Lâhomme blanc qui vient dans mon pays laisse derriĂšre lui une piste de sang.
Dee Brown, Enterre mon cĆur Ă Wounded Knee
Prologue
Ă six ans, je grimpais sur les collines derriĂšre chez moi, Ă Amqui, afin de dominer la vallĂ©e de la MatapĂ©dia. Ă mes pieds, les champs descendaient vers la riviĂšreâŻ; en face, dâautres champs montaient vers dâautres collines boisĂ©es. Je me disais que si je pouvais mâĂ©lancer droit devant moi et planer comme les hirondelles, je survolerais les toits des maisons et des granges, la route, la riviĂšre.
DĂ©couvrir le monde dâun autre point de vue. Ă vol dâoiseau. Le rĂȘve millĂ©naire des humains, rĂȘve qui ne mâa jamais quittĂ© et sâest rĂ©alisĂ© pour la premiĂšre fois Ă lâadolescence.
1
1963, Waswanipi. Lâhydravion, un Beaver, sâest arrachĂ© de la surface de lâeau avec une facilitĂ© Ă©tonnante pour un appareil Ă lâair si pataud et si peu aĂ©rodynamique. Ce nâest pas tant mon premier vol en avion, Ă dix-huit ans, qui mâimpressionne que le fait dâĂȘtre enfin une sorte dâoiseau. Je dĂ©couvre dâen haut la forĂȘt borĂ©ale que jâai souvent arpentĂ©e. Et cette taĂŻga tellement dense que les branches se touchent et bouchent la vue, si ardue Ă traverser avec ses tourbiĂšres, ses ruisseaux, ses plaines de muskeg, ses barrages de castors qui obligent Ă de longs dĂ©tours, prend depuis les airs lâallure dâun parc accueillant pour le promeneur. On dirait une maquette avec ses arbres miniatures ! Une carte topographique vivante et en trois dimensions.
Le nez collĂ© contre le hublot, insensible aux vibrations de la carlingue et aux grondements assourdissants du moteur, je me sens emportĂ© vers un nouveau monde. Lorsque jâai soumis ma candidature au bureau du ministĂšre des Terres et ForĂȘts, Ă Amos, pour un emploi dâĂ©tĂ© comme garde-feu, je comptais bien me retrouver dans une tour dâobservation. Il y en a une tous les cinquante milles, juchĂ©e sur une colline non loin dâun lac devant lequel se dresse la maison qui hĂ©berge deux Ă©tudiants en juillet et en aoĂ»t ; il faut grimper chaque matin au sommet de la tour et y passer la journĂ©e Ă surveiller la forĂȘt, Ă scruter les horizons afin de dĂ©tecter toute fumĂ©e suspecte.
Mais le fonctionnaire mâa demandĂ© en anglais si je parlais anglais.
â Jâai beaucoup de vocabulaire et je connais la grammaire, mais ma prononciation laisse Ă dĂ©sirer. Et je lis bien en anglais.
Sur ce, je tire de ma besace un « pocket book », Lesson in Love, la traduction amĂ©ricaine de Pot-Bouille dâĂmile Zola, ce qui semble impressionner mon interlocuteur. Dans ma petite ville, lâunique bibliothĂšque se trouve au sous-sol de la cathĂ©drale et la seule librairie appartient aux trĂšs catholiques clercs de Saint-Viateur : impossible dây trouver Balzac, encore moins Zola, des auteurs Ă lâIndex ! Câest dans un tourniquet chez le marchand de journaux et de revues que jâai dĂ©nichĂ© une Ćuvre du pĂšre du naturalisme, un exemplaire payĂ© trente-cinq sous que jâai encore en ma possession.
Cette idĂ©e de me vanter ainsi ! RĂ©sultat, je ne serai pas affectĂ© Ă une tour dâobservation avec un autre Ă©tudiant, mais Ă un dĂ©pĂŽt de matĂ©riel destinĂ© Ă combattre les feux de forĂȘt. Ma dĂ©ception initiale sâĂ©vanouit lorsque jâapprends que mon poste est situĂ© prĂšs dâun village indien, que nous avons deux guides cris et que le travail consistera Ă patrouiller en canot, en plus dâentretenir le matĂ©riel. Le gros lot, quoi !
Le lac Waswanipi apparaĂźt enfin, immense tache brune au milieu du vert terne dâune mer dâĂ©pinettes noires, dâune longueur de 39,4 kilomĂštres, dâune largeur de 13,4 kilomĂštres et dâune superficie de 184,79 kilomĂštres carrĂ©s. Il a la forme dâun croissant grossier aux pointes orientĂ©es vers lâouest et au ventre gonflĂ© dans la direction opposĂ©e. Ă un bout, la riviĂšre arrive de lâest et repart aussitĂŽt vers le nord ; entre charge et dĂ©charge, un archipel.
Sur lâextrĂ©mitĂ© dĂ©boisĂ©e dâune Ăźle, quelques constructions de bois peintes en blanc aux toits rouges et des alignements irrĂ©guliers de tentes rectangulaires, blanches elles aussi. Le Beaver poursuit sa route, car les installations du ministĂšre se trouvent deux kilomĂštres plus loin, sur une autre Ăźle en plein milieu de la riviĂšre Waswanipi, qui coule vers le lac au GoĂ©land.
