partie III
À LA RECHERCHE DES RACINES DU MIRACLE
chapitre 8
Pourquoi des révolutions « tranquilles » ?
Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change.
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard
Le succès de la Révolution tranquille n’avait rien d’inévitable, non plus que celui de la loi 101 et de la révolution linguistique qui l’a suivie. Nous sommes toujours à la recherche d’une explication. Aussi la juxtaposition des termes Révolution et tranquille reste-t-elle énigmatique. Nous savons que la « Révolution » (en fait, deux révolutions en une), que nous avons nommée le « grand virage », a été réelle, qu’elle a réussi là où d’autres ont souvent failli, et nous savons aussi qu’elle a été pacifique. Nous avons déjà émis l’hypothèse selon laquelle le succès de la révolution québécoise s’explique en partie précisément par sa nature tranquille : elle n’a pas provoqué de contre-réaction violente. Cependant, cela n’explique toujours pas comment le peuple québécois a réussi ce beau tandem.
La réponse doit résider dans les traits de ce peuple singulier et dans les conditions particulières qui, prises ensemble, lui ont permis d’abord d’imposer, ensuite d’assimiler, sans rupture violente, des transformations « révolutionnaires ».
C’est le moment de revenir à l’allégorie du papillon, évoquée dans l’introduction. Les trois étapes de la métamorphose (chenille, coconnage, éclosion) ne sont pas si différentes, sans vouloir pousser l’analogie trop loin, des trois grandes périodes du cheminement du peuple québécois : l’émergence d’un peuple (les deux cents premières années, grosso modo), la période de repli (le coconnage, 1840-1960) et le grand virage (l’éclosion à partir de 1960), chronologie que je vais employer dans les pages qui suivent comme cadre d’interprétation de l’histoire du Québec. Comme nous le verrons, la période de coconnage, qui précède le grand virage, continue à poser des problèmes d’interprétation. Cette longue phase de repli – de patience, suis-je tenté de dire – qui a suivi l’échec des rébellions des Patriotes et le dépôt du rapport de Lord Durham en 1839 a été, comme je tâcherai de l’expliquer, un préalable nécessaire au grand virage. Comme nous le verrons aussi, le coût social de ces cent vingt années de patience n’a pas été nul, et ce sont surtout les femmes du Québec qui l’ont supporté.
Toutefois, c’est la période antérieure à Lord Durham, la première dans la chronologie de la métamorphose, qui retiendra particulièrement mon attention. Pour le papillon, les attributs nécessaires à son éclosion sont déjà inscrits dans l’ADN de la petite chenille. Les psychologues nous disent que tout se joue avant six ans, que la personnalité d’un enfant est largement formée à cet âge. En transposant la même règle aux peuples, on pourrait dire que la personnalité – la culture, dans le vocabulaire des anthropologues – d’un peuple est également fixée lors des premières années de son histoire. Bien entendu, les nations, comme les individus, peuvent changer, mais les traits et les valeurs acquis tôt continuent à guider leurs choix collectifs.
À la recherche de ces traits et de ces valeurs, dont au premier plan le remarquable pragmatisme et l’égalitarisme de la société québécoise, assortis d’un sens inné de la vulnérabilité de la nation dans un environnement géopolitique et démographique qui ne lui est pas toujours favorable, je propose maintenant au lecteur non seulement un voyage dans le temps mais aussi une analyse politique de l’épopée québécoise. Les grands repères de l’histoire du Québec (avant 1840) sont bien connus, et je vais revenir sur plusieurs d’entre eux : le maigre héritage démographique légué par la France ; la Conquête britannique de 1760, moment traumatique par excellence ; l’ombre de « l’Amérique », présence implacable ; l’Église catholique, à la fois gardienne et oppresseur… Les institutions léguées par la France et par l’Angleterre, dont le droit civil pour la première et le parlementarisme pour la deuxième, ont inévitablement laissé leur marque dans la culture politique québécoise, tout comme les idées de liberté individuelle importées de la république américaine. Le Québec se trouve au confluent de quatre cultures, y compris l’apport des peuples amérindiens, trop souvent oubliés. C’est une nation profondément américaine mais différente des autres.
Nous commençons notre voyage d’exploration dans l’âme québécoise, pour emprunter le terme vieillot de Blanchard, par le caractère fortement démocratique de la société québécoise, nation « conquise » certes, qui a connu des moments d’asservissement politique, mais qui n’a jamais, nonobstant le caractère peu démocratique de la Nouvelle-France, vraiment connu de régime autoritaire ou de dictature.
Toute cette histoire aurait pu mal tourner. L’Homo quebecensis des années 1960, nous le savons, était au bord de la crise de nerfs, prêt à exploser. Et l’explosion a eu lieu.
Le FLQ (Front de libération du Québec) naît en 1963. Ce mouvement terroriste bien de chez nous a une idéologie vaguement marxiste-léniniste. Le 17 mai 1963, des bombes explosent dans dix boîtes aux lettres de Westmount. Le 5 mai 1966, une secrétaire meurt, victime d’une bombe envoyée par la poste. Des monuments et des statues qui rappellent la présence britannique sautent régulièrement. L’étape culminante de l’histoire (parfois comique mais surtout triste) du FLQ est la crise d’octobre 1970 : la séquestration, par une cellule du groupe, de Richard Cross, consul britannique à Montréal (symbole de l’ancien pouvoir colonial), suivie quelques jours plus tard par l’exécution sauvage d’un ministre provincial, Pierre Laporte, trouvé mort dans un coffre d’automobile.
