de forêt boréale rasée, qui représente un investissement de plus de 200 milliards de dollars et qui utilise 3 millions de barils d'eau par jour et consomme quotidiennement assez de gaz naturel pour chauffer une ville de 6 millions d'habitants. En effet, les techniques d'exploitations des sables bitumineux, que ce soit à ciel ouvert ou en profondeur, sont un véritable théâtre d'horreur écologique. Des immenses bassins de boues toxiques (130 km2) infiltrent les nappes phréatiques et empoisonnement la rivière Athabasca, la pollution de l'air due au raffineries rend l'air de la campagne albertaine aussi chargé de gaz que celui de la ville de Mexico; le bilan environnemental des sables bitumineux est catastrophique.À ce bilan écologique s'ajoute une une réglementation aux service des pétrolières et une absence totale de planification de la part des gouvernements provincial et fédéral, faisant de l'Alberta une région livrée en cadeau aux compagnies pétrolières qui ne versent qu'1% de redevances à la province. Les revenus pétroliers, entièrement consacrées aux baisses d'impôt, ne garantissent aucune prospérité à long terme pour le pays tant cet argent est mal géré. De plus, l'exploitation est destinée à alimenter prioritairement la soif de pétrole des États-Unis par pipelines, menaçant sérieusement la souveraineté énergétique du Canada.La croissance déréglée des sables bitumineux fait aujourd'hui du Canada un État pétrolier à la santé démocratique menacée. Nous ne pouvons plus plaider l'ignorance; le temps est venu de regarder le monstre bitumineux en face.«La publication de la version française de l'ouvrage magistral d'Andrew Nikiforuk sur les sables bitumineux constitue un fait marquant dans l'histoire environnementale au Canada. Ce travail exceptionnellement bien documenté demeure d'abord et avant tout un cri du cœur.» Thomas Mulcair, extrait de la préface

ANNEXE I

Réseau de pipelines en Amérique du Nord

Information fournie par Petr Cizek, oilsandstruth.org

 

 

 

ANNEXE II

Émissions de gaz à effet de serre (GES)
issues de la production américaine
de carburant diesel, selon la source, 2005

 

ANNEXE III

Le problème des usines à vapeur :
analyse d’un expert du milieu

LA MAJEURE PARTIE DU BITUME étant profondément enfouie dans le sous-sol canadien, les experts de l’industrie estiment que la production des sables bitumineux reposera à l’avenir sur les procédés d’extraction par vapeur, qui aspirent le bitume des formations profondes à la surface. L’Alliance des sables pétrolifères pour la production in situ⁸³ et le Groupe de promoteurs des sables pétrolifères⁸⁴ jurent désormais que « les impératifs de production énergétique et de responsabilité environnementale sont compatibles », et les lobbyistes promettent aux citoyens que les usines à vapeur, c’est-à-dire la production in situ, contribueront à ce nouvel équilibre. D’après un feuillet d’information publié par le Groupe de promoteurs en 2009, on ne peut que se réjouir des usines à vapeur, puisqu’elles « n’ont pas de mines ni de bassins de résidus, et ne puisent pas l’eau de la rivière Athabasca ». L’Alliance pour la production in situ affirme que « l’empreinte terrestre de la production par vapeur accote celle du forage conventionnel ».

Mais la dure réalité du gaspillage énergétique associé à la production par vapeur conteste cette rhétorique. Un éminent ingénieur de Calgary qui travaille dans le secteur a récemment examiné le dossier des usines à vapeur, étudiant de près les documents publics et industriels, et en est arrivé à des conclusions tout autres. Son analyse fouillée révèle un gaspillage inouï, d’importantes défaillances, d’énormes coûts en carbone et une politique publique inadéquate. Cet ingénieur — que j’appellerai le Spécialiste, car le nommer pourrait mettre en péril sa compagnie — estime que les émissions de gaz à effet de serre (GES) issues des usines à vapeur sont 20 fois plus importantes que celles des forages en mer du Nord, que la consommation de gaz naturel par les usines à vapeur augmente de façon insoutenable, que la plupart des opérations sont franchement inefficaces, que le principal obstacle au progrès tient aux incitatifs financiers qui encouragent l’usage inconsidéré de gaz naturel. Les bénéfices tirés d’une production de « bitume vapeur » gaspilleuse d’énergie en dépassent désormais les coûts, parce que quelqu’un d’autre — le contribuable canadien — assume les frais de ce gaspillage. Mais tout ça peut s’arranger, nous dit le Spécialiste.

