PARTIE 1
1902-1903
L’arrivée en Amérique : des débuts incertains
CHAPITRE 1
« L’exil, cet inconnu où l’on part pour toujours »
Les lois anticongréganistes et leurs suites
Quels événements poussent les Sœurs de la Charité de Saint-Louis à quitter leur pays natal pour l’Amérique ? Pourquoi faire ce sacrifice ? Presque un siècle après la fondation de l’institut en 1803, la communauté de Mère Saint-Louis, à l’instar de toutes les communautés religieuses en France, vit des moments difficiles. Le contexte politique français, dominé par les républicains fidèles aux idéaux révolutionnaires, dont celui de la laïcité de l’État, est hostile aux communautés religieuses depuis les années 1880. Jusqu’en 1914, le mouvement anticlérical se fait sentir de manière appuyée en France, mais également dans plusieurs pays du sud de l’Europe : Portugal, Italie, Espagne. C’est que depuis la Révolution française, le nombre de congrégations religieuses augmente sans cesse. L’historien Claude Langlois mentionne que les années allant de 1820 à 1860 constituent l’apogée de cette montée : quelque 245 congrégations religieuses apparaissent durant cette période, soit plus de la moitié des congrégations créées dans les trois siècles précédents (Langlois, 1984, p. 205). Ce nombre donne une force considérable à celles-ci, notamment aux communautés masculines. Mentionnons également que le rayonnement international des congrégations françaises, même avant le grand exil des années 1900, et l’implication de l’Église catholique dans tous les milieux sociaux (écoles, hôpitaux, aide sociale) contribuent à créer un puissant réseau d’influence pour celle-ci et inquiètent le gouvernement républicain en place (Boyer, 2005, p. 46). Cette grande puissance de l’Église catholique amène donc le gouvernement à tenter d’encadrer plus sévèrement les congrégations religieuses et à limiter leur influence. En France, le combat est mené entre autres sur le front de l’éducation : les républicains font de la question scolaire un axe important de leur politique. Considérant que la question religieuse en est une d’opinion, ils estiment que la religion est affaire privée et n’a pas sa place dans les programmes scolaires publics. Le cœur de leur projet est donc de rendre l’éducation gratuite, obligatoire et laïque. Il fut mis en place principalement par Jules Ferry (Grévy, 2005, p. 83). Plusieurs communautés enseignantes sont alors visées par des lois anticongréganistes vers la fin du XIXe siècle, menant plusieurs d’entre elles à quitter leur pays d’origine pour éviter la sécularisation, et c’est le cas des Sœurs de la Charité de Saint-Louis.
Des lois sur l’éducation, des mesures fiscales
C’est sous Jules Ferry que les premières lois scolaires visant à laïciser l’éducation en France sont promulguées : sa loi du 28 mars 1882 établit l’obligation et la laïcité de l’enseignement. Ancien président du Conseil et ministre de l’Instruction publique entre 1879 et 1885, Jules Ferry est reconnu pour son combat contre l’Église, principalement dans le milieu de l’éducation. C’est sous sa coupe que la laïcisation de l’école prend une grande importance. Dans une lettre adressée aux instituteurs en novembre 1883, il s’exprime ainsi : « La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. » (Demnard et Foument, 1981, p. 308). Cette sécularisation de l’instruction s’insère dans un mouvement plus large de laïcisation des institutions depuis la Révolution française. La « loi Ferry » est complétée en 1886 par une autre, celle du 30 octobre, promulguée par René Goblet, ministre de l’Instruction publique en 1885-1886, qui exige la laïcisation du personnel enseignant en France. Cette loi interdit aux communautés religieuses, masculines ou féminines, d’enseigner dans le secteur public. Mentionnons qu’un autre système d’éducation existe en parallèle au réseau public : les écoles privées catholiques, appelées écoles « libres ». Les religieux et religieuses peuvent encore y enseigner à la fin du XIXe siècle, et en raison des lois de 1882 et 1886, ce réseau d’écoles privées prospère rapidement entre 1880 et 1900 (Laperrière, 2013, p. 130).
En parallèle aux lois Ferry et Goblet qui amorcent un programme de laïcisation de l’éducation, des mesures fiscales spécifiques aux congrégations religieuses sont mises en place : le gouvernement s’attaque à leurs biens matériels pour tenter de limiter leur influence. Déjà assujetties à la taxe de mainmorte, les congrégations religieuses voient à partir de 1895 leurs biens matériels soumis à la « taxe d’abonnement », une taxe sur la valeur brute des biens possédés par la congrégation. Cette taxe est de 30 centimes pour 100 francs pour les congrégations autorisées et de 50 centimes pour celles non autorisées. L’application de la loi est assouplie par deux exonérations : pour les congrégations affectées aux œuvres d’assistance et aux missions à l’étranger.
