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Naître dans un monde en mutation
Les parents d’Idola Saint-Jean, Élisabeth Emma Guyon dite Lemoyne et Edmond Napoléon Saint-Jean, se marient le 31 juillet 1878 dans la paroisse Notre-Dame de Montréal. Edmond Napoléon, âgé de seulement vingt ans, est encore étudiant en droit à l’Université McGill. Emma Lemoyne a vingt-cinq ans. Le jeune couple habite rue Saint-Denis, et c’est probablement dans cet appartement qu’un peu moins d’un an plus tard naît Idola.
La petite fille naît au printemps, le 19 mai 1879, et le baptême a lieu dans la paroisse Notre-Dame de Montréal dès le lendemain, d’après la coutume de l’époque, car la mortalité est très élevée chez les nouveaux-nés. Comment ses parents auraient-ils pu imaginer que cette petite fille d’un jour aurait une vie si radicalement différente de celle de sa mère ? Qu’elle ne serait ni épouse, ni mère, ni religieuse, destin des filles à cette époque ? Qu’elle ferait du théâtre ? Qu’elle serait féministe et suffragiste, mots qu’ils n’avaient jamais entendus ? Qu’elle jouerait un rôle unique et déterminant dans l’évolution du Québec du xxe siècle ?
Sa mère, Emma, qui commence ses relevailles et l’allaitement de son premier bébé, se contente d’espérer que cette enfant vivra, car la mortalité infantile est telle à Montréal qu’un nourrisson sur trois ne survit pas au-delà de l’âge d’un an. Idola vivra, mais elle n’aura ni frères ni sœurs. On lui donne les prénoms de Marie Yvonne Rose Idola. Sa marraine est sa grand-mère paternelle, Rose-de-Lima Chef Vadeboncœur, et son parrain est Alexis Robert, qui a épousé sa grand-mère en secondes noces. On la prénomme Idola, nom peu banal, rare même à cette époque et donné autant aux garçons qu’aux filles. Ce choix renvoie à un courant de prénoms à consonance exotique s’inspirant de la mythologie grecque, comme Thaïs ou Athénaïs. Le poète Émile Nelligan dira que ce prénom suggère à la fois idéal et idole . Cependant, le prêtre qui a été le directeur de conscience d’Idola à Paris, en 1905, trouvait que cette Canadienne avait un nom païen et suggérait à la blague de la rebaptiser.
Montréal compte 140 000 habitants à la naissance d’Idola. Ville majoritairement anglaise en 1861, elle s’est francisée avec le jeu des annexions des cités et des villages avoisinants et l’arrivée de milliers de Canadiens français qui quittent leurs fermes pour travailler en usine. Les catholiques de la province vivent dans un monde où l’Église a établi son contrôle sur les secteurs de la santé, des services sociaux et de l’éducation.
Des mouvements sociaux émergent, qu’il s’agisse du mouvement ouvrier, de la syndicalisation des travailleurs, de la réforme urbaine ou du féminisme. L’univers politique est lui aussi en pleine transformation : le Bas-Canada, c’est-à-dire le Québec d’aujourd’hui, est devenu l’une des provinces du nouveau dominion du Canada en 1867. Les institutions démocratiques s’implantent et le droit de vote, initialement réservé aux élites possédantes, s’élargit à d’autres catégories de voteurs. Les parlements, tant à Québec qu’à Ottawa, sont dominés par des conservateurs. Mais les libéraux, descendants des « rouges » anti-impérialistes et issus de la grande tradition du libéralisme du xixe siècle, s’organisent pour accéder au pouvoir. Ce sera chose faite quelques années plus tard.
Certains signes annoncent des changements dans l’ordre traditionnel de la vie des femmes. En 1844, à Montréal, presque une femme sur dix est une domestique, mais ce pourcentage baisse, et on observe que les travailleuses sont de plus en plus nombreuses à prendre la route des usines, des bureaux ou des magasins et à aspirer à une vie professionnelle. Des femmes de milieux nantis réclament pour leurs filles l’accès à une éducation supérieure et à des professions. À Montréal toujours, l’Université McGill décerne en 1888, pour la première fois, des baccalauréats à des femmes. À Toronto, la Dre Emily Howard Stowe, la première femme médecin au Canada, fonde, en 1876, un club littéraire qui est en fait une organisation vouée au suffrage féminin. Elle organise, cinq ans plus tard, une députation au Parlement ontarien en vue d’obtenir le droit de vote pour les femmes.
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Des familles bien établies
Les ancêtres d’Idola Saint-Jean, tant du côté maternel que du côté paternel, sont établis depuis plusieurs générations dans l’île de Montréal. La jeune Idola ne connaîtra pas son grand-père paternel, Alfred Serre Saint-Jean, décédé avant sa naissance. La famille semble plutôt à l’aise financièrement, comme en font foi les nombreuses propriétés et les lots de dimensions modestes ou moyennes enregistrés au nom de la grand-mère, Rose-de-Lima.
La sœur aînée du père d’Idola porte le même prénom que sa mère, Rose-de-Li...