II
Ainsi parlait McLuhan…
Je vis deux merveilles dans le palais du roi; un puits assez peu profond, d’où l’on pouvait entendre tout ce qui se disait dans le monde; et un miroir au-dessus, où l’on voyait tout ce qui s’y passait. J’y ai vu mes amis et mes connaissances, mais je ne sais s’ils me voyaient. Si quelqu’un ne veut pas me croire, quand il sera allé, il me croira 1.
En ce début des années 1970, la télévision était encore dans son adolescence. La première émission canadienne avait été diffusée le 6 septembre 1952: Radio-Canada émettait alors quelques heures par jour seulement, en «bilingue» (et ainsi pendant deux ans). Les animateurs vedettes étaient la cérémonieuse Judith Jasmin, le jovial Henri Bergeron, le tapageur Michel Normandin… La télévision privée n’avait que dix ans.
La télévision était surtout un sujet de débats acrimonieux. C’était la nouvelle merveille du monde, la «fenêtre ouverte» sur l’univers, la culture pour tous, le théâtre, le ballet et les concerts à la maison, l’outil d’éducation «à distance». C’était aussi la cause de tous les maux nouveaux: le dévergondage moral, la passivité des masses, le raz-de-marée de l’inculture, même les dommages aux yeux et la fortune des marchands de lunettes… Débats impensables aujourd’hui; c’est que nous sommes plongés dans l’univers télévisuel, comme le poisson dans l’eau. «Et seul le poisson ignore qu’il est dans l’eau» (un des aphorismes préférés de McLuhan).
Marshall McLuhan avait fait de la télévision le symbole principal de la cassure entre l’ère de Gutenberg, ère de l’écriture et du livre imprimé, et l’âge électronique du village global, l’ère de Marconi. On faisait la queue à sa porte pour lui demander d’expliquer les conséquences de cette cassure et les effets cachés du nouvel outil. Il avait comparé ce dernier au joueur de flûte de Hamelin, allusion à un conte célèbre des frères Grimm où un baladin débarrasse un village d’une invasion de rats en les entraînant à se noyer à la rivière au son de son pipeau magique. Devant le refus des villageois de lui payer la somme promise, il entraîne cette fois vers la mort tous les enfants du village…
La télévision est un voyage, un voyage intérieur, un trip, une drogue psychédélique. Points et sons sortent de l’écran de la télévision, exactement au contraire du cinéma. Au cinéma, la lumière est projetée sur l’écran; à la télévision, elle provient de l’écran; la lumière est projetée sur vous. L’écran, c’est vous. Ce n’est pas le contenu qui compte, car la télévision nous montre le temps de la nostalgie.
C’était précisément le cas ici. Pendant cinquante ans, en pleine explosion de modernité, en pleine Révolution tranquille, Radio-Canada nous a montré un Québec rural disparu: Un homme et son péché, Le Survenant, Cap aux Sorciers, Le Temps d’une paix et autres pères Gédéon. Une «petite séduction» et des «maisons d’autrefois» pour angoissés du changement.
Les enfants qu’évoquait McLuhan étaient, bien sûr, un «nous» métaphorique. Pour McLuhan, nous étions tous des dropouts, étudiants, profs, hommes d’affaires, employés, politiciens surtout… D’ailleurs, lors de cette rencontre de 1973, le pays entier semblait avoir décroché. Les grèves se multipliaient dans les services publics. Les gouvernements ne s’étaient pas relevés de la crise d’octobre, deux ans plus tôt…
Qu’ils soient politiciens, éducateurs, hommes d’Église, ils ont tous le sentiment que c’est fini. Il ne s’agit pas de loisirs. Ces gens veulent surtout une nouvelle sorte de statut: un rôle. Quand vous vous mettez en grève, vous lancez un défi à la communauté. C’est exactement ce que font les enfants, les adolescents, quand ils quittent la maison: ils lancent un défi à la communauté. Et pourquoi? Ils ne le savent pas. Ils ne savent pas ce qu’ils font, mais ils sentent qu’ils doivent le faire. De la même façon, le gréviste veut faire les manchettes. Il veut avoir de l’importance; en grève, il devient important. L’adolescent qui reste à la maison n’est pas important; quand il quitte la maison, il devient très important.