Dans le cas précis des Sœurs de la Charité de Saint-Louis, elles ne sont pas concernées par ces exonérations et sont donc soumises à ces « impôts spéciaux ». Afin de protester contre ce traitement, elles optent, comme plusieurs communautés, pour la résistance passive : elles décident de ne pas payer ces impôts qu’elles jugent injustes. En 1897, la congrégation doit faire face aux conséquences de cette résistance : le gouvernement français saisit la prairie Trussac, une étendue de terre appartenant à la congrégation, destinée à la culture maraîchère et aux pâturages et dont les produits alimentent les orphelinats. Le 17 octobre, un article du Journal L’Arvor se désole des événements :
La saisie au Père Éternel
Les religieuses de la Charité de Saint-Louis viennent, on le sait, de recevoir notification de la saisie par l’administration […] de leur prairie de la route Trussac, en vertu de la trop fameuse loi que l’opinion publique condamne et flétrit justement. Si, à défaut du droit et de l’injustice, la bienfaisance pouvait désarmer la passion, il semble que les œuvres de charité exercées par la congrégation Saint-Louis auraient dû empêcher une pareille iniquité. Depuis sa fondation, elle a […] recueilli, élevé, entretenu gratuitement près de 5000 enfants, orphelines pour la plupart ; elle les a formées à la vertu, dotées d’un état qui leur a permis de gagner honorablement leur vie […] (cité dans ACL, TéléRoma, no 7, p. 5).
Le 17 novembre 1897, le maire de la municipalité de Vannes, Charles Riou, défend devant son conseil l’œuvre des Sœurs de la Charité de Saint-Louis et lui demande d’appliquer « tous les ménagements compatibles » avec la volonté du législateur en raison des « services rendus par ces Congrégations ». Mentionnant « combien elles sont indispensables à notre Ville », il poursuit :
Depuis la même époque [fondation de la congrégation en 1803], la Congrégation [des Sœurs de la Charité de Saint-Louis] a donné, partout où elle est établie, l’enseignement gratuit. Maintenant encore, plus d’un millier d’enfants […] fréquentent ces écoles. […] Ce sont de pauvres enfants que va frapper le fisc, des orphelines dont la plupart sont sans appui […] [et] il serait peut-être impossible de leur continuer [le dévouement] si l’État lui-même tarissait les sources de la bienfaisance et de la charité […] (ACL, Archives de la préfecture de Vannes).
Dans une lettre à la supérieure générale mère Marie-Fidèle, le maire présente son plaidoyer au conseil municipal, et lui mentionne « qu’il a voulu attirer l’attention […] du Gouvernement sur les services que vous et votre congrégation vous rendez depuis si longtemps à notre cité et à ses enfants et qui sont hautement appréciés. […] Il y a là pour notre Ville un intérêt d’une importance majeure. » (ACL, Centenaire de l’arrivée…). Sensible à la demande du maire et aux services rendus par les diverses communautés, le conseil municipal, en regard des lois du fisc émises par le gouvernement français, mentionne qu’il « est de son devoir d’attirer l’attention de l’autorité supérieure sur les conséquences qu’entraînerait l’application de la loi fiscale au moyen de saisies immobilières qui priveraient les congrégations charitables de leurs moyens d’exister » (ACL, Archives de la préfecture de Vannes). La congrégation bénéficie donc de la reconnaissance de la mairie de Vannes durant ces années de tourmente, même si cela ne l’empêchera pas d’être soumise aux lois anticléricales du gouvernement français.
Finalement, la prairie Trussac sera vendue aux enchères le 13 janvier 1898. L’histoire se termine bien, car la terre sera rachetée pour le compte de la congrégation par le président de la Société civile Saint-Yves. Cette dernière avait été fondée en 1897 par la congrégation, justement pour tenter de protéger ses biens matériels (ACL, Correspondance de Mère Marie-Fidèle, p. 193). Plusieurs communautés religieuses avaient agi de la sorte en fondant des sociétés civiles pour protéger leurs biens immobiliers. La loi du 1er juillet 1902 viendra contrer cette stratégie en interdisant aux personnes interposées – notamment les sociétés civiles – de posséder des établissements au nom d’une congrégation (Laperrière, 1996, T2, p. 76).
Vers l’Angleterre
Dans ce contexte de « tracasseries gouvernementales », la supérieure générale de la congrégation, mère Marie-Fidèle, pense déjà à trouver des refuges hors des frontières de la France pour permettre à ses sœurs de continuer à pratiquer leurs activités sans souci. Elle regarde d’abord du côté de l’Angleterre, où dès 1897, deux sœurs, mère Sainte-Amélie et mère Thérèse-de-Jésus, sont envoyées en éclaireuses pour visiter des endroits potentiels où fonder un établissement. À leur retour, le conseil général de la congrégation se réunit le 21 décembre 1897 pour discuter des résultats : plusieurs endroits demandent une mise de fonds considérable, ce que la congrégation ne peut se permettre. Toutefois, les sœurs mentionnent Minehead, une localité du district du Somerset, dans le sud-ouest de l’Angleterre, où le curé leur permettrait de s’établir à peu de frais : « C’est une jolie petite ville de 12 000 habitants, dont hélas ! 42 seulement sont catholiques. Le père Chichester, curé de l’endroit, propose pour commencer de 12 à 20 élèves payantes […] [et] est tout disposé à donner des leçons d’anglais à nos Sœurs. » (ACL, Centenaire de l’arrivée…) La décision est donc prise par le conseil général : un premier contingent de cinq sœurs, mené par mère Thérèse-de-Jésus, partira pour la première maison hors France, qui ouvre ses portes le 2 mars 1898 à Minehead. Non loin de l’église catholique, une petite école est construite, et à la fin de l’année 1898, neuf religieuses sont sur place, dont trois n’ont pas encore 25 ans, et deux sont parties pour leur nouvelle patrie à peine deux jours après avoir prononcé leurs premiers vœux. Dès 1901, grâce aux dons, Minehead ouvre son orphelinat et cinq ans après l’ouverture, on compte à Minehead 27 élèves et 19 religieuses. Durant cette périod...