chapitre 1
Le kairos ou la compréhension du moment
opportun pour appliquer un remède
S’attacher au kairos n’est ni facile ni évident, tant les dimensions de ce concept semblent multiples et, à première vue, éloignées de la réalité de l’étude de problématiques contemporaines. Toutefois, le potentiel heuristique de ce concept dominant en Grèce antique pour lire le temps est grand.
C’est L’Iliade d’Homère qui comporterait les premières occurrences non pas du kairos en tant que tel, mais d’un adjectif qui en est dérivé. Ces manifestations du kairos n’impliquent pas encore une dimension temporelle, mais elles indiquent déjà une des spécificités de cette notion qui fait référence à un « point névralgique », à un « endroit particulier ». Dans les travaux homériques, il représente essentiellement un endroit vulnérable, une partie vitale du corps qui, si elle est touchée par l’ennemi, a de fortes chances de mener la victime au trépas. Progressivement, la notion de kairos se transforme et passe « du sens local de “lieu critique” […] au sens temporel de “moment critique”, qui triomphe au ive siècle », comme le précise Monique Trédé. L’apparition de cette dimension temporelle coïncide avec le moment où les dieux perdent en importance et où l’homme décide qu’il n’est pas impuissant face au courroux divin. L’être humain sent que rien n’est joué d’avance et qu’il a prise sur la gestion des événements et des crises.
L’art médical qui se raffine et s’approfondit au cours de l’Antiquité, avec un désir d’exactitude de plus en plus grand en fait de diagnostics, de pronostics et de thérapeutique, contribue grandement à modifier la définition de la notion de kairos et à renforcer sa dimension temporelle. La Collection hippocratique, qui contient une myriade de traités de médecine de l’Antiquité, compte plusieurs occurrences du kairos. Une citation tirée du premier Précepte s’avère particulièrement intéressante pour comprendre l’usage de la notion dans l’art médical de cette période : « Dans le temps est l’occasion et dans l’occasion un temps bref. La guérison se fait avec le temps, parfois aussi avec l’occasion. » Pour que la guérison advienne, il faut du temps, certes, mais aussi une connaissance approfondie de la symptomatologie du patient afin que le thérapeute puisse savoir à quel moment administrer le remède. Le kairos constitue cet instant clé où, si la panacée est donnée, le rétablissement du malade a les meilleures chances de s’effectuer. Il constitue ce « temps bref » de l’occasion où le règlement de la crise du corps devient possible. Il concerne non seulement la thérapeutique, mais aussi le pronostic. Comme le rappelle Monique Trédé, « il doit être défini en rapport avec le type de maladie, l’examen de la constitution du malade, et de ses habitudes ».
Afin de (re)connaître cet espace temporel limité où le traitement a toutes les chances d’être efficace, il faut sans contredit un maître de l’art médical. Comme l’explique Monique Trédé : « Qu’ils soient empruntés aux traités déontologiques ou aux grands traités médicaux, généralement rattachés à l’école de Cos, tous ces textes confirment que la saisie du kairos, condition nécessaire à l’acte thérapeutique efficace, caractérise le praticien expérimenté, le médecin maître de sa technè […]. » Agir trop tôt ou trop tard ou mal doser le remède pourrait causer des dommages et empêcher la guérison.
L’étude de la notion de kairos dans l’art médical grec permet de mieux comprendre les variables qui conditionnent le moment opportun : une connaissance approfondie du terrain (du patient) afin d’être à même de poser le bon pronostic, la présence d’un maître de sa discipline, d’un expert, afin de bien comprendre les nuances dudit terrain, et un instinct développé pour déterminer le moment critique où il faut administrer le remède.
Saisir le kairos, c’est amorcer la gestion efficace d’une crise. D’où l’intérêt de rattacher cette notion à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, où le patient est incarné par le pays. Qu’est-ce que cette commission sinon une enquête poussée du terrain des relations entre les francophones et les anglophones par des maîtres de leur technè – les commissaires et aussi les experts de la recherche – afin d’endiguer la « crise canadienne » décrite dans le Rapport préliminaire paru en 1965 pour guérir le Canada ? Il faut retenir que ce profond travail d’enquête et d’investigation est toujours à recommencer : « De même qu’il n’est pas de “dose” universellement efficace pour l’administration du remède, il n’est pas “d’opportunité” pour la prescription ; il n’y a pas de remède absolu. » C’est peut-être là une faille importante qui fait de la gestion de crise, comme de la guérison d’un malade, une entreprise aussi complexe que hasardeuse puisque de nouvelles données s’ajoutent constamment. Un terrain que l’on croyait bien connaître peut, en cours d’étude, apparaître sous un jour nouveau.
C’est exactement ce qui se produit avec le Canada des années 1960. Au départ, les données sur de multiples sujets relevant de l’histoire, de la sociologie, de la démographie du Canada et du Québec sont imparfaites. Les commissaires arrivent aux premières rencontres avec leur bagage, leur savoir et leurs représentations du Canada, leur pays natal ou d’adoption. Au fil des contacts avec des experts de la recherche et avec des cit...