Commençons par le commencement. L’industrie utilise actuellement deux procédés par vapeur à haute température (et à haute teneur en carbone) pour exploiter les profonds dépôts de bitume. La méthode de stimulation cyclique par vapeur d’eau, ou procédé CSS, inonde une formation de vapeur humide pendant plusieurs mois, puis l’opérateur aspire le bitume à la surface. Le procédé le plus usuel, le drainage par gravité au moyen de vapeur (DGMV), injecte pour sa part un flot continu de vapeur dans une couche de bitume. La substance gluante et l’eau chaude s’écoulent au fond de la cavité, où un puits de production récupère le bitume fondu et le pompe à la surface. Si la production se maintient au rythme actuel, les usines à vapeur vont consteller une forêt aussi grande que l’Angleterre de pipelines et de plateformes d’exploitation. Les usines, dont le bitume brut est principalement destiné à l’exportation, vont également puiser plus d’eau souterraine que les mines n’en détournent de la rivière Athabasca. Personne ne sait si la région peut supporter ces prélèvements d’eau souterraine, ni prédire leur impact sur les eaux de surface.

Chaque étude sur les émissions de GES conclut qu’en raison de leur importante consommation énergétique, les usines à vapeur sont bien plus sales que les opérations minières. D’après le Spécialiste, il faut presque un demi-baril de pétrole (principalement sous forme de gaz naturel) pour produire un baril de brut synthétique à partir de bitume vapeur. En 2009, le département américain de l’Énergie avançait que le bitume canadien extrait par vapeur affichait la pire intensité GES de tous les types de pétrole brut importés aux États-Unis. Le brut synthétique dérivé de bitume vapeur rejette dix fois plus de GES que le conventionnel canadien et environ 20 fois plus que le « premier de la classe », le pétrole léger foré en mer du Nord. En plus, ajoute le Spécialiste, il est très difficile d’obtenir des données précises sur la consommation énergétique et les émissions GES des usines à vapeur et de valorisation.

Pour l’heure, l’industrie et le gouvernement voilent l’étendue de leur empreinte carbonique derrière une comptabilité opportune. Pour faire du brut synthétique, on mélange souvent du bitume produit par vapeur à du bitume extrait à ciel ouvert, ce qui induit une sous-évaluation des émissions de la production par vapeur. Le calcul des émissions GES se fonde rarement sur plus d’une source de gaz, or le gaz utilisé pour produire la vapeur peut être soit acheté, soit produit, soit traité dans les usines de valorisation. Par ailleurs, un surplus de gaz est parfois utilisé pour la cogénération (utilisation de la chaleur résiduelle d’une centrale électrique pour produire de la vapeur) qui alimente les installations. Il faut compter 1,2 baril de bitume pour produire un baril de brut synthétique en raison de la contraction qu’opère l’extraction de coke, une opération bien souvent négligée dans le calcul des émissions. Les émissions de GES générées en amont par la production d’électricité et de gaz naturel sont elles aussi négligées. Les études de l’Institut de recherche sur l’énergie de l’Alberta laissent entendre que l’industrie consomme 48,9 m³ de gaz naturel pour produire un baril de brut synthétique dérivé de bitume vapeur. D’après le Spécialiste, la moyenne réelle serait plutôt de 72,5 m³, soit près du double. Ainsi, lorsqu’un groupe comme la CERA estime que les émissions GES issues de la production par vapeur sont de l’ordre de 110 kg le baril, il sousestime l’ampleur du problème de 50 %. Avec grand tapage, l’Institut de recherche sur l’énergie de l’Alberta a récemment publié les résultats de deux études sur le cycle de vie des sables pétrolifères et les émissions GES. Comme le note le Spécialiste, on ne comprend pas trop pourquoi l’Institut a préféré fonder ses analyses sur de complexes et cryptiques modèles informatiques que sur les données réelles de l’industrie. À moins qu’il ait souhaité induire le public en erreur. Pourquoi donc présumer d’un ratio vapeur/pétrole dans les modèles alors que l’Institut sait vraisemblablement quel volume de vapeur on utilise, quelle quantité de bitume on produit et quel rendement affiche le brut synthétique ? Mais, allez savoir pourquoi, les données réelles sont « confidentielles ». Au bout du compte, dit le Spécialiste, le public ne reçoit pas d’information valable sur la quantité de gaz naturel que requiert la production par vapeur ou encore sur les émissions GES qu’elle génère.