Le décrochage est une forme de violence. En décrochant, en se mettant en grève, les gens exercent une forme de violence. Le décrochage est aussi une façon de reprendre contact. Et ça arrive aujourd’hui sur une grande échelle. Les gens veulent muer, abandonner leur vieille peau; peu leur importe d’être une étoile de cinéma ou n’importe quelle sorte de vedette. Ils veulent être importants.
Bon, d’accord, mais… On ne pouvait s’empêcher de demander à McLuhan quel rapport il pouvait y avoir entre ce ras-le-bol généralisé et la télévision. Grèves, violence, décrochage n’étaient-ils pas un phénomène de génération, un relent de mai 68? Ne se seraient-ils pas produits même sans l’existence de la télé?
Le rapport, on ne le voyait pas, on ne pouvait pas le voir encore. Mais ce que la télévision disait à tout le monde, subliminalement, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste, un Dr Christian Barnard, un Churchill, un Karajan, de savoir écrire, de savoir faire quelque chose. En fait, tous ces spécialistes passaient très mal au petit écran. À la télévision, n’importe qui peut être quelqu’un, cela… saute aux yeux! On ne les voyait pas venir, mais déjà se profilaient les Star Academy, Avis de recherche, Loft Story, Petite Séduction. La télévision est un média sans perspective, média de l’immédiat et donc du passager, média du sentiment où une émotion chasse la précédente, un média de comportements. Elle n’aime guère les produits tout faits et préfère ceux qui se font devant nous: accidents, inondations, manifestations, fêtes, parlotes. On réunit des têtes «expressives», des cabotins dont le rôle est de donner l’impression que rien de ce que l’on regarde n’est mis en scène, que tout est spontané, que «tout le monde le fait», et surtout que n’importe qui pourrait le faire. D’où cette manie de parler ensemble dans un chahut incompréhensible. C’est la «téléréalité». La réalité est à la télé, d’où il découle que la réalité est la télé. La télévision allait devenir un immense «je» collectif, le «je» télévisé. Un public de «fans» d’un média aime ce média peu importe ce qu’il présente. On a aimé le professeur Guillemin. On n’a rien retenu sinon qu’il était très cultivé. De qui parlait-il? De Victor Hugo, de Zola, de Rimbaud… Qu’en disait-il? Postulat, donc, pour revenir à nos moutons décrocheurs: décrochage général. Admettons, mais par quel phénomène le passage d’une culture de l’écrit et du visuel à une culture électronique provoque-t-il ce décrochage?
Quand vous contournez les structures d’organisation, quand vous outrepassez les canaux habituels d’accès, les rites, les cérémonies, vous niez, vous jetez au rebut l’ensemble de l’organisation. En pratique, toutes les administrations sont devenues désuètes. Toutes se sont écroulées de l’intérieur, à cause de la vitesse des communications. Alors, en politique ou en affaires, l’information électrique rend véritablement votre métier désuet. À très haute vitesse, les emplois disparaissent ou prennent de nouvelles formes absolument inattendues. Être consultant est devenu une forme nouvelle de travail. L’homme qui pose les questions est aujourd’hui plus important que l’homme qui connaît les réponses.
Les administrateurs qui décrochent, les dignitaires ecclésiastiques sont des dropouts. À l’âge de l’électricité, leurs emplois ont disparu. Ils sont devenus incapables de jouer leur rôle. Un dropout n’est pas un homme qui décide d’abandonner son travail, c’est un homme qui découvre que son job n’existe plus. Regardez ce qui est arrivé à Howard Hughes 2. Regardez les jeunes qui luttent contre l’establishement, les hippies, les protestataires. Il se veulent autonomes. Ils abandonnent le vieil ordre bureaucratique.