AprĂšs avoir dĂ©chargĂ© les deux barils dâessence, les jerrycans de kĂ©rosĂšne et de naphta pour lâĂ©clairage, une batterie dâautomobile ainsi que nos bagages et provisions, lâhydravion repart, nous laissant seuls sur le quai flottant, mon compagnon et moi. Jâavais cru passer lâĂ©tĂ© avec un gars de mon Ăąge, mais je suis jumelĂ© Ă un cinquantenaire, un petit vieux aux yeux de lâadolescent que je suis. (Oh ! cruelle jeunesse ! Un jour, tu trouveras que tu Ă©tais jeune Ă cinquante ansâŠ)
Jâaimerais bien me rendre immĂ©diatement au village indien, mais il faut dâabord procĂ©der Ă notre installation.
â Tu vas voir, tâauras le temps de te tanner des Sauvages, grommelle AndrĂ©, qui se considĂšre comme le patron, privilĂšge de son grand Ăąge. Je les connais : tous pareils, paresseux et voleurs.
Mon Dieu, ça commence bien ! Et moi qui me fais une joie de travailler avec deux Cris. Il y a des Algonquins qui vivent Ă Pikogan, prĂšs dâAmos, mais je nâai jamais eu lâoccasion de les frĂ©quenter. Peut-ĂȘtre que jâai une vision romantique des premiers habitants du pays et que je vais dĂ©chanter, comme lâannonce mon compagnon, on verra bien.
Nous logerons dans une maison peinte en blanc, aux cadres de porte et de fenĂȘtres du mĂȘme vert forĂȘt que la toiture. On entre dans une grande piĂšce qui sert tout Ă la fois de cuisine, de salle Ă manger et de salon ; au fond, Ă droite, une chambre Ă©quipĂ©e de deux lits superposĂ©s et, devant, un recoin, le « bureau » oĂč trĂŽne un Ă©norme appareil radio au boĂźtier en bois ornĂ© de cadrans, de roulettes et de manettes, un modĂšle dernier cri en⊠1930 ! Ce monstre nous servira Ă faire notre rapport quotidien au bureau de Rapide-des-CĂšdres, Ă lancer lâalerte en cas de feu de forĂȘt et Ă commander la nourriture que lâavion nous apportera toutes les deux semaines (quand il ne sera pas en retard).
TĂąche prioritaire fixĂ©e par notre patron Ă Rapide-des-CĂšdres : hisser le drapeau du QuĂ©bec quâil nous a confiĂ© avec Ă©motion. Il sâagit dâaffirmer lâautoritĂ© de la province dans ce territoire que le fĂ©dĂ©ral a toujours administrĂ© comme le sien. Ensuite, installer la batterie et faire fonctionner la petite gĂ©nĂ©ratrice Ă essence afin de la charger. Ici, lâĂ©lectricitĂ© est rĂ©servĂ©e Ă la radio : nous cuisinerons avec le poĂȘle Ă bois, nous nous Ă©clairerons avec des lampes Ă huile et un fanal Coleman. Pas de frigo, bien sĂ»r, ni mĂȘme de glaciĂšre, une simple Ă©tagĂšre entourĂ©e de moustiquaire pour protĂ©ger la nourriture des mouches et des rongeurs. Jâai lâair intelligent avec mes deux steaks, mes douzaines dâĆufs, mon jambon et mes saucisses fumĂ©es ! Plus aguerri, mon « patron » a apportĂ© des briques de lard salĂ© et des conserves. Nous dĂ©cidons de partager mes denrĂ©es pĂ©rissables avant quâelles se gĂątent, ensuite nous nous rabattrons sur le lard salĂ© et la viande en boĂźte : Klik, Kam, Paris PĂątĂ©, corned beef. Quant aux Ćufs, nous en cuirons une partie Ă la coque pour les conserver ensuite dans le vinaigre, ce que je dĂ©teste. Ă la guerre comme Ă la guerre.
Il y a pleine lune cette nuit-lĂ et les chiens de la rĂ©serve indienne hurlent en chĆur, musique sublime qui me semble ĂȘtre celle du pays mĂȘme.
â Chrisse de chiens ! lance AndrĂ© en guise de bonne nuit avant de refermer la moustiquaire qui protĂšge sa couche.
Ăa va ĂȘtre gaiâŠ, me dis-je intĂ©rieurement. Le sommeil vient difficilement, non pas Ă cause des hurlements, qui rappellent ceux des loups, mais de lâexcitation qui mâhabite.
Le premier matin, alors que je roule une cigarette, assis sur une marche du perron, un canot sâamĂšne qui porte deux hommes. Nos guides ! Je les accueille sur le quai en leur tendant la main.
â Jean-Yves Soucy, dis-je avant dâajouter devant leur air perplexe : John.
Celui qui Ă©tait au moteur me serre la main.
â Johnny⊠William Saganash. Him, Tommy Gull. He donât speak English.
Je lui trouve une certaine ressemblance avec mon grand-pÚre Soucy, qui prétendait avoir du sang malécite ; quant à Tommy, il me rappelle le visage rieur de mon oncle Albert Tremblay. Pour le dépaysement ethnique, on repassera ! Tommy pointe son index vers moi et demande :
â Ochimaow ?
â Are you the boss ? traduit William.
â No. The bossâŠ
Jâindique du pouce la bĂ©cosse Ă cĂŽtĂ© de lâentrepĂŽt et mime quelquâun dâaccroupi qui force pour dĂ©fĂ©quer. Je constate alors que le fou rire nâa pas de race.
â Misiou, sâexclame Tommy.
â He makes shit.
Je fais rĂ©pĂ©ter lâexpression plusieurs fois Ă un Tommy amusĂ© qui corrige ma prononciation. Chier, le premier mot cri que jâapprends et transcris ensuite dans le petit calepin Ă couverture noire que je conserve dans la poche de ma chemise de laine. La premiĂšre entrĂ©e dans mon lexique cri ! Je sens quâune connivence vient de sâĂ©tablir entre nous et, comme notre « bos...