Ce n’est pas l’histoire du FLQ qui nous intéresse ici mais le fait que la crise d’Octobre a marqué la fin de sa courte existence. Le mouvement s’est sabordé sans cérémonie pour ne plus jamais revenir sur la scène québécoise, privé désormais d’un terreau fertile pour recruter de futurs terroristes. James Cross a été relâché. Plusieurs membres du FLQ ont été incarcérés, d’autres expulsés à Cuba. L’essentiel dans cette histoire est la rapidité avec laquelle le groupe a perdu sa base de recrutement, avec laquelle la jeunesse nationaliste l’a lâché. J’enseignais à ce moment à l’Université de Montréal ; je n’avais pas besoin d’un sondage pour constater que bon nombre de mes étudiants (peut-être même la majorité) sympathisaient secrètement avec le FLQ… jusqu’au moment où le corps de Pierre Laporte a été découvert.
Faire sauter des monuments, va ! Faire peur aux Anglais, va ! Mais tuer… Ça, c’est une autre paire de manches. Encore plus tuer un des nôtres, un ministre. Le rejet du FLQ a été aussi brutal qu’immédiat.
La contrepartie de ce désaveu spontané de la violence a été le rejet des idéologies de gauche dites de libération, qui prônaient la violence comme moyen légitime de contestation sociale. À quelques groupuscules près, elles ne trouveront pas au Québec de bases de recrutement dans la jeunesse. Le contraste avec l’IRA irlandaise, l’ETA (groupe terroriste basque) et les mouvements armés de libération de l’Amérique latine est révélateur : dans le cas de ces derniers, il a souvent fallu des milliers de morts et des répressions militaires brutales pour que la population les rejette, et encore. La société québécoise a réussi, en somme, à canaliser les frustrations (et les énergies) de cette génération bouillonnante vers des voies démocratiques et pacifiques. Cependant, cela exigeait que ce type de changement soit perçu comme possible par la jeunesse.
Même sans évoquer la voie extrême du terrorisme, la révolte de la jeunesse québécoise contre les injustices ressenties aurait pu prendre une direction antidémocratique. Le Québec d’après-guerre a connu des moments de contestation sociale qui n’ont pas toujours été totalement pacifiques. Il suffit d’évoquer les grèves des années 1950 (souvent brutalement réprimées par le gouvernement Duplessis) et la radicalisation du mouvement syndical dans les années 1960 et 1970. Toutefois, le Québec n’a jamais enfanté de parti politique (je ne parle pas des groupuscules éphémères) voué à la destruction du système. Le mouvement indépendantiste, incarné par le RIN dans les années 1960, puis par le PQ, n’est jamais sorti du chemin démocratique, respectueux, presque à l’excès pourrait-on dire, du régime parlementaire légué par le conquérant britannique. Le PQ s’est défini à sa fondation comme un parti de gauche, social-démocrate, membre, si je ne me trompe pas, de l’internationale socialiste durant les années 1970 et 1980. La présence de ce parti respectueux du régime parlementaire, mais tout de même « révolutionnaire », a incontestablement joué un rôle dans la canalisation « tranquille » de la colère nationaliste. Et le PQ, comme père de la Deuxième Révolution, a tenu parole (revoir le chapitre 7).
À quoi peut-on attribuer la confiance que les Québécois ont manifestement dans leurs institutions démocratiques ? Il est difficile de ne pas y voir un lien avec le régime parlementaire hérité du conquérant britannique ; je reviendrai plus en détail sur les attributs du parlementarisme britannique au chapitre 11. Pour le moment, il suffit de comparer l’histoire politique du Québec à celle des pays du Nouveau Monde conquis par l’Espagne ou le Portugal. Si le respect des règles parlementaires est le test d’une société démocratique, les Québécois sont aujourd’hui plus britanniques que les Britanniques. J’ai parfois l’impression que l’Assemblée nationale est un modèle de parlementarisme plus fonctionnel et plus démocratique que la mère des parlements à Londres. On peut accuser Québec solidaire, l’incarnation la plus récente de la gauche idéaliste, de bien des torts, mais pas d’être antidémocratique.
Bref, les Québécois sont plutôt réfractaires aux grandes envolées idéologiques, aux discours révolutionnaires antisystème. J’en parlerai au chapitre 11.
L’absence de bases historiques pour des mouvements de droite ou antisémites
L’histoire aurait aussi pu tourner vers la droite de l’échiquier politique. Le Québec français a bien connu des moments où il a flirté dangereusement avec le nationalisme autoritaire, populiste. Hughes n’a pas intitulé le dernier chapitre de son ouvrage « À la recherche d’un bouc émissaire » sans raison. Le Québec se trouvait alors, il ne faut pas l’oublier, sous le choc de la Grande Dépression, avec des centaines de m...