Quand vous passez du xixe siècle — de la quincaillerie de l’industrie mécanique du xixe siècle — au monde des circuits électriques, il y a un tel changement des situations, des motivations, des perspectives, des relations au travail, des relations avec les autres, qu’aucun des vieux jobs ne tient plus, que rien ne tient plus. C’est cela, le décrochage. Et ça arrive aujourd’hui sur une grande échelle. Vous me dites que ce décrochage apparaît comme un besoin de loisir. Et que c’est donc positif. En un sens, oui: Joseph Pepper a écrit un livre intitulé Loisir, où il utilise le mot pour décrire une forme plus haute de travail, un travail spirituel, intellectuel.
En somme, chacun veut un travail relié à sa personnalité plutôt qu’un emploi de série au bureau ou à l’usine; un travail unique, qui n’appartient qu’à lui seul. Son travail, c’est son image, sa signature…
Ce que les grévistes essaient de découvrir, c’est leur identité. Le gréviste devient un héros tragique.
Éducation: l’impossible réforme
Pourquoi y a-t-il tant de dropouts dont le quotient intellectuel est très élevé? Parce qu’ils s’ennuient! Les enfants quittent l’école, physiquement ou psychologiquement, non pas parce que c’est difficile, mais parce qu’ils s’y ennuient. Ils se demandent: pourquoi aller à l’école et arrêter mon éducation? Car, dans le village global instantané, ils apprennent autant hors de l’école qu’à l’école. On oriente l’école pour les préparer au marché du travail, dit-on, et cela, à une époque où le travail change constamment. Le système scolaire veut fabriquer des outils spécialisés. On prétend donner aux jeunes un «coffre à outils». Mais le coffre à outils suit la boîte à lunch dans l’obsolescence. Il faudra changer de méthodes et de paradigme: faire de l’éducation et de l’information «en soi», et non pas pour quelque chose.
En effet, moins de dix ans après la création du ministère de l’Éducation et la construction d’écoles secondaires dites «polyvalentes» dans les cinquante-cinq principales villes du Québec, le problème n’était plus d’amener pour la première fois des centaines de milliers de jeunes à l’école, mais de les y garder. On parlait d’abandon scolaire, on parle aujourd’hui de décrochage; en quarante ans, la situation n’a pas changé d’un iota…
Les enfants culturellement défavorisés ne sont plus seulement ceux des zones de pauvreté, mais tous les enfants de la télévision! La télé a créé un milieu totalement différent, un milieu à faible orientation visuelle et à participation intense qui rend très pénible et difficile l’adaptation à l’enseignement traditionnel. L’enfant arrive à l’école avec des milliers d’heures de télévision, de musique. Sa perception est déjà orientée, elle est tactile plutôt que visuelle. Ces enfants préfabriqués réclament la participation. [N.d.A. C’est l’époque de la création de la Compagnie des Jeunes Canadiens, du Peace Corps de Kennedy, de Katimavik, de Jeunesse Canada Monde — 1971.]
L’école veut préparer les enfants à un monde qui n’existe plus.
On parle d’orthographe, une affaire purement visuelle, à des enfants qui voient les communications orales devenir dominantes; de grammaire, alors qu’ils maîtrisent depuis longtemps celle du langage parlé. Pensez seulement à la grande différence entre la façon dont un enfant apprend sa langue maternelle, une chose très difficile, très complexe, et la façon dont on cherche à lui apprendre d’autres langues, ou d’autres choses bien plus simples. On leur impose le silence. On les fait travailler par répétition plutôt que par participation. Travailler pour une étoile dorée ou des notes n’offre pas plus de participation que la page blanche sur laquelle on écrit ne participé à l’oeuvre.
Ils cherchent leur identité, et on veut les fabriquer tous pareils. Ils fuient par ennui, mais aussi pour se protéger et protéger leur identité, leur équilibre sensoriel.
Tous les systèmes scolaires sont en état de crise permanente. Toutes les réformes de l’éduc...