La production par DGMV existe depuis longtemps et son application industrielle a démarré il y a huit ans. On pourrait donc penser qu’elle nécessite désormais moins de vapeur (et de fait moins de gaz naturel) et produit plus de bitume qu’avant, comme il en est toujours dans le secteur énergétique. Ces dernières années, le coût de l’énergie photovoltaïque des piles solaires est par exemple tombé de 200 $ à 20 cents par kilowatt/heure — soit un coût 1 000 fois moindre. Malheureusement, l’historique de coûts des usines à vapeur est tout autre.

D’après le Spécialiste, dans sa phase A, le projet pilote de DGMV mis en place par l’AOSTRA (1987 à 1989) exigeait une consommation de 2,4 barils de vapeur pour produire un baril de bitume. L’exploitation portait sur une fine couche rentable bien moins économe en énergie que certains des épais réservoirs actuellement exploités pour la production commerciale. En 2009, le projet DGMV de Husky au lac Tucker enregistrait un ratio vapeur/pétrole de 12, tandis que le projet DGMV d’Opti-Nexen au lac Long affichait un ratio de 6,4. Même le projet DGMV de démonstration Firebag lancé par Suncor affiche un ratio de 3,6. L’organisme de réglementation énergétique de l’Alberta estime qu’un projet DGMV consomme en moyenne 42,5 m³ de gaz (l’équivalent de 3,5 barils de vapeur sèche) pour produire un seul petit baril de bitume. La quantité d’énergie requise pour produire un baril de bitume par DGMV « a donc augmenté de 50 % en 20 ans », précise le Spécialiste. C’est une perte énorme d’efficacité énergétique.

Cette perte est d’autant plus surprenante lorsqu’on compare les opérations de DGMV au procédé CSS. D’après la Commission albertaine chargée de l’économie des ressources énergétiques, le DGMV brûle 42,5 m³ de gaz naturel par baril tandis que le CSS n’en brûle que 39,6 m³. C’est très surprenant dans la mesure où le CSS requiert une pression et des températures bien plus élevées que le DGMV pour fondre le bitume. En outre, le css ne permet d’extraire que 25 % du bitume alors que le DGMV en aspire environ 60 %. Autrement dit, l’ogre énergivore devrait être le css et non le DGMV. Étant donné que le css doit chauffer une surface de terre plus grande que le DGMV pour extraire un baril de bitume, mais utilise pour ce faire moins d’énergie que le DGMV, certains ingénieurs gagent que les besoins en vapeur des opérations DGMV sont 2,5 fois supérieurs à ce qu’ils devraient être.

On pourrait penser qu’une telle consommation de gaz naturel induit des coûts si prohibitifs pour l’industrie qu’elle voudra innover et adopter d’autres procédés. Cette dynamique ne s’applique toutefois pas au secteur des sables bitumineux, affirme le Spécialiste. En 2009, l’industrie a dépensé en moyenne 4 $ de gaz naturel (soit 2,74 $ par gigajoule) pour produire un baril de bitume valant 52 $. En d’autres termes, le gaz naturel représente 8 % de la valeur du produit. Néanmoins, afin d’optimiser les bénéfices, l’industrie pourrait brûler jusqu’à 50 $ de gaz naturel par baril de bitume.

Pour expliquer le phénomène, le Spécialiste prend l’exemple d’une usine à saucisses. Disons que l’« ingrédient énergie » coûte huit cents par saucisse, et que la saucisse se vend un dollar. Pour produire plus de saucisses, un boucher travaillera la fin de semaine, un temps pendant lequel son équipement est habituellement à l’arrêt. Tant que le coût des ingrédients reste en deçà de la valeur marchande du produit, il continuera de produire des saucisses supplémentaires.

Les usines à vapeur fonctionnent sur le même modèle. La plupart d’entre elles ont des quotas de production établis par la Commission chargée de l’économie des ressources énergétiques. Or chaque compagnie ou presque peine à atteindre ces quotas, aussi les usines travaillent-elles « la fin de semaine », injectant plus de vapeur et brûlant encore plus de gaz naturel. Une compagnie autorisée à produire 11 000 barils par jour extrait généralement 8 000 barils d’une formation de bitume. Toutefois, afin d’atteindre ses quotas, elle peut décider d’accroître la pression et la température de la vapeur pour en aspirer 3 000 barils de plus. Pour 2 $ de bénéfice, la compagnie peut dépenser 50 $ de combustible. Les 3 000 barils supplémentaires par jour seront rentables même si chaque baril additionnel consomme dix fois plus de combustible que nécessaire.

Cet effrayant scénario s’explique par l’existence d’une subvention cachée. D’après le Spécialiste, les contribuables de l’Alberta paient dans un premier temps 100 % des dépenses en combustible d’une compagnie, dans la mesure où le coût en capital et les coûts d’exploitation (combustible inclus) sont entièrement déductibles de redevances selon le régime général de la province pour les sables bitumineux, jusqu’à ce qu’elle ait recouvré son capital et ses coûts d’exploitation (combustible inclus). Après cinq ans d’activité, les contribuables paient environ 50 % des dépenses en combustible de cette même compagnie. Ainsi, bien que la consommation de combustible ne soit pas explicitement subventionnée, la subvention passe par des déductions d’impôt et de redevances. (Une compagnie des sables bitumineux peut même produire du gaz naturel, en vendre à elle-même et donner la facture aux contribuables.) Si la moitié des dépenses en ingrédients à saucisse est payée par un contribuable qui ignore tout, un boucher peut justifier d’acheter ces ingrédients deux fois plus cher. Grâce à la générosité des contribuables, il serait encore rentable pour une usine à vapeur de dépenser 100 $ par baril en combustible pour chacun des 3 000 derniers barils de son quota. La leçon a quelque chose de gênant : pour dégager ne serait-ce qu’un bénéfice minime de sa production de bitume, un exploitant peut justifier une consommation énergétique 10 ou 25 fois plus élevée que ce qu’elle devrait être. Pour cette raison, les coûts peuvent atteindre des niveaux extrêmes avant qu’une compagnie réduise sa production.

La manière la plus simple d’évaluer le gaspillage d’énergie d’une usine à vapeur consiste sans doute à mesurer la production de CO₂ en kg par baril. « Si les bénéfices étaient directement arrimés à l’efficacité énergétique, les différents sites afficheraient une intensité d’émission similaire », dit le Spécialiste. Or dans les faits, les émissions varient énormément. Lorsque l’expert a rassemblé dans un tableau les données de 2007 (alors que le prix du gaz était très élevé), il a vu que le projet Petro-Canada de la rivière Mackay produisait 22 kg de GES par baril tandis que le projet Husky du lac Tucker en produisait 417 kg par baril, soit 20 fois plus environ. Cette extrême variabilité prouve que dans les sables bitumineux, la rentabilité n’a rien à voir avec la quantité de gaz naturel que brûle une usine à vapeur. D’après le Spécialiste, les multinationales étrangères sont celles qui gaspillent le plus, tandis que les compagnies canadiennes gèrent les usines les plus propres. Autrement dit, les « multinationales étrangères reçoivent une subvention publique à la consommation excessive de combustible bien plus importante par baril que leurs consœurs canadiennes ».

L’industrie gaspille de la vapeur (donc du gaz naturel) de multiples façons. Une vapeur injectée à trop ha...

Table des matières

• Éloge des Sables bitumineux
• Crédits
• Les sables bitumineux: la honte du Canada
• Dédicace
• Préface
• Proclamation d'un état d'urgence politique
• Un : La grande réserve du Canada
• Deux : C’est pas du pétrole
• Trois : La vision de Herman Kahn
• Quatre : L’autoroute de l’enfer
• Cinq : Les barons de l’eau
• Six : Les bassins
• Sept : La régénération est une illusion
• Huit : Dragons et pipelines
• Neuf : Le carbone : un mariage et un enterrement
• Dix : Le nucléaire au secours du pétrole !
• Onze : L’argent
• Douze : Le Principe premier de la Pétropolitique
• Treize : La huitième merveille du monde
• Quatorze : L’ère du bitume approche
• Quinze : Les douze étapes de la salubrité énergétique
• Postface
• Bibliographie et ressources complémentaires
• Annexe 1
• Annexe 2
• Annexe 3
• Sources
• Remerciements
• Notes